par Charles d'Amalix
A l'occasion du bicentenaire de la naissance de Karl Marx, une statue de bronze offerte par la Chine a été inaugurée à Trèves, la ville natale du philosophe allemand. Invité d’honneur, le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker y a délivré un discours invitant à replacer Marx « dans le contexte de son époque » et à le traiter « équitablement » le père du communisme. Au coeur de la basilique Constantin, dans l’ancienne salle du trône du premier empereur chrétien d’Europe, le dirigeant européen, démocrate-chrétien, s’est lâché :
« Ce qu’il [Marx] a interprété, ce qu’il a suggéré, ce qu’il nous a laissé, a contribué à changer le monde. Cela a inspiré beaucoup de gens, d’origines et d’obédiences diverses. Le fait que quelques-uns de ses disciples aient plus tard utilisé les valeurs qu’il a formulées et les aient utilisées comme des armes contre autrui, ne doit pas nous permettre d’en tenir Karl Marx pour responsable (…) Sa pensée était orientée vers l’avenir, il a créé des aspirations novatrices, et aujourd’hui, il représente des choses dont il n’est pas responsable, qu’il n’a pas causées, car beaucoup de ce qu’il a écrit a été reformulé pour en faire le contraire… Marx n’est pas responsable des atrocités commises par ses prétendus disciples (…) Je suis sûr que pour combattre l’injustice, il n’y a pas besoin d’être marxiste : on peut aussi le faire en tant que démocrate-chrétien convaincu, comme moi. Tous les démocrates peuvent le faire et tous les démocrates doivent le faire. »
En France, cet éloge de la pensée marxiste, déclarée innocente d’aucun crime par le président Juncker, est passé totalement inaperçu. Voilà qui témoigne de l’insignifiance, aux yeux des medias, du propos et du chef de la Commission qui les prononce, visage d’une Europe moralement, intellectuellement et politiquement épuisée, d’une société léthargique assez mûre pour être cueillie par la prochaine idéologie mortifère qui pointera le bout de sa barbe.
Pourtant, oui il y a un problème. Parce que ces déclarations ont été prononcées par un dirigeant européen en exercice, le chef de l’exécutif de l’Union, donc au nom des quelques cinq cents millions d’Européens de nos vingt-huit pays membres. Qu’il soit donc permis de s’en désolidariser radicalement et de tenter de répondre aux questions que suscitent ces déclarations. Une doctrine est-elle forcément innocente ? (1) Faut-il quand même (re)lire Marx ? (2) Que vient faire l’Union européenne dans cette galère ? (3)
1 – L’utopie n’est jamais innocente
Aucune idée, si noble soit-elle, n'est immunisée contre sa propre perversion. Il reste toutefois que la caricature dit aussi toujours quelque chose de l’original. Il y a toujours dans une théorie quelque chose qui se prête à sa déformation, à sa simplification, à sa radicalisation. Il faut donc toujours « remonter à l'instant où les régimes d'oppression furent des espoirs » comme le dit François Furet, comprendre en quoi le paradis promis contenait déjà en germe l’enfer totalitaire. Parce que « le despotisme est une simulation désespérée du Paradis » résume Leszek Kolakowski [1]. Il existe en effet une relation, qui n'est ni extérieure ni fortuite entre les promesses de création ici-bas d’un « Homme nouveau », « délivré de ses chaînes » dans un monde « réconcilié », « unifié », et le cauchemar totalitaire que la concrétisation de ces utopies (gnostiques et millénaristes) rend nécessaire. Est-ce par hasard que le stalinisme ou le maoïsme se fondaient sur les principes marxistes plutôt que sur la Bible, ou que le nazisme et le fascisme trouvèrent une justification dans la doctrine de Nietzche plutôt que dans la philosophie de Kant ?
« Les gens se plaisent à dire, explique Milan Kundera, que "la révolution est belle, le mal, c'est la terreur qu'elle engendre". Mais ce n'est pas vrai. Le mal est déjà présent dans la beauté, l'enfer en germe dans le rêve de paradis, et si nous voulons comprendre l'essence de l'enfer, il faut commencer par examiner l'essence du paradis qui en est l'origine. Car si l'on n'a aucun mal à condamner les goulags, rejeter la poésie du totalitarisme qui mène au goulag via le paradis demeure aussi difficile aujourd'hui qu'hier. » [2]
L’écrivain Jean Clair conteste qu’une impunité totale soit garantie aux penseurs, aux écrivains et aux artistes dans les totalitarismes du XXème siècle et il posait la question de leur part de responsabilité. Thomas Mann s'interrogeait aussi franchement sur la question de savoir comment l'idéologie nationale-socialiste avait pu naître en Allemagne et entreprit une analyse critique de sa propre culture pour comprendre ce qui avait rendu son apparition possible.
