L'OBSERVATOIRE DE L'EUROPE
Forum d'analyse et d'opinions pour un débat libre sur la construction européenne
Lundi 18 Mai 2015

L'Europe sous influences : après la démocratie, la lobbycratie ? (1)


Lorsque le pouvoir n'est plus légitimé par le consentement populaire, il perd de vue le Bien commun. Autocentré, il n'a plus d'autre finalité que lui-même et les intérêts particuliers des oligarchies qui savent manier le gouvernail que le Politique, sans contrainte ni violence, a abandonné entre leurs mains. Voilà en effet trente ans que l’on construit politiquement l’impuissance du Politique. Le pouvoir déraciné voit alors ses structures, ses procédures, ses personnels totalement transformés, devenus poreux aux grands intérêts privés, mondialisés comme lui. Capitale mondiale du lobbying devant Washington, Bruxelles compte environ trente mille lobbyistes, soit en moyenne quarante par député européen, et un pour deux fonctionnaires. Tous les secteurs sont concernés : l’économie, la finance, l’informatique, l’énergie, l’industrie chimique, la communication, les transports, les minorités ethniques et linguistiques, les gays lesbiens etc. Les cabinets de lobbying recrutent plus de la moitié de leur personnel parmi les fonctionnaires les plus avertis et compétents pour bénéficier de leur expérience et d’un accès privilégié à leurs anciens collègues.
Pour les clients de ces cabinets, c’est un moyen de monter des opérations de déstabilisation d’industries concurrentes ou de livrer clés en main au législateur de l'Union des réglementations favorables à leur marché, étant rappelé que les institutions de Bruxelles produisent chaque année plus de 1.000 actes législatifs (directives, règlements) et 2.500 actes d’exécution (dont 500 relèvent en fait du législatif). Avec environ 3 milliards de chiffre d’affaires annuel, l’emprise du lobbying sur l'Europe est phénoménal, proportionnel aux abandons de souveraineté.

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I - QUI SONT-ILS ? : LES NOMS ET CHIFFRES-CLES DU LOBBYING

Fin février 2015, quelques 7.900 ONG, multinationales, syndicats, cabinets d'avocats ou "think tanks" étaient officiellement inscrits sur le registre commun des lobbies mis en place par la Commission. Il n'est pas obligatoire mais désormais seuls les lobbies qui y figurent pourront rencontrer les commissaires, les membres de leurs cabinets et les responsables des directions générales. De même, depuis fin 2014, les commissaires et membres des cabinets doivent, de leur côté, rendre publics leurs agendas.
Ce registre ne mentionne pas cependant le prix des prestations, estimées entre 300 et 400 euros l'heure mais facturées le plus souvent au forfait ni les pratiques et moyens mis en oeuvre pour accomplir leurs missions.

1) Les dépenses de lobbying : jusqu'à 3 milliards d'euros par an

Elles dépassent de loin un milliard d’euros par an - et probablement bien plus - des universitaires ont estimé la dépense totale du lobbying à Bruxelles à trois milliards d’euros par an. Les capacités financières de ces lobbies de l’industrie leur permettent de faire pression de façon efficace à chaque étape du processus de décision de l’Europe : ils influencent la réflexion d’ensemble des preneurs de décision les plus importants sur les sujets de société cruciaux. Plusieurs gros lobbies jouent le jeu de la transparence en s'inscrivant sur le registre officiel, tel "Business Europe" qui regroupe les Medef européens ou encore Microsoft, qui dit avoir dépensé 4,5  millions d'euros en lobbying en  2013, Google (près de 1,5  million d'euros) ou Total (2,5  millions d'euros en  2013). Le Conseil européen des industries chimiques, principal lobby européen de la chimie disposait d’un budget annuel de 37,9 millions d’euros pour édulcorer la directive « Reach » sur le contrôle des produits chimiques, adoptée en 2008, après de longues années. Enfin, il y manque toujours la City de Londres, Walmart ou Electrabel.

