par Mathieu Mucherie
La toute-puissance de la BCE : a soumis les peuples de la zone euro en 6 étapes
1. Au commencement était déjà un pouvoir régalien, magistral, systémique et souverain, le pouvoir ultime de création monétaire, l’autorité sur les banques centrales nationales et de facto sur les banques commerciales. Quand on y pense ce n’est pas rien, surtout quand il y a en face non pas 1 gouvernement mais 17, fort divisés dans leurs préférences, dans leurs structures, dans leur positionnement dans le cycle économique.
2. Une nanoseconde après cette création ex-nihilo inédite et foudroyante (et fort peu démocratique, mais passons), la BCE se voit dotée des mêmes attributs que la Bundesbank, car sinon les Allemands n’auraient pas abandonné leur cher Mark :
Primo, une indépendance hyperbolique, quasi-religieuse, concrètement : la responsabilité du banquier central ne sera jamais engagée et le manque de transparence sera total (contrairement aux autres banques centrales, la BCE ne communique pas les minutes de son comité de politique monétaire, par exemple, donc concrètement on ne sait jamais ce qui s’y passe, qui vote quoi en interne ? y-a-t-il seulement un vote ?), autrement dit c’est l’immunité dans l’impunité, aucune évaluation n’est possible et l’article 15 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen se trouve violé au quotidien. Tout cela est scellé par un Traité qui est moins facile à modifier que les lois qui régissent les mouvements des planètes (en raison de l’hétérogénéité des préférences, évoquée plus haut), alors qu’il avait fallu attendre 1992 pour que l’indépendance de la Bundesbank ait une valeur constitutionnelle. Open bar.
Deusio, cette technocratie qui est aux commandes pourra choisir elle-même (le Traité est assez flou et presque américain sur ce point, qui évoquait l’inflation ET la croissance) son objectif. Sans surprise, ce sera la seule maitrise de l’inflation, alors même que celle-ci a été dans la pratique éradiquée partout en Occident depuis le début des années 80. Luxe supplémentaire, la BCE pourra choisir la mesure de l’inflation qui l’arrange le mieux (elle a choisit la mesure la plus maximaliste et celle qui a le moins de signification économique, l’indice des prix à la consommation), et pourra se référer aux agrégats monétaires seulement quand ça l’arrange (c'est-à-dire pas souvent depuis 2008). Free as a bird.
Tertio, les hommes de la BCE seront choisis exclusivement parmi la population croissante des européens non-économistes, c'est-à-dire parmi des fonctionnaires aux CV impeccables mais qui ne sont pas des spécialistes des questions monétaires (il ne faudrait surtout pas faire comme la Réserve fédérale ou la Banque d’Angleterre). Parmi les 20 ou 30 experts européens de ces questions, aucun n’a jamais travaillé pour la BCE, même à temps partiel. A Francfort il y a bien un staff d’économistes, mais ils sont recrutés sur des critères très Bundesbank (pas de lecteurs de Scott Sumner, pas de dissidents, autodafé des livres de Milton Friedman) et ils sont de toute façon peu écoutés. No debate, no problem.
3. Quelques mois après cette fondation ratée, la BCE a commencé son impérialisme institutionnel par le plus simple et le plus efficace : un anschluss sur la politique de taux de changes (« Mr euro, c’est moi, ma signature est sur les billets », disaient Duisenberg comme Trichet). Cette OPA hostile était certes assez prévisible : quand on fixe les taux d’intérêt courts, concrètement on a la main sur une partie des parités de changes, et il était illusoire de penser que le fantomatique Eurogroupe puisse un jour tenir le rôle équilibrant que joue le Trésor aux Etats-Unis. Ceci dit, étant donnée la « pensée » anti-Friedman qui règne à Francfort (on devrait plutôt appeler cette ville Mark-cher), cet abandon croissant des questions de changes a eu des conséquences tragiques, en particulier à partir de 2007 où l’euro est clairement devenu la monnaie des cocus à l’échelle globale.