Non, la pureté des intentions n’efface pas le crime. Entre la chasse aux sorcières et l'impunité absolue, il doit y avoir un espace pour la libre critique et la mise en cause éventuelle de leur responsabilité morale.
2 – Néo-marxisme mondain
Si Jean-Claude Juncker s’est autorisé à dire ce qu’il a dit à Trèves, comme un peu avant lui le cardinal homonyme allemand Marx et d’autres, c’est aussi parce qu’un certain néo-marxisme mondain a été remis à la mode, depuis quelques années par différents cercles intellectuels et littéraires. En témoigne le succès du philosophe Alain Badiou, défenseur assumé de la « révolution culturelle » maoïste, qui a pu écrire sans être trop inquiété que :
« S’agissant de figures comme Robespierre, Saint-Just, Baboeuf, Blanqui, Bakounine, Marx, Engels, Lénine, Trotski, Rosa Luxemburg, Staline, Mao Zedong, Chou En-lai , Tito, Enver Hoxha, Guevara et quelques autres, il est capital de ne rien céder au contexte de criminalisation et d’anecdotes ébouriffantes dans lesquelles depuis toujours la réaction tente de les enclore et de les annuler. » Estomaqué, Simon Leys constate avec humour : « je suis choqué : quelle injustice ! le nom de Pol Pot a été omis du petit panthéon badilonien – et il aurait tellement mérité d’y figurer… » [3]
A la lumière du génocide Khmers rouges, aboutissement d’une révolution démocratique qui se voulut bien sûr « la plus belle et la plus pure » car « elle dépasse Lénine et va plus loin que Mao Zedong », Leys souligne « la dynamique fondamentale qui a animé toute la grande tradition hitléro-lénino-stalino-maoïste » et qu’en définitive, « l’histoire contemporaine nous enseigne qu’il suffit d’un malade mental, de deux idéologues et de trois cents assassins pour s’emparer du pouvoir et bâillonner des millions d’hommes. »[4]
Pourtant, si Karl Marx doit être (re)lu, c’est pour son analyse des excès du capitalisme, ce que le président de la Commission européenne n’aurait pu dire sans faire rire. On ne va pas rappeler ici en quoi les politiques européennes, conformes aux traités qui les fondent, servent un capitalisme financiarisé globalisé, le déracinement, la marchandisation de tout et l’interchangeabilité générale des choses et des êtres.
Sur ce dernier point, le chapitre 25 du Capital, Marx étudie le rôle décisif pour une économie capitaliste de ce qu’il nomme « l’armée industrielle de réserve ». Sans ce concept d’économie politique, on ne comprend pas pourquoi depuis 1973, les organisations patronales militent en faveur de l’importation massive de main d’œuvre étrangère, puis d’un droit au regroupement familial large et vante aujourd’hui le multiculturalisme. On a assez dit et écrit que l’immigration économique est essentielle pour occuper des emplois pour lesquels la main d’œuvre locale est insuffisante et pour peser à la baisse sur les salaires. Dénoncée au début des années 80 par Georges Marchais au nom du parti communiste français, « le maintien aujourd’hui d’une immigration permanente (et si possible clandestine) est devenue – avec la mondialisation – une véritable question de vie ou de mort » explique Jean-Claude Michéa. Rappelons les positions cohérentes et constantes depuis plus de quarante ans du CNPF devenu MEDEF, de la CGPME, relayées par la plupart des dirigeants de la droite française, des grandes organisations internationales (ONU, FMI) et, naturellement, l’Union européenne [5] .
3 – Enfants de Marx et du Coca-cola
C’est aussi au tournant des années 73-74 que la Communauté européenne va prendre discrètement le virage post-national qui conduira à l’affaiblissement des démocraties des Etats-membres au profit de la jeune Commission européenne et à l’ouverture progressive des frontières jusqu’à l’abandon de la préférence communautaire et le passage au libre-échange mondial. C’est à cet instant que seront activées plusieurs « clauses dormantes » du traité de Rome de 1957 en faveur de l’ouverture marchande (Arrêt Cassis de Dijon) avec des compétences nouvelles attribuées de facto à la Commission (invention de la clause de flexibilité et suspension du Compromis de Luxembourg par le Conseil européen lui-même), acquiescement à la primauté absolue du droit communautaire même postérieur (Arrêt Jacques Vabre), proclamation d’un droit fondamental au regroupement familial (ratification de la CEDH pendant l’interim présidentiel d’Alain Poher puis « décrets Giscard »). La concomitance de ces ruptures juridiques majeures, au lendemain de la mort du général de Gaulle et du « vieux monde », n’est pas le fait du hasard.
