L'OBSERVATOIRE DE L'EUROPE
Forum d'analyse et d'opinions pour un débat libre sur la construction européenne
Vendredi 10 Juin 2005

Le débat sur l'avenir de l'Euro n'est plus tabou

par Christophe Beaudouin



61% des Français disent regretter le Franc, selon un sondage Ifop/Valeurs actuelles. En Allemagne, en Italie, au Pays-Bas, la question n'est plus taboue depuis le non franco-néerlandais. "Le seul pays où le débat est encore bloqué, c'est la France" constate Philippe de Villiers dans un entretien à Valeurs Actuelles ; "pour le débloquer, je propose l'unique solution démocratique qui vaille : un référendum, à la rentrée, sur le maintien de l'euro.» «Tout le monde peut aujourd'hui constater que si le passage à l'euro fut une réussite technique, son bilan économique, politique, humain, est sans appel» ajoute-t-il, après avoir précisé, lors de l'émission "100 minutes pour comprendre", que "l'euro n'a tenu aucune de ses promesses" - notamment en termes d'emploi, de pouvoir d'achat et de compétition avec le dollar - et qu'aujourd'hui il entend s'employer à "faire respecter le non".

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Treize ans après la ratification à l'arrachée du traité de Maastricht, les classes moyennes et populaires ont repris le pouvoir le 29 mai. Souffrant particulièrement de la triple érosion de leur niveau de vie, de l'identité nationale et de la souveraineté, ce sont elles qui ont sanctionné ce système européen (on ose plus parler de "modèle") franchement douteux, que le projet constitutionnel venait parachever.

L'euro étant certainement le plus parfait symbole de cette triple érosion qui a conduit aux deux premiers "non" français et néerlandais, il est sain et légitime que s'ouvre aujourd'hui un débat sur l'avenir de la monnaie unique.


1) Le lit de Procuste européen

Avec une économie allemande menacée de récession, même si la France tire moins mal son épingle du jeu, la zone euro est depuis longtemps un "îlot de stagnation dans un océan de croissance et d'emplois" comme l'explique l'économiste Nicolas Baverez. La planète dans son ensemble connaît en effet une phase d'expansion économique inégalée depuis 1976 avec une croissance moyenne de 5%. Si l'Europe est à la traîne de l'économie mondiale, ce sont les pays non membres de l'Union européenne, Islande, Norvège et Suisse qui échappent à cette sinistrose. Mieux encore, au sein de l'Union européenne, ce sont les pays qui ont conservé leurs monnaies nationales que s'en tirent encore le mieux. Grande-Bretagne, Danemark et Suède se situant en matière de croissance et d'emploi largement au dessus de la moyenne européenne. Or, la zone euro, de son côté, atteint à peine 1,8%. Il faut donc accepter de rouvrir en France aussi ce débat sur l'avenir de l'euro, sans tabou et sans dogmatisme.

Dans la mythologie grecque, Procuste (en grec ancien "Prokroustês", littéralement « qui martèle pour allonger ») était un brigand dont la spécialité était de capturer les voyageurs et les torturer en les allongeant sur un lit de fer, où ils devaient tenir exactement ; s'ils étaient trop grands, il coupait les membres qui dépassaient ; s'ils étaient trop petits, ils les étiraient jusqu'à ce qu'ils atteignent la taille requise, d'où son surnom. Procuste fut tué par Thésée, qui lui fit subir le même sort. Pour l'Europe, la leçon est claire : une monnaie unique pour des peuples différents impose un "lit de Procuste" et un sous-optimum collectif pour des économies aux besoins différents.

Une monnaie, c'est un peuple et une nation et il ne peut pas exister de monnaie sans peuple, sans État et sans nation. Nous sommes donc dans cette situation avec l'euro qui impose jusqu'à la fin des temps que les Français doivent accepter la même discipline salariale que les Allemands ou les Finlandais, la même couverture sociale que les Grecs ou les Italiens, les mêmes taux d'imposition sur les sociétés que les Luxembourgeois, la même inflation que les Autrichiens etc.