Pour une zone euro où la main d’œuvre est déjà chère et l’immobilier hors de prix, voir l’ensemble de ces valeurs libellées dans une monnaie maintenue artificiellement trop chère (par le refus de la BCE de faire comme les autres banques centrales des taux à 0% et des programmes d’achats massifs d’actifs) est un vrai problème, une source d’accélération des sorties de capitaux et des spirales déflationnistes à la périphérie. La BCE s’en moque comme de son premier symposium sur la compétitivité.
4. A partir de 2008, la BCE récupère de facto la surveillance budgétaire puisque le Pacte de stabilité explose et que son gardien (la Commission européenne) se retrouve démonétisé. Cela faisait longtemps qu’elle attendait ça : pouvoir exercer du chantage sur les gouvernements de son choix, ne plus simplement donner des leçons d’orthodoxie mais s’immiscer directement dans les processus budgétaires, et punir les fautifs via son influence déterminantes sur les marchés obligataires (qui font ce qu’elle le demande de faire : vous ne trouverez personne dans les salles de marchés modernes pour se positionner face à une banque centrale déterminée).
Elle invente donc la conditionnalité : je vous aide mais en contrepartie vous devez faire de l’austérité au pire moment (les économistes ne désignent pas ça comme de l’orthodoxie mais comme de la stupidité, passons), et des réformes structurelles au moins sur le papier (libérer l’offre productive en pleine crise de la demande, très malin), d’ailleurs si les décrets d’application tardent ce n’est pas grave car au fond l’objectif est 100% politique, un pur rapport de force (si par malheur la croissance revenait, l’inflation aussi peut-être). Sinon, bobo : coup d’Etat contre Papandréou, coup d’Etat contre Berlusconi, l’ordre règne quand on dirige les spreads de taux. Le pouvoir, c’est sympa, surtout quand on en abuse.
1. Au commencement était déjà un pouvoir régalien, magistral, systémique et souverain, le pouvoir ultime de création monétaire, l’autorité sur les banques centrales nationales et de facto sur les banques commerciales. Quand on y pense ce n’est pas rien, surtout quand il y a en face non pas 1 gouvernement mais 17, fort divisés dans leurs préférences, dans leurs structures, dans leur positionnement dans le cycle économique.
2. Une nanoseconde après cette création ex-nihilo inédite et foudroyante (et fort peu démocratique, mais passons), la BCE se voit dotée des mêmes attributs que la Bundesbank, car sinon les Allemands n’auraient pas abandonné leur cher Mark :
Primo, une indépendance hyperbolique, quasi-religieuse, concrètement : la responsabilité du banquier central ne sera jamais engagée et le manque de transparence sera total (contrairement aux autres banques centrales, la BCE ne communique pas les minutes de son comité de politique monétaire, par exemple, donc concrètement on ne sait jamais ce qui s’y passe, qui vote quoi en interne ? y-a-t-il seulement un vote ?), autrement dit c’est l’immunité dans l’impunité, aucune évaluation n’est possible et l’article 15 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen se trouve violé au quotidien. Tout cela est scellé par un Traité qui est moins facile à modifier que les lois qui régissent les mouvements des planètes (en raison de l’hétérogénéité des préférences, évoquée plus haut), alors qu’il avait fallu attendre 1992 pour que l’indépendance de la Bundesbank ait une valeur constitutionnelle. Open bar.
Deusio, cette technocratie qui est aux commandes pourra choisir elle-même (le Traité est assez flou et presque américain sur ce point, qui évoquait l’inflation ET la croissance) son objectif. Sans surprise, ce sera la seule maitrise de l’inflation, alors même que celle-ci a été dans la pratique éradiquée partout en Occident depuis le début des années 80. Luxe supplémentaire, la BCE pourra choisir la mesure de l’inflation qui l’arrange le mieux (elle a choisit la mesure la plus maximaliste et celle qui a le moins de signification économique, l’indice des prix à la consommation), et pourra se référer aux agrégats monétaires seulement quand ça l’arrange (c'est-à-dire pas souvent depuis 2008). Free as a bird.
