L'OBSERVATOIRE DE L'EUROPE
Forum d'analyse et d'opinions pour un débat libre sur la construction européenne
Vendredi 13 Septembre 2013

"Le monde musulman respecte des partenaires qui sont pleinement conscients de ce qu'ils sont, de leur identité, de leur croyance" rappelle le Dr Annie Laurent



"Nos compromissions, nos renoncements, notre manque de courage, de dignité, le non-respect des valeurs au nom desquelles nous prétendons agir et combattre, ça ne va plus du tout. Nous ne sommes plus des pays dignes de respect de la part du monde musulman, et vous savez combien le monde musulman respecte des partenaires qui sont pleinement conscients de ce qu'ils sont, de leur identité, de leur croyance éventuellement, tout ça, ça compte énormément..." Le Dr Annie Laurent, écrivain, journaliste et chercheur spécialiste du Moyen Orient était auditionnée le 10 septembre au Parlement européen à Strasbourg, à l'invitation du groupe Europe des Libertés et des Démocraties (ELD, dont le député français est Philippe de Villiers).

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Moyen-Orient : "Nous sommes collectivement coupables d'une amnésie fautive"

AUDITION DU DR ANNIE LAURENT PAR LE GROUPE EFD AU PARLEMENT EUROPÉEN - 10 SEPTEMBRE 2013

"Je ne prétends pas apporter des solutions à cette crise terrible que connaît la Syrie depuis près de 3 ans, mais je voudrais essayer de vous aider à comprendre, si je peux, si c'est possible aussi. Pourquoi il y a cette crise? Quels sont les éléments fondamentaux? C'est à partir de là que je crois qu'on peut réfléchir à bon escient et éventuellement prendre des dispositions ou des décisions, selon les cas, qui soient adéquates.
 
Personnellement, j'ai été frappée que dès le début de la crise syrienne, donc qui a commencé le 15 mars 2011, les Occidentaux, aussi bien les dirigeants que les intellectuels, les élites, si vous voulez, ont fait une lecture manichéenne du conflit. Et on a dit: "la solution c'est le départ de Bachar" tout de suite. Bachar el-Assad, le président. En fait, on a plaqué sur la crise syrienne une analyse qui correspondait à ce qu'il c'était passé peu de temps avant en Tunisie et en Egypte. En Tunisie et Egypte, dans les deux pays, les chefs d'Etats avaient été déchus très très vite après le début des évènements, des contestations. Or en Syrie, ça n'était pas possible. C'est là où on a fait une erreur majeure. Aujourd'hui, je vais tout de suite à la fin, aujourd'hui, nous payons le prix de cette erreur de départ donc c'est dès le début que l'on a mal évalué la situation. Voilà, donc c'est une lecture manichéenne, comme on l'a dit tout à l'heure. Les bons d'un côté, les méchants de l'autre.
 
J'ai là une déclaration récente de l'ancien premier ministre français, François Fillon, qui était premier ministre lors du début de la crise syrienne et qui s’est donc  engagé dans cette analyse manichéenne. Il est allé au Liban il n'y a pas longtemps et voilà ce qu'il a déclaré après trois jours passés là-bas, où il a rencontré beaucoup de monde, de tous les courants politiques. Alors la première chose qu'il a comprise à la suite de ces entretiens avec les Libanais, c'est, je le cite : "L'Europe a une vision trop simpliste de la situation régionale du Proche-Orient, par exemple, au sujet de la Syrie, il y a les bons et les méchants, et les Français ont rapidement établi une comparaison avec la situation en Tunisie et en Egypte, et la chute rapide des dictatures dans ces deux pays." La suite est importante: "Cette comparaison a dicté la politique du gouvernement français à l'égard de la Syrie, pourtant je constate que la situation y est différente." Il était malheureusement trop tard.
 
Je qualifie notre attitude d'amnésie fautive. Pourquoi je dis ça " amnésie fautive ", j'insiste? Parce que l'Europe connaît parfaitement le Proche-Orient, et en particulier la Syrie, surtout la France. La Syrie actuelle c'est le fruit de la politique française, comme le Liban d'ailleurs. Donc notre erreur de fond, au départ, est tout à fait inexcusable. J'ai sous les yeux une longue conférence que j'ai donnée aux officiers de Saint-Cyr Coetquidan l'année dernière. Je vais reprendre un peu l'essentiel de ce que je leur ai dit. Contrairement à la Tunisie et à l'Egypte, la Syrie n'a pas une tradition de nation unie. Je ne dis pas que les Syriens n'ont pas le sentiment national, ce n'est pas ça, mais c'est une nation composite, il n'y a pas un tronc commun entre tous les citoyens de ce pays. Elle est composite sur le plan ethnique, vous le savez, je n'entre pas dans les détails, et sur le plan religieux bien entendu.
 
En fait, pour bien comprendre les évènements de Syrie, il faut se rappeler qu'on est passé, que l’on passe plutôt, de revanche en revanche, ou de vengeance en vengeance. Aujourd'hui, depuis 1970, le régime syrien est entre les mains de la minorité alaouite. Les alaouites sont une dissidence du chiisme, qui est apparu en Mésopotamie au IXème siècle. C'est une dissidence considérée comme hérétique par l'Islam sunnite qui domine toute la région et qui la domine depuis très longtemps. Du coup, les alaouites ont été persécutés pendant 1000 ans, c'est impressionnant! Ils ont été les parias de tous les régimes sunnites qui se sont succédé dans la région. Et c'est d'ailleurs pour fuir les massacres et les violences qu’ils se sont réfugiés dans ce qu'on appelle aujourd'hui le fief alaouite c'est-à-dire la région montagneuse au Nord, entre le Liban et la Turquie, au bord de la Méditerranée. Une région qui peut être un lieu de protection efficace.
 