2) Le double "non" ouvre le débat sur l'avenir de l'Euro

Le malaise européen pouvant enfin s'exprimer librement, c'est dans deux pays ayant fait ratifié la Constitution par ses élites dirigeantes (le Parlement) - l'Allemagne et l'Italie - qu'ont surgit au plus haut niveau, les critiques sur l’impact de l’adoption de la monnaie unique et où un démantèlement de l'euro est sérieusement évoqué.

Alors que l'Italie est menacée d’une procédure pour déficit excessif par la Commission de Bruxelles, le ministre italien aux Affaires sociales, Roberto Maroni, s'est déclaré favorable à une double circulation de l’euro et de la lire, et celui des Réformes, Roberto Calderoni, imaginait la création d’une nouvelle monnaie nationale italienne liée au dollar.

En Allemagne, le démantèlement de l'euro est loin d'être un tabou. Le magazine Stern du 2 juin 2005 y consacre tout un dossier, avec à la une un aigle allemand s'étouffant avec une pièce d'un euro: "Avons-nous avalé l'euro de travers ?", avant de répondre sans ambages : "L'euro nous démolit."

- Il révèle le contenu d'une réunion informelle à Berlin avec le président de la Bundesbank Axel Weber, le ministre des finances Hans Eichel et des économistes. L'un des participants, l'économiste de Morgan Stanley, Joachim Fels, selon qui les divergences économiques dans la zone euro pourraient "conduire d'ici un certain nombre d'années à un démantèlement de l'euro".

- Le ministre de l’Economie, Wolfang Clement, a lui-même rendu l’euro responsable de la stagnation économique dans son pays, en déclarant que l’Allemagne « sacrifie une part non négligeable de sa croissance sur l’autel de l’union monétaire », en raison du niveau des taux d’intérêts imposés par la Banque centrale européenne.

- Une note interne au ministère des finances allemand intitulée "Zone euro : préoccupations croissantes au sujet des différences qui s'accentuent en matière d'inflation et de croissance" estime que "le fossé menace de se creuser encore et il y a donc un risque accru d'une crise d'ajustement."

- Une autre note estime que l'Allemagne a perdu avec le deutschemark l'avantage concurrentiel d'avoir les taux d'intérêt les plus bas en Europe, au profit de pays comme la Grèce, l'Irlande, le Portugal ou l'Espagne. En permettant à ses voisins d'obtenir le même loyer de l'argent qu'elle, l'Allemagne aurait perdu 1,4 point de croissance en 2004.

- Selon un sondage Forsa, 56 % des Allemands souhaitent le retour du mark, 48 % estiment que l'euro a contribué à la mauvaise situation économique en Allemagne et 90 % qu'il a conduit à une augmentation durable des prix.

- Stern évoque enfin un argumentaire juridique selon lequel une sortie de l'euro serait possible, par un accord, au cas où les fondements de l'UEM ne seraient plus respectés. Cet argumentaire est tiré d'un document élaboré par les services du Bundestag à la demande du député eurosceptique Peter Gauweiler (CSU).


3) L'Euro n'est pas né d'une rationalité économique

Dans une tribune publiée par Le Monde du 14 janvier 2004, deux experts économiques (M.M Gribe et Jacque) s'interrogent "Les jours de l'euro sont-ils comptés ?", démontrant pourquoi la monnaie unique n'a pas enrayé le malaise économique européen et s'interrogeant sur sa responsabilité dans les difficultés économiques actuelles de la zone euro.

Ils rappellent les performances comparées de la zone euro et de la zone non-euro : ici une "croissance anémiée, la hausse rampante du chômage - alors même que le déficit budgétaire des deux principales économies de la zone dépasse le plafond de 3 % du PIB fixé par le pacte de stabilité" ; là-bas (Royaume-Uni, Suède et Danemark), des "taux de chômage notablement plus faibles, des taux de croissance plus élevés et des déficits budgétaires très limités (quand ils ne connaissent pas un excédent budgétaire)".