Tertio, les hommes de la BCE seront choisis exclusivement parmi la population croissante des européens non-économistes, c'est-à-dire parmi des fonctionnaires aux CV impeccables mais qui ne sont pas des spécialistes des questions monétaires (il ne faudrait surtout pas faire comme la Réserve fédérale ou la Banque d’Angleterre). Parmi les 20 ou 30 experts européens de ces questions, aucun n’a jamais travaillé pour la BCE, même à temps partiel. A Francfort il y a bien un staff d’économistes, mais ils sont recrutés sur des critères très Bundesbank (pas de lecteurs de Scott Sumner, pas de dissidents, autodafé des livres de Milton Friedman) et ils sont de toute façon peu écoutés. No debate, no problem.
3. Quelques mois après cette fondation ratée, la BCE a commencé son impérialisme institutionnel par le plus simple et le plus efficace : un anschluss sur la politique de taux de changes (« Mr euro, c’est moi, ma signature est sur les billets », disaient Duisenberg comme Trichet). Cette OPA hostile était certes assez prévisible : quand on fixe les taux d’intérêt courts, concrètement on a la main sur une partie des parités de changes, et il était illusoire de penser que le fantomatique Eurogroupe puisse un jour tenir le rôle équilibrant que joue le Trésor aux Etats-Unis. Ceci dit, étant donnée la « pensée » anti-Friedman qui règne à Francfort (on devrait plutôt appeler cette ville Mark-cher), cet abandon croissant des questions de changes a eu des conséquences tragiques, en particulier à partir de 2007 où l’euro est clairement devenu la monnaie des cocus à l’échelle globale.
Pour une zone euro où la main d’œuvre est déjà chère et l’immobilier hors de prix, voir l’ensemble de ces valeurs libellées dans une monnaie maintenue artificiellement trop chère (par le refus de la BCE de faire comme les autres banques centrales des taux à 0% et des programmes d’achats massifs d’actifs) est un vrai problème, une source d’accélération des sorties de capitaux et des spirales déflationnistes à la périphérie. La BCE s’en moque comme de son premier symposium sur la compétitivité.
4. A partir de 2008, la BCE récupère de facto la surveillance budgétaire puisque le Pacte de stabilité explose et que son gardien (la Commission européenne) se retrouve démonétisé. Cela faisait longtemps qu’elle attendait ça : pouvoir exercer du chantage sur les gouvernements de son choix, ne plus simplement donner des leçons d’orthodoxie mais s’immiscer directement dans les processus budgétaires, et punir les fautifs via son influence déterminantes sur les marchés obligataires (qui font ce qu’elle le demande de faire : vous ne trouverez personne dans les salles de marchés modernes pour se positionner face à une banque centrale déterminée).
Elle invente donc la conditionnalité : je vous aide mais en contrepartie vous devez faire de l’austérité au pire moment (les économistes ne désignent pas ça comme de l’orthodoxie mais comme de la stupidité, passons), et des réformes structurelles au moins sur le papier (libérer l’offre productive en pleine crise de la demande, très malin), d’ailleurs si les décrets d’application tardent ce n’est pas grave car au fond l’objectif est 100% politique, un pur rapport de force (si par malheur la croissance revenait, l’inflation aussi peut-être). Sinon, bobo : coup d’Etat contre Papandréou, coup d’Etat contre Berlusconi, l’ordre règne quand on dirige les spreads de taux. Le pouvoir, c’est sympa, surtout quand on en abuse.