Alors qu'est-ce qui distingue les alaouites des sunnites, je n'ai pas le temps de m'étendre mais pour bien vous faire comprendre pourquoi l'Islam déteste les alaouites, c'est que les alaouites n'adorent pas le Dieu un et seulement un. Ils ont dans leur croyance la vénération d'une sorte de triade, ce que dans le Coran on appelle l'associationnisme. La triade elle est étrange, c'est Ali qui était le gendre et le cousin de Mahomet qui au sommet de la triade et puis deux autres personnalités Mahomet qui vient en second lieu pour les alaouites et puis Salman qui était un compagnon perse de Mahomet. Alors vous voyez, déjà ça c'est un chef d'accusation extrêmement important. La croyance alaouite est tellement considérée comme illégitime, hérétique, abominable qu'au XIVème siècle - on a bien ressorti ça ces derniers temps -, un théoricien sunnite de Damas, un certain Ibn Tamiyya, qui est d'ailleurs un des inspirateurs de l'idéologie des Frères musulmans, vous savez, a publié une fatwa, un décret religieux, portant sur les alaouites une sévère condamnation d'hérésie. Il les qualifiait d'adeptes d'une religion maudite et il disait : "Les alaouites sont des sectateurs du sens caché, plus infidèles que les juifs et les chrétiens, plus infidèles que bien des idolâtres." Et il ajoutait: "Contre eux, la guerre sainte est agréable à Dieu." Cette fatwa n'a jamais été abolie par les différents pouvoirs politico-religieux du monde sunnite.
 
Leur situation a été particulièrement précaire pendant les quatre derniers siècles de l’Empire ottoman. Ils étaient donc cantonnés dans ces montagnes et privés de tout, de toute infrastructure, de toute éducation, et là, c'est très important je crois de le signaler, c'est la France qui a sorti les alaouites de leurs conditions de parias et de marginaux. La France a eu un mandat sur le Liban et la Syrie, vous le savez, de 1922 à 1946 pour la Syrie. Au début la France a divisé le territoire syrien pour s'appuyer sur les minorités. Je n'entre pas dans les détails, mais il y avait la rivalité anglaise, avec le grand projet de nation arabe. Donc la France s'est appuyée sur les minorités présentes en Syrie, en découpant ce territoire en quatre entités, dont le territoire des alaouites, et nous avons consacré un très gros budget au développement de la région. On a ouvert des routes, des ateliers, on a ouvert des écoles bien sûr. Il y a même eu des alaouites qui sont devenus chrétiens grâce aux écoles tenues par les jésuites. Voilà, les alaouites étaient alors persuadés que le mandat déboucherait sur leur indépendance, et ils ont beaucoup milité pour cela en écrivant des mémoires, des lettres au gouvernement français ou bien au commissaire français à Beyrouth, disant que leur rattachement à la Syrie serait une catastrophe pour eux à cause de la haine du monde sunnite envers eux. Bon finalement, la France n'a pas suivi ces demandes.
 
En 1936, le haut-commissaire Damien de Martel a rattaché les alaouites à la Syrie telle qu'elle est aujourd'hui. Alors qu'est-ce qu'il restait comme possibilité aux alaouites pour sauvegarder leur identité? Eh bien, pour échapper à la tutelle sunnite, il fallait s'emparer du pouvoir. Alors ils ont mis à profit les faveurs que la France leur avait octroyées sous le mandat : elle leur avait facilité l'entrée dans l'école militaire de HOMS qui était gratuite. Ils se sont donc beaucoup mobilisés au sein de l'armée, puis ils ont noyauté le parti Baas, un parti nationaliste arabe dont l'idéologie était sensée transcender les clivages confessionnels, c'était au nom de l'arabisme. Et c'est un chrétien de Damas qui a fondé ce parti Baas, mot qui veut dire « Résurgence ». Et voilà donc comment les alaouites ont noyauté à la fois l'armée et le parti Baas. Et après bien des épisodes, c'est en 1970 que Hafez el-Assad, le père de Bachar, s'est emparé du pouvoir par un coup d'état. Bon je suis allée plusieurs fois en Syrie, on voyait partout, dans toutes les régions, des grands panneaux: "Assad pour l'éternité", ça m'avait frappée.
 
Pour compléter le tableau, il faut souligner que la Syrie d'aujourd'hui se trouve, ou plutôt se retrouve au centre de la grande discorde qui divise le monde musulman. Cette grande discorde qui oppose le monde musulman sunnite au monde musulman chiite, et qui remonte aux origines, donc à la succession de Mahomet. Les chiites sont très minoritaires. Pendant des siècles, ils ont été eux aussi marginalisés ou persécutés, sauf en Iran qui s'est donné l'Islam chiite comme religion d'Etat au XVIème siècle, mais aussi par opposition au monde arabe. Les Perses n'aiment pas les Arabes, et les Turcs non plus d'ailleurs. Voilà, alors cette discorde, comme on l'appelle dans les livres d'histoire, elle a été atténuée pendant des siècles puisque c'est le monde sunnite qui dominait le Proche-Orient. Mais tout s'est réveillé en 1979 avec la révolution iranienne de Khomeyni. Il a redonné aux chiites une fierté. On a assisté au réveil chiite, avec encore une fois, le désir d'une revanche. C'est pour ça que je disais : on passe de revanche en revanche.
 