A partir du milieu des années 70 et en dépit de la rhétorique fédéraliste qui l’accompagne, les soi-disant constructeurs de l’Europe renoncent, en fait puis en droit, à lui faire endosser un projet politique et de civilisation. Son concepteur Jean Monnet confiera quelques regrets à ce sujet à son biographe, de même que, plus tard, Jacques Delors dans un discours à la cathédrale de Strasbourg. Les traités suivants, de l’Acte unique au traité de Lisbonne, allaient faire émerger complètement cette Europe post-politique et post-culturelle, sous la forme d’une gouvernance en réseaux - ni fédérale, ni confédérale, ni intergouvernementale, ni étatique, ni finalement rien de reconnaissable par les catégories du droit public - et conforme à la reconfiguration du monde de la pyramide au réseau. L’Union européenne est au fond comme nous, « une matière qui épouse toujours la forme du premier monde venu » (pour paraphraser Robert Musil) Derrière le rideau bleu étoilé, cette Union-là exprime moins son « européanité » qu’une « mondialité » irrésistible qui a fait de notre continent son « laboratoire expérimental de la gouvernance post-démocratique » [6] . C’était déjà ledit « démocrate-chrétien » Jean-Claude Juncker qui expliquait en 2015 qu’ « il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens.»
L’homme est donc l’une des têtes de ce régime, pilotant une Commission aux pouvoirs étendus, hybride de technique et de marché, portée par quelques hauts fonctionnaires ultra compétents mettant loyalement en œuvre les traités-programmes pour 500 millions d’Européens. Ils peuvent compter sur l’autorité spirituelle des deux Cours européennes : celle de Luxembourg qui dit souverainement « l’Esprit, l’économie, la lettre » des traités européens, celle de Strasbourg qui dit souverainement la hiérarchie des droits l’Homme et des libertés pour les quarante-sept pays adhérents à la Convention EDH dont les vingt-huit membres de l’Union.
L’Europe institutionnelle marche ainsi sur deux jambes, la « libre-circulation » intégrale et la « non-discrimination » générale, réalisant progressivement le programme libéral-progressiste d’abolition des frontières, des limites et des distinctions. Des théories venues d’Europe et re-moulinées à la sauce américaine et canadienne des radical sixties et seventies, c’est à dire le triomphe de la contre-culture dite « subversive » et du capitalisme de consommation qui en fût le vrai moteur. « Quand on dit « c’est le capitalisme qui a fait mai 68 », c’est banal. C’est vrai que le capitalisme non seulement français mais au niveau mondial, voulait imposer une certaine forme d’évolution de la consommation. » reconnaît Daniel Cohn-Bendit [7].
En célébrant Marx à Trèves, l’ancien premier ministre luxembourgeois et patron de l’exécutif européen avait sans doute moins en tête la révolution contre les injustices que celle évoquée par l’autre anniversaire, les 50 ans de mai 68, le début de la fin des frontières de toutes sortes, de la globalisation, la réduction de l’Homme à homo economicus et festivus (Philippe Muray). Si le président de la Commission européenne doit aller chercher des réponses chez Marx, c’est que l’Europe en tant que foi est vraiment épuisée, de même que la démocratie-chrétienne et tous ceux qui, de gauche ou de droite, y avaient trouvé leur ultime refuge spirituel.
Voici le visage d’une Europe qui, plutôt que d’essayer d’être européenne, plutôt que de se renouveler dans la fidélité à la démocratie qu’elle a fait naître et aux racines spirituelles et humanistes de sa civilisation exceptionnelle, a décidé depuis quarante ans, d’épouser la forme du premier monde venu. La dé-construction européenne qu’il préside à Bruxelles aura été l’instrument et l’expression de cette révolution-là, dont on sait ce qu’elle a détruit mais pas ce qu’elle a construit, pour laquelle personne n’a jamais voté, le monde « des enfants de Marx et du Coca-cola » [8].