2) Les deux tiers des lobbies au niveau européen représentent des intérêts commerciaux

Des 15.000 à 30.000 lobbyistes à Bruxelles, on estime que les deux-tiers représentent des intérêts commerciaux et industriels. Ils surpassent par leur nombre et leurs moyens financiers les autres groupes de pression -comme les ONG et les syndicats- sur pratiquement chaque sujet. Parmi les milliers d’acteurs du lobby à Bruxelles, certains sont très spécialisés comme les fabricants de bougies ou de refroidisseurs d’eau. En plus des groupes de lobbies industriels et des bureaux d’environ 500 grandes sociétés commerciales, il y a aussi des centaines de sociétés de consultants, d'avocats et de conseillers juridiques qui offrent leur service de lobbying. Celles-ci ne travaillent pratiquement que pour des clients de l’industrie et leurs tarifs sont très élevés. A ce jour, 67% des lobbies ayant une accréditation pour l'accès aux institutions européennes (cabinets, individus, organisations) représentent des intérêts ouvertement marchands (entreprises) et 23% représentent d'autres intérêts (ONG, syndicats, think-tanks, associations etc). Sur plus de 900 organisations consultées par Bruxelles pour réfléchir aux régulations à mettre en place après la crise financière de 2008, "55 % représentent la finance, 12 % les autres secteurs et 13 % les ONG, les syndicats et les associations de consommateurs".

Selon l'Observatoire européen des affaires, "la force du lobby financier a rendu très difficile l'adoption de règlementations efficaces dans de nombreux domaines". Exemple le plus récent :  "actuellement l'une des principales cibles de lobbying des entreprises du secteur financier, est la taxe sur les transactions financières, à laquelle elles s'opposent". Des sujets très sensibles comme la réforme de la structure des banques, des produits dérivés, des agences de notation ou des normes comptables ont également été freiné par l'omniprésence des groupes d'intérêts financiers dans les couloirs du Parlement européen

3) Les entreprises américaines parmi les plus gros dépensiers en lobbying à Bruxelles

Les sociétés américaines sont nombreuses dans le top 10 des plus gros dépensiers déclarés.
Philip Morris, ExxonMobil et Microsoft sont les trois plus grands dépensiers pour le lobbying à Bruxelles, soit plus de 4,5 M € par an. Ce trio de tête est suivi par les entreprises européennes Shell, Siemens et GDF Suez. L'électronique géant chinois Huawei suit de près avec 3 millions d'euros.

Ensemble, les 10 plus gros dépensiers en lobbying ont consacré plus de 39 millions € en 2013.
La présence en tête de Philip Morris (de € 1,25 millions pour 2012 à plus de 5 M € pour 2013) s'expliquer par exemple du fait que 2013 était l'année cruciale pour la directive relative aux produits du tabac. Philip Morris a ainsi employé 161 lobbyistes entre les mois de janvier et juin 2012, qui ont dépensé 1,48 million d’euros dans l’organisation de rencontres avec des eurodéputés. Au 22 juin, 233 élus, soit 31 % de l’assemblée, avaient été démarchés. Cette proportion passe à plus de 50 % pour les députés des groupes de droite PPE (dont l’UMP fait partie) et centre droit. Pour faire passer leurs idées, la stratégie est simple : identifier les élus les plus sensibles à leurs intérêts et les inciter à déposer des amendements allant dans leur sens. Pour cela, Philip Morris International a listé les eurodéputés, par groupe politique, mais surtout en fonction de leurs prises de position sur la question du tabac. Un document du 9 août 2012 donne les objectifs de l’intense campagne de lobbying menée : « pousser », c’est-à-dire faire retirer, certaines dispositions du texte ou « retarder » celui-ci. L’objectif est de limiter la taille de l’avertissement à 50 % sur les paquets de cigarettes, de faire en sorte « que le menthol soit exclu de la liste des saveurs interdites par la TPD » et, plus tard, le report du vote de la directive prévu pour septembre 2013 en attendant la président grecque qui est défavorable à la directive. Le report a fonctionné, et le texte adopté en fin de compte n'a pas durci autant que prévu la législation européenne sur le tabac.