Assad a alors profité de cette nouvelle conjoncture régionale, il a obtenu une fatwa disant que les alaouites étaient des chiites, en fait ils ne le sont pas. Et puis il a mit en place toute une stratégie pour légitimer son pouvoir qui n'est pas légitime aux yeux de la majorité de la population sunnite de Syrie, et du monde arabe environnant bien sûr. Alors, il s'est fait passé pour un chiite, il a accompli beaucoup de gestes pour cela, et puis il a noué une alliance stratégique avec Khomeyni. Alors que lui est de tendance plutôt laïcisante tandis que Khomeyni a mis en place une dictature religieuse bien sûr. Cette alliance était très importante sur le plan stratégique.
 
Sur le plan extérieur encore, Hafez el-Assad, le père donc, a fait une politique qui se voulait conforme aux idéaux du monde sunnite. Il a pris la tête de la défense  de la cause palestinienne, il a même d'ailleurs installé à Damas le Hamas, mouvement islamiste sunnite. Il a soutenu la guérilla anti-israélienne, non pas à partir du Golan, mais à partir du Liban-Sud, surtout à partir de 1982, avec la création du parti Hezbollah, d'origine iranienne, et c'est le Hezbollah qui faisait donc la guérilla contre les Israéliens.
 
Et puis alors bien sûr, la grande cause d'Hafez el-Assad a été le Liban. Les musulmans sunnites n'aiment pas le modèle libanais qui contredit complètement leur doctrine en matière d'organisation de l'Etat et de la société puisque dans ce pays, quelle que soit l'appartenance confessionnelle des citoyens, tout le monde participe aux affaires publiques et est traité à égalité devant la loi. Donc en voulant s'emparer du Liban et en imposant sa tutelle à ce pays, avec parfois la complicité des grandes puissances bien sûr, eh bien Assad voulait plaire au monde sunnite. Et puis, pour finir, il a aussi aménagé le réduit "alaouite" en vue de la perspective d'un éventuel éclatement de la Syrie, plutôt d'une éventuelle perte du pouvoir à Damas, afin de pouvoir organiser un Etat séparé dans ce cas-là. Vous voyez, c'est cet héritage-là que Bachar a reçu lorsqu'il a succédé à son père en 2000. Donc c'est vrai que Bachar, au début, a eu des velléités d'ouverture, il est très occidentalisé, sa femme aussi, et il y a eu de vraies réformes mais je pense qu'il a été repris par le système si vous voulez, et voilà. Et puis, finalement tout ça s'est terminé dans cette situation catastrophique que l'on voit aujourd'hui.
 
Je ne veux pas trop parler du Liban, on n'a pas le temps. En tout cas, il était évident que tôt ou tard, les sunnites syriens et ceux de la région voudraient prendre une revanche. Personnellement, à chacun de mes voyages en Syrie, j'observais le développement de l'islamisation des mœurs, vraiment. Cela fait 30 ans que je connais le pays, et à chaque fois, je voyais des progrès, notamment le voile intégral, le refus de servir de l'alcool dans les bars, etc., enfin dans certains bars.
 
Donc les Frères musulmans qui étaient hors-la-loi s'étaient réfugiés à l'étranger mais ils attendaient des circonstances propices, et ces circonstances elles sont arrivées avec le début des révoltes arabes. Pour le monde sunnite, c'était l'occasion rêvée d'en finir avec ce régime alaouite, donc hérétique et illégitime. Alors après, très vite la guerre en Syrie s'est confessionnalisée. Au tout début, elle ne l'était pas, mais très vite elle s'est confessionnalisée, et là, je mets l'accent sur notre faute à nous, Européens. En disant tout de suite que la solution passe par le départ de Bachar el-Assad, on a contribué à cette confessionnalisation. Au fond, on a donné un feu vert au monde sunnite: "Vous pouvez y aller, de toute façon nous sommes à vos côtés." Je veux juste citer là une chose terrible pour montrer cette dimension confessionnelle du problème. En Arabie Saoudite, peu de temps après le début de la crise, lors de l'appelle du muezzin à la prière, 5 fois par jour, l'appel était assorti d'une demande à Dieu d'envoyer un combattant pour tuer Bachar, le traître à l'Islam: " Que Dieu nous envoie un moudjahid capable de tuer Bachar qui trahit l'Islam." Nous savions tout ça, mais bon.
 
C'était trop rapide, je le sais bien, mais j'ai mis là quelques pistes de réflexions, on pourra ensuite en discuter tous ensemble si vous voulez.
 
Personnellement, ne croyez pas que j'ai la moindre complaisance envers le régime de Bachar el-Assad, c'est évident. J'explique, ça ne veut pas dire que je justifie bien sûr. Il faut aider à comprendre. Il y a de la perversité dans ce régime. Contrairement à une idée trop répandue en Occident, croyez-moi, beaucoup de chrétiens de Syrie n'aiment pas ce régime. Ils le supportent malgré eux bien sûr. Je n'ai, par ailleurs, aucune illusion sur les intentions et le projet de la rébellion. D'ailleurs, on est passé d'une opposition à une rébellion, c'est intéressant à souligner. Est-ce que cette rébellion, à laquelle participent aujourd'hui des quantités de combattants étrangers, y compris français, belges etc., représente vraiment la Syrie profonde? Est-ce que cette rébellion veut une solution négociée qui respecterait toutes les composantes de la société syrienne? Alors permettez-moi d'en douter. D'autre part, pourquoi l'Occident s'ingénie à diaboliser le monde chiite et à lui préférer le monde sunnite ? Est-ce que le monde sunnite est plus vertueux, plus démocratique que le monde chiite? Nos alliés sont des dictatures religieuses, alors on veut imposer la démocratie en Syrie, et on soutient des dictatures ailleurs. Il y a une incohérence et plein d'ambiguïtés dans nos attitudes en Europe.
 