Le lancement de l'euro en 1999 "reposait sur une décision politique, et non sur la théorie économique de la zone monétaire optimale (ZMO)."

- Une ZMO est un groupe de pays ou de régions dont les économies sont fortement imbriquées, à la fois au plan des échanges de biens et de services et au niveau de la mobilité des facteurs de production. Les Etats-Unis - qui sont une nation - sont l'exemple de réussite d'une ZMO.

- Or, l'Union Européenne n'est pas une ZMO :

> Les échanges en son sein représentent environ 15 % du PIB de la zone, ce qui est très faible comparé aux Etats-Unis.
> La mobilité du travail en Europe est très limitée par rapport aux Etats-Unis. Elle est d'ailleurs faible même à l'intérieur des Etats.
> Si l'UE était une ZMO, "l'économie du pays traversant des difficultés s'ajusterait via : 1) la mobilité de sa main-d'œuvre avec le reste de la zone, 2) la flexibilité des salaires et des prix et/ou 3) un transfert budgétaire depuis Bruxelles." Aucune de ces 3 conditions n'a jamais été remplie.

- L'euro a créé une politique monétaire unique gérée par la Banque centrale européenne, privant chaque pays des deux outils de la politique économique :
> la politique monétaire indépendante ;
> la flexibilité des taux de change
> le troisième outil, la politique budgétaire, est quant à lui contraint par le pacte de stabilité.

- Du fait des différences entre les pays de l'UE, la diminution de l'autonomie de leurs politiques économiques peut être dramatique si un de ces pays subit un choc particulier qui n'affecte pas le reste de la zone euro.


Pour les deux experts, "la combinaison d'une politique monétaire centralisée et d'une politique budgétaire décentralisée aboutit à des différentiels d'inflation entre les pays de l'UE qui conduisent à des disparités du pouvoir d'achat de l'euro dans les Etats membres".

Dans le cadre d'un système de change "national", cet effet serait aisément corrigé via la politique monétaire et une appréciation ou une dépréciation "compétitive" de la monnaie. Or, "la monnaie unique paralyse l'outil des taux de change tout en annulant l'indépendance de la politique monétaire".

Du fait de cette incapacité à apporter une réponse flexible à l'inflation, le pouvoir d'achat de l'euro dans plusieurs pays s'érode par rapport à la moyenne de la zone et par rapport à l'Allemagne.

Ils rappellent "la triste odyssée du peso argentin", lié par une parité fixe avec le dollar durant les années 1990, créait de fait une union monétaire avec les Etats-Unis. "En agissant ainsi, l'Argentine abdiquait l'indépendance de sa politique monétaire au profit des Etats-Unis et abandonnait sa politique de change, sans obtenir en compensation des transferts budgétaires et sans pouvoir faire jouer la mobilité du travail. Le peso devint nettement surévalué (d'environ 30 % en termes de parité de pouvoir d'achat par rapport au dollar), alors que l'économie argentine ralentit, entraînant un chômage de masse et finalement l'effondrement de la parité peso/dollar et la plongée du taux de change."

En cas de récession (et l'Allemagne n'en est pas loin), accompagnée d'un taux de chômage structurel de 11 % à 13 %, la pression sur les pays de la zone euro serait insoutenable. Les dirigeants ne pourront alors "résister à la tentation d'un retour indépendant au taux de change flottant"

Alors que l'élargissement en bloc de l'UE à dix nouveaux pays d'Europe de l'Est "ne fera qu'affaiblir davantage un attelage déjà bien branlant", ils concluent que "si traumatisant que cela soit de restaurer certaines monnaies nationales - pas nécessairement toutes -, certains pays, notamment les plus petits, pourraient décider d'abandonner l'euro."

On rappelle que dans la pratique, un retour en arrière sur l’euro suppose juridiquement un accord politique constatant que les fondements de la union monétaire posés par le Traité sur l’Union économique et monétaire n'ont pas été respectés.