Les plus gros dépensiers enregistrés en 2013 
 
  Société Montant déclaré
11 Philip Morris International Inc. 5,25 Millions d’€
2 ExxonMobil Petroleum & Chemical 5 Millions d’€
3 Microsoft Corporation 4,75 Millions d’€
 4 Shell Companies 4,5 Millions d’€
 5 Siemens AG 4,3 Millions d’€
 6 GDF SUEZ 4 Millions d’€
 7 General Electric Company 3,5 Millions d’€
 8 Huawei Technologies 3 Millions d’€
 9 Bayer AG 2,76 Millions d’€
 
4) Ceux qui ne s’affichent pas

Jusqu'à ce qu'à ce que le nouveau président (Juncker) ne conditionne l’accès des lobbies à la Commission à leur inscription sur le registre de transparence, de nombreuses grosses entreprises n'étaient pas répertoriées - et beaucoup le demeurent - malgré leur lobbying massif avéré : la City de Londres, Walmart, Electrabel (énergie), Time Warner, Halliburton, Marathon Oil, Anglo American (géant mondial des mines) ou la General Motors. D'autres, effectivement inscrites ne déclarent pas la réalité de leurs dépenses de lobbying, comme Goldman Sachs qui annonce seulement 50.000  euros de dépenses de lobbying en  2013.
Le secteur de la finance (notamment Standard & Poors, City of London Corporation, Goldman Sachs, l'Association des marchés financiers en Europe (AFME) ou encore le Crédit Suisse) dépense au moins 123 Millions d'€ par an pour le lobbying à Bruxelles (30 fois le budget annuel des ONG, des syndicats et des associations de consommateurs européennes réunis) et emploie plus de 1700 lobbyistes. Enfin, il y a aussi la myriade de cabinets de consultants ou d'avocats hyper actifs en matière le lobbying et qui protègent l’identité de leurs clients : EUTOP Bruxelles SPRL, Covington & Burling et Freshfields, Bruckhaus Deringer, Clifford Chance, et surtout Bird & Bird qui a dépensé quelques 10 millions d'euros en 2013 et garde secrète l'identité de ses clients. Les grandes sociétés de conseil en lobbying de l'UE enregistrent un chiffre d'affaires cumulé de plus de 60 millions d'euros par an.

5) Les 60 plus grosses entreprises européennes dépensent trois fois plus pour le lobbying à Bruxelles

Pour savoir où est le pouvoir, il faut suivre les flux d'argent. Selon une étude britannique résumée ci-dessous, les 60 plus importantes entreprises européennes consacrent trois fois plus de moyens financiers à tenter d'influencer la Commission européenne et les eurodéputés que les gouvernements et parlements nationaux. (source : Pr David Cohen).

2 - COMMENT AGISSENT-ILS ? : MÉTHODES DE PRESSION ET NOYAUTAGE

Contrairement au lobbying national, le lobbying européen tend à s’afficher et à s’institutionnaliser. Les offensives du lobbying se concentrent sur les directions générales compétentes de la Commission européenne et les commissions parlementaires, rencontrent fonctionnaires, assistants, députés, organisent des évènements, soirées, cocktails, réunions informelles pour obtenir des rapports, des "feuilles de route" favorables à leurs intérêts, en utilisant parfois, des méthodes très discutables.

Pour convaincre quelques députés craignant une privatisation de l’eau, le groupe Suez les a ainsi conviés tout un week-end à Barcelone, prenant tout en charge (billets d’avion et séjour, sachant que le prix de la chambre variait de 189 euros la nuit à 302 pour une suite en moyenne). Le patron d’un cabinet de lobbying explique qu’un groupe français (identité non révélée) lui avait demandé de réorienter le projet de directive européenne visant à encadrer les délégations de services publics (eau, déchets…) : « On a fourni (aux services du commissaire au Marché intérieur Michel Barnier, ndla) un document d’une dizaine de pages sur ce qu’aurait souhaité notre client. Quand le texte a été adopté, on a vu qu’une partie de ce qu’on voulait y figurait. ». 

Les fameuses 300 directives "Delors" ayant créé le marché unique, la Stratégie de Lisbonne ou récemment le programme "Horizon 2020" (avec un projet de budget de recherche et d'innovation pour 2014-2020 de 80 milliards d'euros) ont été à chaque fois un quasi "copié-collé" des exigences de l’un de ces super-lobby d'affaires, l'ERT, « European Roundtable of Industrialists ».