Autre réflexion: je me demande si le droit d'ingérence est légitime, comme on veut le pratiquer maintenant, quand on a pris des positions hasardeuses et dangereuses dès le début de la crise. Alors vous me direz, mais qu'est-ce qu'il fallait faire?
 
Bon alors, quelques idées. D'abord, je reviens à ce que je disais au début: il ne fallait pas porter de jugement précipité, irréfléchi, fondé sur l'émotion et l'idéalisation de la révolution. Nous les Français, on est bien enclins à ça. Il fallait éviter d'appliquer aux réalités du Proche-Orient nos propres critères en matière d'organisation de l'Etat et de la société. Le Proche-Orient fonctionne sous le mode confessionnel, que ça nous plaise ou pas, c'est ainsi, donc il faut en tenir compte. Je crois qu'au tout début, il était possible d'exiger du régime Assad des réformes libérales, en échange d'une protection internationale des minorités présentes en Syrie et on ne l'a pas fait. Je crois qu'il fallait aussi demander à nos alliés sunnites l'abrogation solennelle de la fatwa d'Ibn Tamiyya. Cela dit, c'est vrai que même si une telle abrogation solennelle avait eu lieu, comme il n'y a pas magistère authentique dans l'Islam, elle ne pouvait s’imposer, mais enfin, on pouvait quand même essayer.
 
Je crois aussi, que nous, surtout les Français, nous pouvions organiser des négociations secrètes entre Assad et ses opposants, ceux de l'intérieur j’entends, plutôt que de soutenir des opposants de l'étranger, exilés depuis des dizaines d'années, inconnus et sans audience en Syrie. Tout de suite, nous, enfin je parle de la France, nous avons fermé notre ambassade, ce qui nous a privés de tout pouvoir d'action dans ce pays. En outre, pourquoi est-ce que l'Europe a reconnu la Coalition nationale Syrienne pour l'opposition et les forces révolutionnaires - c'est son nom - fondée à Doha au Qatar en 2012? Cette coalition, d'emblée, s'est engagée à ne procéder à aucun dialogue avec le régime Assad, certains opposants au régime aussi ont refusé d'en faire partie. C'est le moment où Lakhdar Brahimi, l'envoyé spécial de l'ONU  pour la Syrie, protestait contre l'attitude française, européenne. Il disait: "Il faut absolument tout faire pour favoriser un dialogue".
 
D'autre part, je voudrais aussi rappeler, ça c'est encore pour la France que je parle, nous avons en France un vieux principe capétien de la diplomatie, c'est que nous reconnaissons des Etats et non pas des régimes. Enfin, je me demande, si nous ne sommes pas à l'aube d'un éclatement des pays du Proche-Orient - on parle de balkanisation – en états confessionnels ou ethniques, pour les Kurdes par exemple, et je pense que ça a commencé avec Chypre en 1974 lors de la division de l'île en deux, puis il y a eu le Liban en 1975, cette guerre qui a des origines étrangères - on dit souvent « guerre civile », mais les causes sont étrangères, même si, ensuite, il y a malheureusement eu des combats entre Libanais. Mais voyez aujourd'hui, le Liban est un pays éclaté en cantons confessionnels, c'est ainsi. Et l'Irak, depuis 2003, est un pays éclaté aussi, qui n'a plus vraiment d'existence unitaire. Alors on pense que ça pourrait être dans l'intérêt d'Israël.
 
Lorsque je préparais ma thèse de doctorat, j'ai fait beaucoup de recherches dans les archives du Quai d'Orsay, et j'avais découvert un document émanant d'un mouvement sioniste. Au début du XXème siècle, lorsqu'on préparait la création d'un Etat d'Israël, ce document disait que l'Etat juif ne serait légitime que s'il était entouré d'Etats confessionnels, et si possible, aussi en guerre les uns envers les autres pour assurer la sécurité d'Israël. Vous voyez, le Liban c'est le contre-modèle par rapport à Israël, alors ne croyez pas que je veux jeter les juifs à la mer en disant ça, bien sûr. N'empêche que l'action d'Israël au Liban a eu aussi pour but de désintégrer ce pays. Et puis, ce projet de balkanisation est ressorti en 1982, lors de l'invasion israélienne du Liban, des ministres israéliens l'ont rappelé. Alors c'est vrai que les Israéliens ont pendant longtemps préféré un régime alaouite à Damas plutôt qu'un régime sunnite, c'est évident. Mais aujourd'hui, les circonstances régionales, la nouvelle donne, pourrait être utilisée par eux pour précipiter, à leur manière, avec l'appui américain peut-être, l'éclatement de la région. Enfin, je regrette profondément que l'on cherche toujours à exclure la Russie et l'Iran des négociations pour résoudre la crise syrienne. C'est tout à fait inacceptable. Ce sont de très grands acteurs, et il n'y a objectivement aucune raison de les exclure. Alors j'avais préparé quelques réflexions concernant la protection des chrétiens, mais on pourra en reparler peut-être des chrétiens d'Orient, parce que j'ai quelques idées aussi sur la question. Je suis en train de préparer un document là-dessus. Mais il me semble que j'ai beaucoup parlé."
 