« Ce qu’il [Marx] a interprété, ce qu’il a suggéré, ce qu’il nous a laissé, a contribué à changer le monde. Cela a inspiré beaucoup de gens, d’origines et d’obédiences diverses. Le fait que quelques-uns de ses disciples aient plus tard utilisé les valeurs qu’il a formulées et les aient utilisées comme des armes contre autrui, ne doit pas nous permettre d’en tenir Karl Marx pour responsable (…) Sa pensée était orientée vers l’avenir, il a créé des aspirations novatrices, et aujourd’hui, il représente des choses dont il n’est pas responsable, qu’il n’a pas causées, car beaucoup de ce qu’il a écrit a été reformulé pour en faire le contraire… Marx n’est pas responsable des atrocités commises par ses prétendus disciples (…) Je suis sûr que pour combattre l’injustice, il n’y a pas besoin d’être marxiste : on peut aussi le faire en tant que démocrate-chrétien convaincu, comme moi. Tous les démocrates peuvent le faire et tous les démocrates doivent le faire. »
En France, cet éloge de la pensée marxiste, déclarée innocente d’aucun crime par le président Juncker, est passé totalement inaperçu. Voilà qui témoigne de l’insignifiance, aux yeux des medias, du propos et du chef de la Commission qui les prononce, visage d’une Europe moralement, intellectuellement et politiquement épuisée, d’une société léthargique assez mûre pour être cueillie par la prochaine idéologie mortifère qui pointera le bout de sa barbe.
Pourtant, oui il y a un problème. Parce que ces déclarations ont été prononcées par un dirigeant européen en exercice, le chef de l’exécutif de l’Union, donc au nom des quelques cinq cents millions d’Européens de nos vingt-huit pays membres. Qu’il soit donc permis de s’en désolidariser radicalement et de tenter de répondre aux questions que suscitent ces déclarations. Une doctrine est-elle forcément innocente ? (1) Faut-il quand même (re)lire Marx ? (2) Que vient faire l’Union européenne dans cette galère ? (3)
1 – L’utopie n’est jamais innocente
Aucune idée, si noble soit-elle, n'est immunisée contre sa propre perversion. Il reste toutefois que la caricature dit aussi toujours quelque chose de l’original. Il y a toujours dans une théorie quelque chose qui se prête à sa déformation, à sa simplification, à sa radicalisation. Il faut donc toujours « remonter à l'instant où les régimes d'oppression furent des espoirs » comme le dit François Furet, comprendre en quoi le paradis promis contenait déjà en germe l’enfer totalitaire. Parce que « le despotisme est une simulation désespérée du Paradis » résume Leszek Kolakowski [1]. Il existe en effet une relation, qui n'est ni extérieure ni fortuite entre les promesses de création ici-bas d’un « Homme nouveau », « délivré de ses chaînes » dans un monde « réconcilié », « unifié », et le cauchemar totalitaire que la concrétisation de ces utopies (gnostiques et millénaristes) rend nécessaire. Est-ce par hasard que le stalinisme ou le maoïsme se fondaient sur les principes marxistes plutôt que sur la Bible, ou que le nazisme et le fascisme trouvèrent une justification dans la doctrine de Nietzche plutôt que dans la philosophie de Kant ?
« Les gens se plaisent à dire, explique Milan Kundera, que "la révolution est belle, le mal, c'est la terreur qu'elle engendre". Mais ce n'est pas vrai. Le mal est déjà présent dans la beauté, l'enfer en germe dans le rêve de paradis, et si nous voulons comprendre l'essence de l'enfer, il faut commencer par examiner l'essence du paradis qui en est l'origine. Car si l'on n'a aucun mal à condamner les goulags, rejeter la poésie du totalitarisme qui mène au goulag via le paradis demeure aussi difficile aujourd'hui qu'hier. » [2]
L’écrivain Jean Clair conteste qu’une impunité totale soit garantie aux penseurs, aux écrivains et aux artistes dans les totalitarismes du XXème siècle et il posait la question de leur part de responsabilité. Thomas Mann s'interrogeait aussi franchement sur la question de savoir comment l'idéologie nationale-socialiste avait pu naître en Allemagne et entreprit une analyse critique de sa propre culture pour comprendre ce qui avait rendu son apparition possible.
Non, la pureté des intentions n’efface pas le crime. Entre la chasse aux sorcières et l'impunité absolue, il doit y avoir un espace pour la libre critique et la mise en cause éventuelle de leur responsabilité morale.