1) Le traité UE institutionnalise le lobbying
 
Le « dialogue » avec les groupes de pression est institutionnalisé par le traité en tant que composante des « Principes démocratiques » de l’Union. L’article 11 dispose : « Les institutions entretiennent un dialogue ouvert, transparent et régulier avec les associations représentatives et la société civile » et qu’« en vue d'assurer la cohérence et la transparence des actions de l'Union, la Commission européenne procède à de larges consultations des parties concernées. » Cette consécration juridique du lobbying dans le traité comme composante « démocratique » d’élaboration de la loi européenne, traduit « le principe de discussion » cher Habermas. Il désigne les « procédures de discussion et de participation publiques des individus à toutes sortes de débats » ou « la présence de certaines catégories (ethniques, sexuelles, religieuses…) de citoyens dans des instances publiques. »

Au niveau européen, cette « discussion » permanente avec la « société civile » se traduit par un travail de pression ciblée qui s’opère par la multiplication des interventions et contacts visant bien sûr les membres de la Commission et du Parlement européen, et au quotidien, l’ensemble des fonctionnaires et experts qui les entourent. Un ciblage efficace suppose d’abord de recueillir l'information privilégiée, le plus amont possible, auprès des services de la direction générale compétente de la Commission, imposant aux lobbyistes une présence à demeure au sein même des institutions.
 
Le réseau relationnel nécessaire à l’exercice de cette influence par la compétence se présente sous deux formes : les entretiens spontanés et les contacts institutionnalisés. Cette seconde méthode conduit à la multiplication des conseils, comités, commissions auxquels les acteurs "professionnels" participent avec d’autres catégories (fonctionnaires, experts « indépendants »…), où l'intérêt public se noie dans la bataille avec les intérêts privés.
 
C’est dans leur « expertise » apportée au législateur européen dès la gestation et même la fécondation (initiative) des normes et décisions que les lobbies déploient toute leur efficacité, faisant d’eux de véritables auxiliaires législatifs. Les 200 comités et 3094 groupes d’experts, que créent, financent et consultent la Commission et le COREPER (comité des représentants permanents fait de diplomates qui préparent les décisions du Conseil) constituent le véritable creuset de la plupart des normes européennes, dans une opacité (composition, ordres du jour, compte-rendu de réunions) bien peu démocratique. 
 
Dans la "gouvernance" en réseau, aucune autorité n’est discrétionnaire ni exclusive (sauf la BCE) et les comités adoptent pas moins de 2.500 actes d’exécution (des directives et règlements, équivalent de nos décrets) par an, dont toutefois 500 au minimum ont en réalité une portée législative et auraient donc dû être adoptés au grand jour par le Conseil et le Parlement européen. Une opacité aggravée avec les procédures de « trilogues informels » (négociations non prévues par les traités, réunissant quelques personnes-clés des trois institutions) pour finaliser les « compromis » avant l'adoption formelle par le Conseil et par le Parlement européen - les groupes PPE et PSE d'un seul homme votent ainsi ensemble 97% ces textes.

La porosité aux intérêts privés est constante via « l’expertise » (jamais objective) les 3094 groupes d’experts (qui initient les normes en amont) et les quelques 200 comités de comitologie (qui rédigent les actes d’exécution, en aval). La compétence déterminant l’influence, on voit combien ces groupements informels, souvent temporaires, possèdent, la plupart du temps, une connaissance précise et complète du problème considéré, les sociétés les plus riches bénéficiant des services d’un important personnel spécialisé ultra-compétent. Voilà un système dont on mesure vite qu’il peut être source de corruption, l’objectivité d’une expertise étant souvent impossible à atteindre. On s'est aperçu que plusieurs centaines de ces « experts » siégeant officiellement dans les comités et groupes formels et informels à l'origine de la législation communautaire ainsi que dans les très officielles agences européennes (EFSA, AEM etc) étaient ou avaient été simultanément rétribués par des groupes privées ayant un intérêt direct à la législation envisagée.

Commission européenne, Bruxelles
2) Les Directions générales de la Commission, cibles stratégiques du lobbying

Chaque fin d'année, les directeurs généraux des DG se réunissent pour échanger sur leur programme législatif. Chacun vient avec sa liste de courses, à la longueur proportionnelle aux demandes des ONG, des lobbies. Plus elle est longue, plus les ressources budgétaires ont des chances d'être importantes, relate une source européenne haut placée. Le secrétariat général de la Commission fait un premier tri, le collège des commissaires intervient en dernier et se contente souvent de valider. Si la Commission a le monopole de l'initiative législative, le Conseil (la réunion des Etats) et les eurodéputés viennent aussi avec leur liste de demandes.