Nigel Farage, député : Pensez-vous que la démocratie parlementaire telle que nous l’entendons – on sait qu’en France vous avez le même débat à ce sujet – pourrait concrètement fonctionner dans ces pays ? »
 
A.L : « En réalité, le système syrien est organisé autour de la séparation des pouvoirs. La Syrie a hérité d'un système mis en place par le mandat français, donc avec un gouvernement, un parlement, voilà. Bien sûr avec les limites qu'implique le système de dictature qui est celui de la Syrie. Non je ne dis pas que c'est impossible à plus ou moins long terme. Mais, personnellement, je crois que le moment n'est pas venu pour l'instauration de démocraties laïques dans le monde arabe. Parce qu'au fond, c'est ça, nos systèmes sont des démocraties laïques. Il y a, vous le savez très bien, un réveil extraordinaire de l'Islam partout dans le monde arabe, et même bien au-delà, en Asie centrale, en Afrique, dans le monde entier où il y a des musulmans. Or du point de vue islamique, l'Etat ne peut être que confessionnel.
 
Il me revient en tête une phrase que la tradition musulmane attribue à Mahomet. Il aurait dit à ses compagnons: "L'Islam domine et ne peut être dominé." Donc dans un tel État, si on applique cette règle, eh bien seuls les citoyens ou les nationaux musulmans ont tous les droits attachés à leur nationalité. Les autres, ça dépend lesquels. Il y a les juifs et les chrétiens qui sont considérés, qui sont décrits comme « gens du Livre » dans le Coran et qui bénéficient de ce que les musulmans appellent une « protection », mais là il y aurait beaucoup à dire. C'est la fameuse dhimmitude. La dhimmitude permet aux juifs et aux chrétiens citoyens de pays gouvernés par l'Islam de rester sur place, de conserver leur religion, mais c'est une citoyenneté amputée. En aucun cas les juifs et les chrétiens ne peuvent être considérés comme les égaux des « vrais croyants » que sont les musulmans selon la tradition. La dhimmitude, vous savez, c'est un système épouvantablement humiliant qui a été appliqué pendant très très longtemps, pendant des siècles. Et même si maintenant de jure l'empire Ottoman a supprimé la dhimmitude sous la pression des nations européennes, à la fin du XIXème siècle, eh bien elle est encore appliquée de facto dans certains pays comme l'Egypte par exemple.
 
Et donc, vous voyez, je crois qu'avec ce réveil du monde musulman, on est loin de pouvoir espérer des démocraties laïques. C'est ce que je voulais dire au début, quand je disais que nous avons une propension à appliquer au monde musulman, parce qu'il y a la Turquie aussi, et l'Iran, nos propres critères de fonctionnement. Il faut laisser le temps au temps. Je crois aussi - j'insiste beaucoup là-dessus - que l'Occident, en particulier l'Europe, ont une responsabilité à cet égard. Parce que, vous voyez, les musulmans, qu'est-ce qu'ils voient? Ils voient une Europe qui vit sous le règne de la laïcité, mais en réalité c'est du laïcisme, c'est une idéologie finalement. Je me fais la porte-parole de ce qu'ils nous disent. Dieu a été chassé de l'espace public, des lois considérées comme immorales, contraires à la loi naturelle sont votées. Comment voulez-vous que le monde musulman ait envie d'imiter le modèle européen? Ce n'est pas possible. Nous avons perdu beaucoup de crédibilité morale et politique auprès des musulmans. Et puis le fait que nous n'ayons pas encore résolu, en termes de justice et d'équité, la question israélo-palestinienne. Cela accroît le ressentiment des populations du Proche-Orient, d'ailleurs des chrétiens aussi. Et voilà, encore une fois, tout ce qui vient d'Occident, vous savez, on parle du grand Satan, des petits Satan, est mauvais. C'est très profondément ancré dans les mentalités musulmanes. Ce que je vous dis là, ce ne sont pas des fantasmes. Les chrétiens peuvent jouer un rôle très important dans l'avènement d'un pluralisme égalitaire, mais encore faut-il que l'Europe, dans ses relations bilatérales avec les pays concernés, exige, impose même, la réciprocité, impose le concept de citoyenneté.
 
J'ai été experte au Synode pour le Moyen-Orient, convoqué par le Pape Benoît XVI au Vatican, il y a 3 ans, et nous avons beaucoup parlé de ça. C'était un des sujets principaux. Dans l'exhortation apostolique que Benoît XVI a apportée au Liban l'année dernière, un document que j'ai beaucoup étudié - j'étais d'ailleurs au Liban à ce moment-là - eh bien le Pape a rétabli la justice, enfin la justesse plutôt, concernant la vraie définition de la laïcité. Il parle d'unité-distinction en ce qui concerne les rapports entre les pouvoirs temporel et spirituel. Vous voyez, et c'est très important, donc voilà, je mets là l'accent sur notre responsabilité".
 
