par Henri Guaino
Contrairement à la théorie keynésienne de la monnaie qui privilégie l'arbitrage entre les actifs financiers et les liquidités, Friedman explique que la monnaie s'échange contre tous les biens et que, par conséquent, c'est le niveau général des prix qui détermine la valeur de la monnaie. Pour Keynes, les impulsions monétaires transitent par le taux d'intérêt. Pour Friedman, elles transitent principalement par le niveau des prix. Cette vision de la monnaie comme intermédiaire des échanges plutôt que comme un actif soumis à une logique de gestion de portefeuille fait de Friedman l'héritier de la tradition néoclassique et de la théorie quantitative de la monnaie. Contrairement à Keynes, Friedman distingue les variables nominales et les variables réelles. Comme les néoclassiques, il pense qu'au bout du compte, une fois dissipées toutes les illusions monétaires, une augmentation de la quantité de monnaie en circulation fait monter les prix sans affecter les variables réelles. Plus de monnaie, c'est finalement plus d'inflation et pas moins de chômage. On pourrait être tenté de croire qu'il se rallie à la vieille conception de la monnaie comme un voile posé sur l'économie réelle.
Sa pensée est tout autre. En effet, si de sa théorie de la demande de monnaie il déduit bien que l'inflation est un phénomène essentiellement monétaire et que la maîtrise de la hausse continue du niveau général des prix passe obligatoirement par la maîtrise de l'offre de monnaie, il n'en déduit pas pour autant que la monnaie est toujours neutre. Bien au contraire. A court terme, le comportement de demande de monnaie n'est pas stable, ou, pour dire les choses autrement, la vitesse de circulation de la monnaie évolue à court terme de façon difficilement prévisible. C'est la raison pour laquelle il est impossible à ses yeux de piloter avec précision la conjoncture avec la politique monétaire. On pourrait cependant s'attendre à ce que les effets de cette instabilité transitoire de la demande de monnaie soient peu importants et rapidement dissipés. Il n'en est rien. Dans son Histoire monétaire des Etats-Unis, Friedman soutient le contraire. Il montre que l'aggravation de la grande crise au début des années 1930 est due à une erreur de politique monétaire de la Federal Reserve américaine, qui a contracté la masse monétaire au moment où la très forte demande de monnaie aurait, au contraire, exigé que la liquidité des banques soit accrue. Les conséquences furent, on le sait, catastrophiques. On mesure à quel point la notion de court terme en économie est ambiguë. On mesure aussi de quelle ampleur peuvent être les effets réels d'un mauvais pilotage monétaire.
C'est sur cette analyse historique que Friedman appuya son aversion pour les politiques conjoncturelles discrétionnaires, mais aussi pour les banques centrales indépendantes. Il leur préférait une norme de croissance automatique de la masse monétaire au motif que, même si cette règle n'était pas parfaite, « le mieux est l'ennemi du bien ». En tout cas, il est faux de dire que l'indépendance de la BCE est fondée sur la théorie monétariste. Il est tout aussi faux de qualifier de monétariste une politique monétaire qui est conduite comme si la monnaie ne pouvait jamais avoir d'effets réels significatifs. La leçon friedmanienne nous enseigne exactement l'inverse, à savoir que les effets désastreux d'une mauvaise politique monétaire peuvent être sans limite.
Friedman nous a appris à combattre l'inflation par la rigueur monétaire et la déflation par la création de monnaie. Il nous a appris aussi, soit dit en passant, l'importance des anticipations et l'utilité de l'indexation de tous les contrats pour réduire le coût économique et social des politiques anti-inflationnistes ainsi que le lien étroit qui existe entre la politique monétaire et le cours de change. Il nous a appris à méditer les leçons de l'histoire monétaire et à relativiser beaucoup la notion de neutralité de la monnaie. Il nous a appris à nous interroger sans cesse sur notre capacité à régler finement la conjoncture. Il nous a appris à quel point l'indépendance absolue des banques centrales peut avoir un effet pervers. Quel dommage que les apprentis sorciers de la politique monétaire qui ont appris de lui à lutter contre l'inflation ne l'aient pas lu jusqu'au bout ! Ils y auraient appris aussi que, si la monnaie ne peut pas à elle seule durablement créer de la prospérité, elle peut à elle seule en détruire beaucoup et pour longtemps quand elle est mal gérée.
Craignons que les apprentis sorciers ne nous refassent un jour ou l'autre le coup de la Fed au début des années 1930.
HG
Chronique parue dans Les Échos le 28 novembre 2006