Cette haute administration est faite de centaines d’hommes et de femmes discrets, œuvrant dans l’ombre, compétents, hyper qualifiés et dès lors, influents. Plus que les innombrables « présidents » qui peuplent les institutions, organes, agences et comités, ces hauts fonctionnaires – directeurs généraux, mais aussi, selon les dossiers, tel adjoint, tel chef d’unité (1) – exercent leur pouvoir considérable sur le processus de décision. Ce corps européen hautement qualifié est aussi profondément imbibé de l’idéologie sans-frontiériste et de l’Europe « toujours plus étroite ». Ce sont quelques dizaines de hauts fonctionnaires-clés aux rémunérations parfois supérieures à celle d’un ministre national, qui peuvent travailler soixante heures par semaine sans autre motivation que la conscience professionnelle et la foi en la supériorité de leur mission. Ils incarnent une sorte de « raison d’État » de l’Europe post-étatique. Le plus grand éloignement vis-à-vis du pays d’origine (et de toute nation en particulier, du reste) condition de l’impartialité nationale, la parfaite maîtrise des langues, des codes et du jargon communautaires ainsi que l’esprit de corps y règnent en maîtres, avec ses inévitables conséquences que sont l’isolement mental (2), l’autoréférence et, inévitablement, une certaine arrogance (3).

 
« Lutter contre les vieux ennemis de la paix - le monopole industriel et financier, la spéculation, la banque véreuse, l'esprit de clan. Ceux-là considèrent le pouvoir [...] comme un simple appendice de leurs affaires privées. Jamais dans toute notre histoire ces forces n'ont été aussi unies contre un candidat, unanimes dans leur haine à mon endroit. Et leur haine me fait plaisir. »
 
Franklin Roosevelt, président des Etats-Unis, Madison Square Garden, octobre 1936
 

Notes

(1) Lobbyiste chevronné installé à Bruxelles depuis plus de vingt ans, Daniel Guéguen raconte, qu’en 1996, le représentant des principales sociétés mondiales de boissons gazeuses (Coca-cola etc.) de Bruxelles lui a demandé de dresser une « liste des 10 personnes les plus importantes » pour leur intérêt à Bruxelles. En tête de cette liste, il avait inscrit le nom d’un certain Gilbert Mignon. « Ce nom a créé beaucoup de trouble chez mes clients aux États Unis. Gilbert Mignon n’était ni directeur, ni député, ni directeur général ni commissaire. Il était pourtant l’homme-clé de la « sugar division » (sans pour autant en être le patron), une unité comme beaucoup d'autres au sein de la direction générale de l'agriculture (DG VI à l'époque devenue DG AGRI). La division «sucre » traite, comme son nom l’indique, de toutes les questions relatives au sucre dans l'Union européenne (exportations, importations, relations avec les pays ACP, remboursements, stocks, appels d'offres, etc.), y compris politiques (prix, préférence communautaire, quotas de production, etc.). Au sein de ce service, Gilbert Mignon commença comme simple fonctionnaire, puis gravit rapidement les échelons jusqu’à devenir administrateur principal. Il termina sa carrière comme directeur-adjoint d’unité mais, grâce à sa parfaite connaissance des dossiers, sa vision stratégique, sa crédibilité technique vis-à-vis des professionnels du secteur, ses convictions propres au sujet des stratégies boursières, son autorité et sa capacité à pousser la porte du bureau de son directeur général pour plaider telle cause, il était le véritable « Monsieur Sucre » à la Commission européenne.
Le fait que n’importe quel fonctionnaire puisse acquérir par lui-même des pouvoirs de fait sans rapport avec sa responsabilité en titre au sein du service n'est ni nouveau, ni rare au sein de la fonction publique européenne. L'administration supranationale de l’Union est extrêmement réduite compte tenu des compétences qu’elle exerce (un millier de fonctionnaires seulement pour gérer l’agriculture européenne par exemple), mais très structurée et techniquement compétente. Les États et administrations nationales peuvent ainsi en prendre plus aisément le relais au stade de l’exécution. La Commission abrite des centaines si ce n’est des milliers de « Gilbert Mignon » aujourd’hui ». Guéguen rappelle ainsi à quel point le critère décisif du pouvoir au sein du système décisionnel européen n’est pas d’ordre politique (lié notamment à la légitimité démocratique de tel ou tel), mais bien la compétence technique. Il regrette que cette « supériorité de la technique » sur la politique confine souvent à « l’arrogance » au sein d’institutions, Commission et Parlement, où les fonctionnaires en déduisent un peu rapidement qu’ils incarneraient seuls « l’intérêt général ». (D. Guéguen, Comitology: Hijacking European Power ?, Europolitics, 2012).
 