Magdi Allam, député : Merci à Mme le Professeur Annie Laurent. Hier j'ai lu des déclarations attribuées à l'ancien Ministre des affaires étrangères français Dominique de Villepin, dans lesquelles il dit en substance : « prenons acte du fait qu’en Syrie se sont créés des cantons alawites, chrétiens, sunnites, et considérons cette réalité comme une réalité à respecter dans l'immédiat pour sauvegarder un statu quo, une trêve ».
Si l’on considère l'ensemble du résultat du soi-disant « printemps arabe » en Lybie, vous avez cité auparavant l'Irak, le Liban, bref, on voit bien qu'il y a une stratégie qui est en train de désagréger les États nationaux, en les décomposant en entités ethnico-confessionnelles.
Vous avez souvent mentionné Israël. Mais qui y a-t-il derrière cette stratégie? D'un côté les milices des Frères musulmans, des salafistes, Al Qaïda. De l'autre côté les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne, la Turquie, l'Arabie Saoudite, le Qatar. Toutes ces forces aujourd'hui soutiennent un tel plan, une telle stratégie en Syrie.
En Europe aussi, on voit une situation dans laquelle, l'asservissement au "Dieu Euro" et la dictature technocratique sont en train de décomposer les états nationaux : on a complètement perdu la souveraineté monétaire, on a perdu 80% de la souveraineté législative et finalement la souveraineté nationale.  
Je me demande si c'est par hasard que tout cela arrive sur les deux rives de la Méditerranée, ou s’il y a une stratégie et des marionnettistes qui agissent de l'un et l'autre côté de la Méditerranée. Derrière les États Unis et Obama on voit bien - et le Pape l'a dénoncé aussi samedi dernier - les lobbys des armes, du pétrole, de la finance spéculative, des multinationales qui ont intérêt à détruire les États afin de pouvoir les reconstruire.
Voici ce qui nous interroge. Est-ce par hasard que tout cela arrive, avec un petit groupe de fanatiques qui font irruption soudainement en Syrie et commencent à tuer, ou y-a-t-il un plan précis destiné, tant sur l’autre rive de la Méditerranée qu’en Europe, à promouvoir une stratégie de désagrégation des États et des nations. Si cela se passait dans un contexte ou en réalité la personne demeure la priorité absolue et où l’on veut sauvegarder le droit inaliénable de chacun à la vie, à la dignité et à la liberté, je comprendrais peut-être tout cela. Mais ce que l'on voit, c’est une négation pure et simple de ces droits et des ferments de destruction de notre humanité.    


             
A.L : Concernant ce que vous avez dit au tout début de votre question, la division du Proche-Orient en Etats confessionnels, il n'y a jamais eu d'Etat chrétien au Proche-Orient. Il y a eu un Etat des alaouites, un Etat des druzes, bien sûr des Etats sunnites, mais jamais d'Etats chrétiens. Par exemple en Syrie, les chrétiens ont toujours été éparpillés sur tout le territoire, c'était pareil en Irak et les Libanais chrétiens, vous le savez sans doute, ont refusé un Etat qui serait confessionnellement chrétien. D'où la création du Grand-Liban auquel on a ajouté au petit Liban d'avant des régions à majorité musulmane, soit sunnite, soit chiite. Donc il n'y a jamais eu d'Etat chrétien. Et avant de poursuivre, ça m'amène aussi à faire part d'une réflexion : souvent, nos dirigeants en Europe disent: il faut protéger les minorités opprimées au Proche-Orient. Ils pensent en général aux chrétiens. Alors, si c'est par compassion, je suis bien entendu d'accord, mais je crois qu'il faudrait commencer par faire un examen lucide de la réalité que vivent les chrétiens. Pourquoi les chrétiens sont-ils minoritaires aujourd'hui? Pourquoi au VIIème siècle, quand l'Islam est arrivé, tout le Proche-Orient était chrétien, plus quelques groupes juifs qui subsistaient, et sont-ils si peu nombreux aujourd’hui ? C'est, je crois, à cause de la dhimmitude.
 
Donc premièrement, pourquoi les chrétiens sont devenus minoritaires et ont aujourd'hui besoin d'être protégés? Ensuite, si on veut protéger les chrétiens en les enfermant dans des Etats à part, comme on cherche à le faire en Irak aujourd'hui en les cantonnant dans le Nord ou dans le Kurdistan, eh bien c'est la ruine du christianisme en Orient, c'est la négation totale de la mission chrétienne, enfin je parle de confession, excusez-moi mais c'est ce que ressentent les chrétiens d'Orient. Ils ont une mission à effectuer auprès de leurs compatriotes. Etre chrétien ça n'est pas être chrétien seulement pour soit, mais c'est être chrétien pour tous. Et d'ailleurs, au passage, observez bien qu'aussi bien en Egypte qu'en Syrie actuellement, les chrétiens sont dans la générosité totale. Ils ne prennent pas les armes, ils ne font qu'aider leurs compatriotes quelle que soit leur appartenance confessionnelle. Et c'est bien pour ça qu'il faut maintenir des chrétiens partout, de manière à faire évoluer les mentalités jusque - pourquoi pas un jour ? - à l'adoption d'une laïcité, d'une vraie laïcité comme le suggérait le Pape Benoît XVI.
 
Maintenant, est-ce qu'il y a une stratégie? Là, j'aurai du mal à donner une réponse motivée ou justifiée parce que je ne sais pas. Ce que je peux observer, il est certain que ce réveil du monde musulman est largement dû aux défaites, et aux humiliations subies dans le conflit israélo-palestinien. La grande date pour ça, c'est 1967, la guerre de six jours où le monde arabe a perdu la face vis-à-vis d'Israël ; alors, les idéologues musulmans, notamment les Frères musulmans, ont fait croire aux peuples dans lesquels ils agissent, que la solution c'était l'Islam, qu'avec le « tout Islam », eh bien ils retrouveraient une dignité et peut-être une puissance. Maintenant c'est vrai qu'il y a des intérêts commerciaux, économiques, financiers, stratégiques. Est-ce que ces intérêts, le mondialisme notamment, est-ce qu'ils passent par la désintégration du monde? Vous avez parlé de l'Europe, là je ne suis pas qualifiée pour répondre à ça, donc je ne vais pas m'aventurer là-dedans."
 