5. Avec l’Union bancaire, on rentre dans le ridicule mais là encore dans l’indifférence générale : plus l’impérialisme institutionnel devient énorme et caricatural, mieux ça passe. Pour résumer ce glorieux chantier : on confie la supervision des banques à la BCE dès 2014, pour « restaurer la confiance ». Mais que faisait donc la BCE entre 1999 et 2008, quand les bulles immobilières se formaient, quand M3 naviguait à +12%/an, quand il aurait suffit de monter les réserves obligatoires des banques ? Comme chacun sait, la BCE est vierge, elle avait tout vu des dérives en haut de cycle, c’est par pudeur qu’elle n’a rien fait. Mais voilà : les fonds de résolution se heurtent à un véto Allemand, et le récent épisode chypriote montre bien qu’il n’est pas question de solidarité. Donc, en fait, on va purement et simplement transférer un pouvoir supplémentaire, une source unique d’information et une excellente base de chantages, à la BCE, mais sans une vraie garantie des dépôts, sans Banking Act façon 1935, et bien entendu sans contre-pouvoirs.
Or le petit jeu de la BCE vis-à-vis des banques commerciales est déjà de plus en plus troublant depuis la crise, ce que nous pourrions nommer conflit d’intérêt ou collusion et ce que Friedman nommait créditisme : d’un coté, la BCE pilonne les banques par sa politique monétaire hyper-restrictives (les banques sont des acteurs avec un levier de 12, elles n’aiment donc pas trop la déflation), d’une autre coté elle les perfusent par tout un tas de dispositifs de façon à éviter une cascade de défauts et de faillites : « des zombies oui, des Lehman non ». Dans ce jeu d’échecs à 50 000 milliards d’euros dont vous n’entendez pas souvent parler (et qui échappe largement aux banques elles-mêmes, victimes d’un syndrome de Stockholm), quelques pions peuvent être sacrifiés pour sauver la face, pour continuer la partie, pour passer sous le radar des opinions publiques, ou pour recaser quelques copains (Axel Weber…) ; d’où les épisodes des LTRO, MES, OMT, SMP, FESF, j’en passe, et si vous n’y comprenez rien dites vous que c’est fait exprès, la novlangue de la BCE est du genre technique pour cacher un rapport très classique avec l’industrie financière : je te tiens par la barbichette, le premier qui rouspète…
6. L’étape finale d’abandon de la démocratie en zone euro est encore inachevée, mais le processus est bien lancé.
Dans cette étape, la BCE n’aura plus trop à se cacher. Elle régentera les politiques fiscales, l’immobilier, peut-être aussi la natalité. Les élections seront abolies, car les gens ont trop tendance à mal voter (le proconsul nommé par la BCE en Italie a obtenu, après 15 mois de baisse organisée des spreads de taux, deux fois mois de votes que le Coluche local et trois fois moins que l’organisateur des bunga-bunga). L’euro vaudra deux ou trois dollars, ce qui nous débarrassera une fois pour toutes de l’industrie. L’Allemagne aura enfin ses colonies : Grèce, Espagne, Portugal. La double tour mégalo de 45 étages que la BCE fait construire à Francfort dominera l’industrie financière européenne pour longtemps, comme les monuments dessinés par Hitler auraient dominé Munich et Linz.
Les actionnaires seront remplacés par des administrateurs. L’impôt sur les sociétés en Irlande sera à 40%. La Hongrie (qui un court moment voulait restreindre l’indépendance de son banquier central) sera traitée comme un Etat voyou. L’enseignement de la science économique moderne sera remplacé par des cours obligatoires sur les dogmes de la Bundesbank et par des ateliers de morale monétaire allemande. Les livres d’Histoire ne comporteront plus qu’un seul chapitre, consacré à l’année 1923 (mais expurgé de toute référence au fait que la Reichbank était une institution privée). Nous vivrons heureux, dans la décroissance (la seule façon de respecter les objectifs de Kyoto, de toute façon), riches à condition de ne rien déposer sur un compte en banque et de ne pas investir en actions, libres à condition de ne pas écrire sur la politique monétaire et de se focaliser sur des vrais sujets importants, l’élimination de Didier dans Koh-Lanta, le déficit de la branche maladie, l’euro (de football), le cheval dans les lasagnes.
Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.
Source : http://www.atlantico.fr/