(2) Dans un long billet très informé, le correspondant de Libé à Bruxelles Jean Quatremer explique pourquoi « les 56.000 « eurocrates » se sentent mal aimés » en général et à Bruxelles en particulier. «Il faut reconnaître que les fonctionnaires européens ont participé à cette "différenciation" [avec la population bruxelloise autochtone], analyse le sociologue Didier Georgakakis, professeur de sciences politiques à Paris-I, qui a dirigé un ouvrage collectif sur le Champ de l’eurocratie. Ils se pensaient comme une élite à part.» Et cela a fini par jouer contre eux. Les reproches adressés à l’eurocratie - arrogance, irresponsabilité - ne sont pas infondés. «Depuis la crise de la zone euro, nous avons des pouvoirs importants dans le domaine des politiques économiques et budgétaires nationales, raconte un haut fonctionnaire belge de la Commission. J’ai assisté à une rencontre entre nos agents et la direction du Trésor français. C’était hallucinant : ils se comportaient comme un maître d’école expliquant à un mauvais élève ce qu’il devait faire. J’ai été très admiratif du directeur du Trésor qui a gardé son calme. On ne parle pas ainsi à un gouvernement démocratiquement élu : à force d’être irresponsables, nos fonctionnaires ont perdu tout sens politique.» Il faut aussi voir comment se comportent les représentants de l’institution bruxelloise dans les troïkas (Commission, Banque centrale européenne et FMI) chargées de concocter des programmes de rigueur dans les pays de la zone euro en difficulté : «Le FMI semble gauchiste à côté de nous tellement nous sommes coupés des réalités», se désespère un fonctionnaire roumain.
C’est tout le problème d’une Commission très peu démocratique : elle ne peut être renversée que par une supermajorité au Parlement européen (deux tiers des membres). De plus, même si ses propositions de loi doivent être adoptées par le Conseil des ministres et le Parlement, elle dispose de pouvoirs extrêmement importants (monopole de l’initiative législative, régulation de la concurrence…). Aucune administration nationale ne flotte dans un tel no man’s land politique. C’était admissible quand la Commission s’occupait de distribuer les aides agricoles, cela ne l’est plus lorsqu’elle s’immisce au cœur des souverainetés nationales. (...) «Un poisson pourrit par la tête», soulignent des hauts fonctionnaires. Autrement dit, la nomination de présidents de la Commission faibles et sans influence politique (Jacques Santer, Romano Prodi, José Manuel Barroso) et de commissaires souvent médiocres a autant concouru à affaiblir l’institution que les réformes. «Elle n’est plus une force d’impulsion», reconnaît un fonctionnaire. «On voulait des eurocrates dont la nationalité serait la supranationalité», rappelle Fabrice Andreone.(...) Chaque année, 150 agents portent plainte pour harcèlement moral, signe d’un «malaise administratif», selon Zorbas, ancien haut fonctionnaire. Démotivation et abattement touchent de plus en plus de fonctionnaires. Démissions et alcoolisme seraient, selon les syndicats, des maux courants. Arrogante, l’eurocratie ? Plutôt au bord de la dépression » (J. Quatremer, Coulisses de Bruxelles, bruxelles.blogs.liberation.fr, 8 février 2013)

(3) Ayant vécu plusieurs mois au sein des cabinets des commissaires européens, des directions générales, des groupes de travail et des comités divers gravitant autour de la Commission, le grand romancier autrichien Robert Menasse y voit « un corps de fonctionnaires éclairés, que l’on doit pertinemment qualifier de bureaucratie à la Joseph II, élaborant imperturbablement règlements et directives », cité par H.-M. Enzensberger, Le doux monstre de Bruxelles. L'Europe sous tutelle, Gallimard, 2011.
 

Dossier préparé par Albane Delcourt, pour l'Observatoire de l'Europe

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