Roger Helmer, député : « Par rapport à la question précédente, je suis d’accord qu’il y a une tendance à la désintégration des États nations, mais je ne crois pas que les sociétés multinationales en soient à l’origine ; leur objectif est seulement de réaliser des bénéfices, rien de plus. Merci à Mme Laurent pour sa très intéressante présentation. J’ai été très frappé par l’emploi du mot « manichéen ». Ce conflit ne peut évidemment pas se résumer à une vision en noir ou blanc, ou de la lutte du bien contre le mal. Et il n’y a pas ici de « good guy » que l’on peut identifier. Donc nous ne devons pas larguer la moindre bombe en Syrie, tant que nous n’avons pas de vue claire sur ce que nous souhaitons ensuite. Un gouvernement dirigé par Al Qaeda  à la place du régime actuel n’est pas acceptable pour les Syriens ni en termes de relation avec l’Ouest. Quel est votre sentiment à vous sur ce point précis ?     
 
A.L : « Bien évidemment, je suis contre le projet d'intervention militaire en Syrie, je vous remercie."
 
Bastiaan Belder, député : Merci pour cette présentation si claire. Il y a aujourd’hui un pays candidat à l’Union européenne, la Turquie, qui formait le cœur de l'empire ottoman. On parle de « nouvel ottomanisme » en Turquie, qui est en train d'influencer toute la région. Je suis d'accord avec vous quand vous dites que des mauvaises décisions ont étés prises sur la façon de réagir en occident devant la guerre en Syrie. La Turquie, qui est membre de l'Otan et pays candidat à l'Union européenne, n'a rien fait pour arrêter les violences en Syrie et, bien au contraire, a permis que beaucoup d'armes de nouvelle génération et même du gaz sarin y entrent. À Maalula, qui était l’un des villages chrétiens de Syrie, des milliers de personnes ont étés décapitées. Il paraît que l'occident veut fermer les yeux sur les responsabilités de la Turquie et simplifier le problème syrien à un nouvel épisode de la guerre entre sunnites et chiites. Qu’en pensez-vous ? 
 
A.L : « Merci beaucoup. Personnellement, dès que les négociations en vue de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne ont été entamées, je me suis située en opposition complète avec ce projet, j'ai même publié un livre, au titre un peu ironique: "L'Europe malade de la Turquie". J'ai inversé la formule diplomatique qu'on utilisait au XIXème siècle, lorsqu'on disait: "L'empire Ottoman, l'homme malade de l'Europe." L'Europe est tellement faible aujourd'hui qu'elle ne sait plus comment s'y prendre, il y a tout ce complexe qui habite nos populations, et surtout nos élites. Si bien qu'on ne veut pas la Turquie, mais on ne sait pas le dire, on a peur de blesser, etc.
 
Pour moi, l'adhésion de la Turquie à l'Union Européenne serait une faute majeure. La Turquie a 3% de son territoire qui est effectivement en Europe, mais ça n'en fait pas pour autant un pays européen. C'est un pays oriental. Je pense que beaucoup d'entre vous, vous y êtes allés, et c'est un grand pays bien sûr, qu'il faut admirer et respecter. Et à quoi assiste-t-on depuis l'arrivée d'Erdoğan au gouvernement? A une sorte de braderie de l'héritage kémaliste. Tout est fait pour en finir avec cet héritage, et vous aurez noté que c'est fait en prenant argument de la démocratie. On a mis à l'écart l'armée, le rôle de l'armée, au nom de la démocratie que l'Union Européenne demandait à la Turquie. Et on a une islamisation progressive de ce pays, et en même temps, les Turcs sentent bien que les Européens ne veulent pas d'eux et donc ils ont commencé, mais vous l'avez dit, du néo-ottomanisme, en s'ingérant, en retrouvant une influence de plus en plus importante dans les pays de leur environnement immédiat, notamment le monde arabe. Et alors les Turcs se sont ralliés à l'ensemble des populations ou des régimes sunnites contre le régime de Bachar el-Assad, c'est la dimension confessionnelle. Elle domine à nouveau vous voyez, en Turquie. Ce que je regrette beaucoup, c'est que l'Europe n'aie pas le courage de dire aux Turcs: nous voulons avoir un partenariat important avec vous, sur le plan culturel, sur le plan économique, c'est tout à fait important pour nous, pour l'avenir même du continent européen, mais il n'est pas possible que vous entriez dans l'Union Européenne.
 
Je reviens à ce que j'ai dit, c'est notre manque de courage qui est en cause. Vous m'avez interrogé sur Maaloula, c'est effectivement un village, enfin plus qu'un village, c'est une petite ville à environ 50 kilomètres au nord de Damas, il y a des musulmans aussi, tout le monde n'est pas chrétien. Il a été attaqué par des djihadistes. Je ne connais pas le détail, enfin le bilan, le triste bilan sans doute des violences qui ont été commises dans ce village, mais ce qu'il faut relever c'est que c'est un lieu hautement symbolique pour les chrétiens de Syrie, à cause de son identité particulière. C'est un des rares lieux, une des rares localités syriennes où les habitants parlent encore l'araméen. Vous voyez donc symboliquement, ça a beaucoup d'importance, on peut penser que ça frappe beaucoup l'esprit de toutes les populations chrétiennes du pays. C'est en cela que c'est donc un acte extrêmement grave.
 
