"Vicissitudes", sculpture sous l'eau de Jason de Caires Taylor, Grenade, 2008
"Dans trente ans, quand le nombre de cancers augmentera (c'est déjà le cas) de façon exponentielle en Europe, alors il sera peut-être temps de s'inquiéter."
Vendredi dernier 26 septembre, le Canada et l'Union européenne ont publié officiellement le texte du CETA (Comprehensive Economic and Trade Agreement) qui sera rendu public et présenté pour ratification au Parlement européen dans les prochains mois. Ce traité est le fruit de négociations secrètes tenues depuis un an, qui préfigure le Traité transatlantique (TAFTA) qui sera négocié en ce moment même (du 29 septembre au 3 octobre). Les grandes lignes de cet accord, que les gouvernements négocient sans avoir préalablement obtenu le feu vert de leurs parlements, sont déjà connues des Américains comme des Européens : la libre concurrence ne sera plus empêchée par les normes sanitaires, sociales, ou environnementales, et un État pourra être attaqué s'il ne se soumet pas aux exigences des multinationales.
Quand les victimes sont les coupables
Tout ceci, nous le savons grâce au travail exceptionnel des journalistes d'investigation, des chercheurs et des scientifiques. Régulièrement, ils sortent des reportages, des études et des articles qui nous montrent les dessous de notre système de consommation. Aujourd'hui notre nouveau drame, c'est que nous savons. Nous savons par exemple comment fonctionne Monsanto, et nous savons que ces traités ouvriront les portes européennes au géant américain. Pourtant, seules quelques centaines de personnes se sont mobilisées en France contre le traité transatlantique. Ils étaient des dizaines de milliers contre le mariage homosexuel. Cherchez l'erreur... Au Canada... rien.
Le système de consommation fait en sorte que je désire consommer ce qui pollue, ce qui rend malade, ce qui exploite. Parce que à portée de main, parce que moins cher. À chaque fois que je mange quelque chose qui contient du soja OGM, j'aide les enfants d'Argentine vivant près des champs de Monsanto à naître déformés avec des cheveux qui leur poussent partout sur le corps. À chaque fois que je mets une saucisse nourrie au maïs de Monsanto sur mon grill, j'encourage la fabrication de cochons qui naissent parfois à deux têtes, parfois mâle et femelle. Le miroir est douloureux. Chacun reste dans son jardin individuel sans se douter que son petit geste fait de l'ombre aux autres, et construit le paysage de demain.
Demain, justement, parlons-en. Puisque demain est déjà là. Demain les traités seront adoptés avec quelques modifications, et dans un premier temps, apporteront de la prospérité aux entreprises. Les élus sortiront les chiffres des nouveaux emplois créés. Les petits agriculteurs pourront bien gueuler. Dans les champs de maïs OGM, dans les abattoirs, dans les bassins d'élevage intensif, la nature continuera à réagir de la même manière : plus vous mettrez des antibiotiques pour combattre les parasites de la monoculture, plus ils développeront des anticorps et de nouvelles espèces qui résisteront. Il faudra inventer de nouveaux antibiotiques. Et toujours plus de produits non testés qui finiront dans nos assiettes. Ces produits font déjà des ravages chez les humains, mais les petits enfants d'Argentine, ce ne sont pas des humains qui nous concernent. Dans trente ans, quand le nombre de cancers augmentera (c'est déjà le cas) de façon exponentielle en Europe, alors il sera peut-être temps de s'inquiéter.
Le travail des chercheurs, des journalistes, des associations, qui passent des années entières à gratter pour nous montrer ce qu'il se passe, n'aura peut-être servi qu'à dire qu'on savait. Ils auront été, pour un temps, notre conscience.
Quand les victimes sont les coupables
Tout ceci, nous le savons grâce au travail exceptionnel des journalistes d'investigation, des chercheurs et des scientifiques. Régulièrement, ils sortent des reportages, des études et des articles qui nous montrent les dessous de notre système de consommation. Aujourd'hui notre nouveau drame, c'est que nous savons. Nous savons par exemple comment fonctionne Monsanto, et nous savons que ces traités ouvriront les portes européennes au géant américain. Pourtant, seules quelques centaines de personnes se sont mobilisées en France contre le traité transatlantique. Ils étaient des dizaines de milliers contre le mariage homosexuel. Cherchez l'erreur... Au Canada... rien.
Le système de consommation fait en sorte que je désire consommer ce qui pollue, ce qui rend malade, ce qui exploite. Parce que à portée de main, parce que moins cher. À chaque fois que je mange quelque chose qui contient du soja OGM, j'aide les enfants d'Argentine vivant près des champs de Monsanto à naître déformés avec des cheveux qui leur poussent partout sur le corps. À chaque fois que je mets une saucisse nourrie au maïs de Monsanto sur mon grill, j'encourage la fabrication de cochons qui naissent parfois à deux têtes, parfois mâle et femelle. Le miroir est douloureux. Chacun reste dans son jardin individuel sans se douter que son petit geste fait de l'ombre aux autres, et construit le paysage de demain.