4) Il n'y jamais eu d'avenir pour les monnaies plurinationales

Les nouveaux Etats indépendants issus de la dislocation de l’Union soviétique n’ont pas hésité à abandonner le rouble, qui était pourtant bel et bien la «monnaie unique» de la nouvelle Communauté des États Indépendants, pour adopter leur propre monnaie nationale, comme instrument de leur indépendance et symbole de leur dignité retrouvée d'une part, outil essentiel de politique économique nationale d'autre part.

Le même phénomène impérieux joua en son temps lors de la dislocation du Pakistan, l’ancienne partie orientale devenant indépendante en 1971 sous le nom de Bangladesh et adoptant une nouvelle monnaie, le taka.

De même qu’il a joué lors de la division de la Tchécoslovaquie, avec l’apparition de la couronne tchèque et de la koruna slovaque. Raison invoquée à l'époque : Les Tchèques "en avaient assez de payer pour les Slovaques"...

Ce fut le même scénario lors de l’éclatement de la fédération yougoslave.


5) Les pistes envisagées pour réformer l'euro

Au cours de la campagne référendaire, les Députés Français du Groupe Indépendance et Démocratie - Philippe de Villiers, Paul-Marie Coûteaux et Patrick Louis - ont lancé 15 propositions pour renégocier. L'une d'elle porte évidemment sur la réforme de l'euro et n'exclut aucune hypothèse.

Ils constatent qu'aujourd’hui l’euro est devenu une variable d’ajustement des fluctuations monétaires internationales puisque, à l’inverse des banques centrales américaine et asiatique, la BCE, paralysée par les différences entre les économies de la zone, a renoncé à toute gestion active de la monnaie.

L’euro étant là, il faut essayer de faire en sorte que les Français en souffrent le moins possible, et qu’enfin ils en récupèrent au contraire quelques avantages. Ils proposent d’assouplir le pacte de stabilité, en augmentant la marge de manoeuvre budgétaire des Etats, pour qu’ils puissent adapter leur politique à leur situation économique interne. Chaque Etat doit pouvoir s’organiser, avec seulement une coordination souple au niveau européen.

Pour rendre le système plus lisible pour les citoyens, ils proposent d'abord que soit maintenu aussi longtemps qu’il le faudra, dans les magasins, le double affichage euros/francs, d’imprimer sur les billets en euros leur contre-valeur en francs et de rendre publics les comptes-rendus des réunions des gouverneurs et du Conseil des ministres des finances de la zone euro (“Eurogroupe”).

Le Conseil des ministres européen doit exercer toutes ses responsabilités face à la Banque centrale, et lui fixer, à côté de l’objectif de maîtrise des prix, un objectif de croissance et de lutte contre le chômage, sous l’oeil vigilant du contrôle des parlements nationaux (ce qui suppose évidemment une réforme institutionnelle).

Pour favoriser l’association précoce des nouveaux membres, il faut leur ouvrir la possibilité d’introduire un “euro-monnaie commune”, circulant parallèlement à leur monnaie nationale.

Enfin, ils jugent qu'il ne faut pas exclure que ce système intermédiaire prévu pour les nouveaux membres puisse devenir une issue de compromis acceptable pour tous en cas de crise grave : certains membres actuels, ou tous, s’ils ne pouvaient tenir la parité fixe, pourraient passer au système dual “euro-monnaie commune”/monnaie nationale, hypothèse que le non franco-néerlandais a sorti du tabou.



Références :

"Avons-nous avalé l'euro de travers", Dossier publié par Die Stern, 2 janvier 2005

"Les jours de l'Euro sont-ils comptés ?", par Anthony Gribe, banquier d'affaires (Natexis Finance) et Laurent Jacque, professeur de finance internationale à la Fletcher School of Law & Diplomacy (Boston) et au groupe HEC), Le Monde, 14 janvier 2004

"Projet pour l'Europe", par Georges Berthu, (MPF) mai 2004

"Après le non, 15 points pour renégocier", délégation française du groupe Ind/Dem, mai 2005
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