Comme je l'ai dit tout à l'heure je crois, on est dans un monde dominé par l'émotion, où on perd tout sens de la réflexion, de la raison. Cela nous conduit à des attitudes impulsives, sans voir comme on dit "le jour d'après", des éventuelles frappes et tout ça. Mais il est certain que le monde sunnite est notre allié. L'Arabie, Qatar - je serai un peu audacieuse peut-être en disant ça - mais j'ai l'impression que nous sommes otages de ces alliances. Nous avons perdu notre indépendance à cause de l'argent. C'est pourquoi il est très important que, dans nos relations bilatérales avec les pays musulmans, nous n'hésitions pas à rompre tel ou tel contrat, ou à refuser tel ou tel contrat même s'il est très avantageux, pour défendre nos grands principes. Là, c'est un point essentiel, quel que soit le prétexte, on ne devrait jamais transiger sur les grands principes, et en particulier sur l'égalité de tous les ressortissants des pays concernés et sur la liberté de religion, en particulier la liberté de conscience. Vous savez très bien que cette liberté de conscience est absolument impossible dans le monde musulman.
 
Et voyez, pour défendre quand même Bachar, sous son régime, les chrétiens sont libres, ils ont pu construire des églises, même rouvrir des écoles, alors que Hafez el-Assad avait nationalisé l'enseignement. C'est un moindre mal, c'est sûr, ça n'est pas l'idéal, encore une fois. Mais nous, nous sommes en train de brader tout ce que nous avons comme grands principes, et en plus, au nom des droits de l'Homme. Alors ça vraiment! C'est le comble. Le droit-de-l'hommisme, je me suis battue sur cette question à Rome il y a 3 ans - je vous l’ai raconté. Il vaut mieux, voyez-vous, parler de la dignité de la personne humaine, c'est beaucoup plus fort et beaucoup plus juste. Parce que les droits de l'Homme, c'est devenu une idéologie qui justifie tout et n'importe quoi et les pires aberrations. C'est au nom des droits de l'Homme qu'on va aller faire la guerre en Syrie et qu'on va entraîner le massacre des chrétiens de ce pays, leur disparition? Parce que, vous savez, beaucoup de musulmans, de bonne ou de mauvaise foi, peu importe, considèrent que quand l'Occident se mêle des affaires du Proche-Orient, leurs concitoyens chrétiens sont automatiquement les complices de cet Occident vu comme chrétien encore, chrétien mais chrétien sans Dieu si vous voulez. Donc, pourquoi est-ce que nos élites, nos dirigeants, pourquoi est-ce qu'ils ne pensent pas à tout ça? Pourquoi est-ce qu'ils ne réfléchissent pas à tout ça? Pourquoi est-ce qu'ils ne relisent pas l'histoire? Mais on sait bien qu'aujourd'hui, l'histoire est bâclée à l'école. Là aussi, il faudrait tout revoir.
 
Vous voyez, quand j'ai fait mes premiers pas au Liban - c'était il y a 33 ans, l’Egypte et puis le Liban - j'ai découvert des évènements qui ont été très importants dans l'histoire des relations bilatérales entre la France et le Liban. Notamment l'intervention militaire demandée par Napoléon III en 1860 lorsque les maronites du Mont-Liban, puis à Damas, ont été massacrés par des Druzes avec la complicité anglaise. Donc il y a eu l'expédition européenne dirigée par la France. Je ne sais pas vous, mais moi personnellement, on ne m'avait jamais enseigné cet évènement qui a été très important dans l'histoire de nos relations. J'ai tout découvert en préparant mon doctorat sur le Liban. Il faut vraiment revenir à une connaissance historique, ça nous éviterait, je pense, beaucoup d'erreurs de jugement dans la situation actuelle.
 
Hélas, j'ai bien peur qu'il soit trop tard maintenant et que l’on soit entrés dans un engrenage fatal. Pour tout le monde! Parce que nous le paierons très cher aussi, il ne faut pas se faire d'illusions. Nos compromissions, nos renoncements, notre manque de courage, de dignité, de non-respect des valeurs au nom desquelles nous prétendons agir et combattre, ça ne va plus du tout, tout ça. Nous ne sommes plus des pays dignes de respect de la part du monde musulman, et vous savez combien le monde musulman respecte des partenaires qui sont pleinement conscients de ce qu'ils sont, de leur identité, de leur croyance éventuellement, tout ça, ça compte énormément. Nous sommes actuellement dans un état de très grande faiblesse.
 
Oui, c'est vrai, vous avez parlé du démantèlement de l'Europe, je le vois. Tout à l'heure en vous écoutant, je pensais aussi à l'affaire du Kosovo. C'est une tragédie le Kosovo, et qui nous dit que ça n'est pas un précédent qui va ensuite se reproduire dans nos pays d'Europe. Souvent, quand je pense à ma chère France, je vois Saint-Denis, Marseille où j'habite, Roubaix, Lille… Je n'ai rien contre les musulmans, mais ils créent des enclaves musulmanes, des zones de non-droit même, où la loi française ne s'applique presque plus. Qui nous dit qu'un jour ces communautés seront en nombre compact assez important pour dire: " Au nom de la tolérance, au nom de l'égalité, nous réclamons de vivre sous la loi islamique, sous la charia, alors donnez-nous le droit de le faire." Et alors, est-ce que l'OTAN va bombarder ces régions de France? Peut-être que j'exagère, allez-vous penser, mais on a créé un précédent dangereux avec le Kosovo."
 
Remerciements.

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