2 – Néo-marxisme mondain
Si Jean-Claude Juncker s’est autorisé à dire ce qu’il a dit à Trèves, comme un peu avant lui le cardinal homonyme allemand Marx et d’autres, c’est aussi parce qu’un certain néo-marxisme mondain a été remis à la mode, depuis quelques années par différents cercles intellectuels et littéraires. En témoigne le succès du philosophe Alain Badiou, défenseur assumé de la « révolution culturelle » maoïste, qui a pu écrire sans être trop inquiété que :
« S’agissant de figures comme Robespierre, Saint-Just, Baboeuf, Blanqui, Bakounine, Marx, Engels, Lénine, Trotski, Rosa Luxemburg, Staline, Mao Zedong, Chou En-lai , Tito, Enver Hoxha, Guevara et quelques autres, il est capital de ne rien céder au contexte de criminalisation et d’anecdotes ébouriffantes dans lesquelles depuis toujours la réaction tente de les enclore et de les annuler. » Estomaqué, Simon Leys constate avec humour : « je suis choqué : quelle injustice ! le nom de Pol Pot a été omis du petit panthéon badilonien – et il aurait tellement mérité d’y figurer… » [3]
A la lumière du génocide Khmers rouges, aboutissement d’une révolution démocratique qui se voulut bien sûr « la plus belle et la plus pure » car « elle dépasse Lénine et va plus loin que Mao Zedong », Leys souligne « la dynamique fondamentale qui a animé toute la grande tradition hitléro-lénino-stalino-maoïste » et qu’en définitive, « l’histoire contemporaine nous enseigne qu’il suffit d’un malade mental, de deux idéologues et de trois cents assassins pour s’emparer du pouvoir et bâillonner des millions d’hommes. »[4]
Pourtant, si Karl Marx doit être (re)lu, c’est pour son analyse des excès du capitalisme, ce que le président de la Commission européenne n’aurait pu dire sans faire rire. On ne va pas rappeler ici en quoi les politiques européennes, conformes aux traités qui les fondent, servent un capitalisme financiarisé globalisé, le déracinement, la marchandisation de tout et l’interchangeabilité générale des choses et des êtres.
Sur ce dernier point, le chapitre 25 du Capital, Marx étudie le rôle décisif pour une économie capitaliste de ce qu’il nomme « l’armée industrielle de réserve ». Sans ce concept d’économie politique, on ne comprend pas pourquoi depuis 1973, les organisations patronales militent en faveur de l’importation massive de main d’œuvre étrangère, puis d’un droit au regroupement familial large et vante aujourd’hui le multiculturalisme. On a assez dit et écrit que l’immigration économique est essentielle pour occuper des emplois pour lesquels la main d’œuvre locale est insuffisante et pour peser à la baisse sur les salaires. Dénoncée au début des années 80 par Georges Marchais au nom du parti communiste français, « le maintien aujourd’hui d’une immigration permanente (et si possible clandestine) est devenue – avec la mondialisation – une véritable question de vie ou de mort » explique Jean-Claude Michéa. Rappelons les positions cohérentes et constantes depuis plus de quarante ans du CNPF devenu MEDEF, de la CGPME, relayées par la plupart des dirigeants de la droite française, des grandes organisations internationales (ONU, FMI) et, naturellement, l’Union européenne [5] .
3 – Enfants de Marx et du Coca-cola
C’est aussi au tournant des années 73-74 que la Communauté européenne va prendre discrètement le virage post-national qui conduira à l’affaiblissement des démocraties des Etats-membres au profit de la jeune Commission européenne et à l’ouverture progressive des frontières jusqu’à l’abandon de la préférence communautaire et le passage au libre-échange mondial. C’est à cet instant que seront activées plusieurs « clauses dormantes » du traité de Rome de 1957 en faveur de l’ouverture marchande (Arrêt Cassis de Dijon) avec des compétences nouvelles attribuées de facto à la Commission (invention de la clause de flexibilité et suspension du Compromis de Luxembourg par le Conseil européen lui-même), acquiescement à la primauté absolue du droit communautaire même postérieur (Arrêt Jacques Vabre), proclamation d’un droit fondamental au regroupement familial (ratification de la CEDH pendant l’interim présidentiel d’Alain Poher puis « décrets Giscard »). La concomitance de ces ruptures juridiques majeures, au lendemain de la mort du général de Gaulle et du « vieux monde », n’est pas le fait du hasard.
A partir du milieu des années 70 et en dépit de la rhétorique fédéraliste qui l’accompagne, les soi-disant constructeurs de l’Europe renoncent, en fait puis en droit, à lui faire endosser un projet politique et de civilisation. Son concepteur Jean Monnet confiera quelques regrets à ce sujet à son biographe, de même que, plus tard, Jacques Delors dans un discours à la cathédrale de Strasbourg. Les traités suivants, de l’Acte unique au traité de Lisbonne, allaient faire émerger complètement cette Europe post-politique et post-culturelle, sous la forme d’une gouvernance en réseaux - ni fédérale, ni confédérale, ni intergouvernementale, ni étatique, ni finalement rien de reconnaissable par les catégories du droit public - et conforme à la reconfiguration du monde de la pyramide au réseau. L’Union européenne est au fond comme nous, « une matière qui épouse toujours la forme du premier monde venu » (pour paraphraser Robert Musil) Derrière le rideau bleu étoilé, cette Union-là exprime moins son « européanité » qu’une « mondialité » irrésistible qui a fait de notre continent son « laboratoire expérimental de la gouvernance post-démocratique » [6] . C’était déjà ledit « démocrate-chrétien » Jean-Claude Juncker qui expliquait en 2015 qu’ « il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens.»
L’homme est donc l’une des têtes de ce régime, pilotant une Commission aux pouvoirs étendus, hybride de technique et de marché, portée par quelques hauts fonctionnaires ultra compétents mettant loyalement en œuvre les traités-programmes pour 500 millions d’Européens. Ils peuvent compter sur l’autorité spirituelle des deux Cours européennes : celle de Luxembourg qui dit souverainement « l’Esprit, l’économie, la lettre » des traités européens, celle de Strasbourg qui dit souverainement la hiérarchie des droits l’Homme et des libertés pour les quarante-sept pays adhérents à la Convention EDH dont les vingt-huit membres de l’Union.
L’Europe institutionnelle marche ainsi sur deux jambes, la « libre-circulation » intégrale et la « non-discrimination » générale, réalisant progressivement le programme libéral-progressiste d’abolition des frontières, des limites et des distinctions. Des théories venues d’Europe et re-moulinées à la sauce américaine et canadienne des radical sixties et seventies, c’est à dire le triomphe de la contre-culture dite « subversive » et du capitalisme de consommation qui en fût le vrai moteur. « Quand on dit « c’est le capitalisme qui a fait mai 68 », c’est banal. C’est vrai que le capitalisme non seulement français mais au niveau mondial, voulait imposer une certaine forme d’évolution de la consommation. » reconnaît Daniel Cohn-Bendit [7].
En célébrant Marx à Trèves, l’ancien premier ministre luxembourgeois et patron de l’exécutif européen avait sans doute moins en tête la révolution contre les injustices que celle évoquée par l’autre anniversaire, les 50 ans de mai 68, le début de la fin des frontières de toutes sortes, de la globalisation, la réduction de l’Homme à homo economicus et festivus (Philippe Muray). Si le président de la Commission européenne doit aller chercher des réponses chez Marx, c’est que l’Europe en tant que foi est vraiment épuisée, de même que la démocratie-chrétienne et tous ceux qui, de gauche ou de droite, y avaient trouvé leur ultime refuge spirituel.
Voici le visage d’une Europe qui, plutôt que d’essayer d’être européenne, plutôt que de se renouveler dans la fidélité à la démocratie qu’elle a fait naître et aux racines spirituelles et humanistes de sa civilisation exceptionnelle, a décidé depuis quarante ans, d’épouser la forme du premier monde venu. La dé-construction européenne qu’il préside à Bruxelles aura été l’instrument et l’expression de cette révolution-là, dont on sait ce qu’elle a détruit mais pas ce qu’elle a construit, pour laquelle personne n’a jamais voté, le monde « des enfants de Marx et du Coca-cola » [8].
Charles d'Amalix
L'Observatoire de l'Europe
L'Observatoire de l'Europe
[1] Philosophe polonais et marxologue, cité par Jacques Dewitte, Le clivage de l’humanité, Michalon, 2011
[2] Parlons travail, Gallimard, 2006, p.144
[3] Le studio de l’inutilité, Flammarion, 2012, p.233-234
[4] citant Brandys, ibid, p. 223-224
[5] Le complexe d’Orphée, éd. Climats, 2011, p.45-47
[6] C. Beaudouin, La démocratie à l’épreuve de l’intégration européenne, LGDJ, 2014
[7] Le Nouvel Observateur, 31 janvier 2008
[8] Jean-Luc Godard