Demain, justement, parlons-en. Puisque demain est déjà là. Demain les traités seront adoptés avec quelques modifications, et dans un premier temps, apporteront de la prospérité aux entreprises. Les élus sortiront les chiffres des nouveaux emplois créés. Les petits agriculteurs pourront bien gueuler. Dans les champs de maïs OGM, dans les abattoirs, dans les bassins d'élevage intensif, la nature continuera à réagir de la même manière : plus vous mettrez des antibiotiques pour combattre les parasites de la monoculture, plus ils développeront des anticorps et de nouvelles espèces qui résisteront. Il faudra inventer de nouveaux antibiotiques. Et toujours plus de produits non testés qui finiront dans nos assiettes. Ces produits font déjà des ravages chez les humains, mais les petits enfants d'Argentine, ce ne sont pas des humains qui nous concernent. Dans trente ans, quand le nombre de cancers augmentera (c'est déjà le cas) de façon exponentielle en Europe, alors il sera peut-être temps de s'inquiéter.
Le travail des chercheurs, des journalistes, des associations, qui passent des années entières à gratter pour nous montrer ce qu'il se passe, n'aura peut-être servi qu'à dire qu'on savait. Ils auront été, pour un temps, notre conscience.
"Le capitalisme, c'est un grand parc d'attractions où nous nous rendons avec plaisir chaque jour"
Il paraît que quand on veut on peut. Dans le monde de la consommation, c'est plutôt le contraire : quand on peut acheter, on veut acheter. Plus on peut, plus on veut. Le pouvoir d'achat dont on nous bassine les oreilles porte bien mal son nom. Acheter n'est plus un pouvoir, puisque je ne choisis plus ce que je j'achète. Je suis condamné à acheter, toujours moins cher, toujours plus.
En ces temps où le chômage augmente presque partout en Europe, les hommes politiques se disputent sur l'ordre du cercle vicieux : investir et baisser les impôts pour redonner du pouvoir d'achat, pouvoir d'achat retrouvé donc consommation, consommation donc prospérité, prospérité donc plein emploi et diminution de la dette, diminution de la dette donc investissements possibles.
Les politiques perdent ma confiance, car je vois bien qu'ils sont impuissants à me rendre mon pouvoir d'achat. Ils ont délégué leur pouvoir aux multinationales. Le CETA et le TAFTA sont la consécration de cette perte de pouvoir.
Le vote est un pouvoir politique. Mais puisque tout cela est une question d'argent, mon pouvoir de peser sur des lois et des règlementations est complètement décalé. Ce n'est pas comme citoyen que je dois lutter, c'est comme consommateur. Il faut toujours savoir lutter avec les armes de l'adversaire, comme le répétait Mandela. Or comme consommateur, mon pouvoir est énorme. Car sans moi, toute la chaîne se rompt. Le boycottage est la seule arme qui peut réellement peser sur les multinationales. Seulement voilà, mes habitudes sont plus difficiles à changer qu'une loi. Je peux toujours, à juste titre, dénoncer le manque de volonté des politiques, mais qu'en est-il de ma propre volonté ? Est-ce que j'irais acheter de la viande chez un boucher local, plutôt que celle moins chère du supermarché, quitte à ne manger de la viande que trois fois au lieu de six fois par semaine ?
Cet été, les Espagnols ont boycotté massivement Coca-Cola pour faire pression sur un plan social massif qui entraînait le licenciement de milliers de salariés des usines. Geste courageux qui a porté ses fruits, puisque Coca-Cola a enregistré la plus forte baisse de son histoire. À ceci près que ce boycottage était destiné à sauver des emplois chez Coca-Cola, donc ne remettait absolument pas en question l'existence ni le monopole de cette marque.
Le boycottage, c'est comme le vote: tout seul ça ne sert à rien. Le processus est long pour qu'un geste devienne un boycottage : il faut que je sois informé, que j'exerce mon jugement critique quand je suis au supermarché, que je prenne des décisions en conséquent, et surtout, que j'en parle à mes proches et à mes collègues.
La puissance du refus est inestimable. Mais ce refus-là engage nos désirs les plus intimes et notre confort quotidien. Car le capitalisme n'est pas un monstre perché dans les locaux des multinationales. C'est un grand parc d'attractions où nous nous rendons avec plaisir chaque jour. Ce monstre, c'est notre enfant. Les enfants d'Argentine pourront attendre. Un burger ce soir? Bon appétit.
Première publication : http://quebec.huffingtonpost.ca/
«Quand on pense qu'il suffirait que les gens n'achètent plus pour que ça ne se vende pas!» - Coluche
En ces temps où le chômage augmente presque partout en Europe, les hommes politiques se disputent sur l'ordre du cercle vicieux : investir et baisser les impôts pour redonner du pouvoir d'achat, pouvoir d'achat retrouvé donc consommation, consommation donc prospérité, prospérité donc plein emploi et diminution de la dette, diminution de la dette donc investissements possibles.
Les politiques perdent ma confiance, car je vois bien qu'ils sont impuissants à me rendre mon pouvoir d'achat. Ils ont délégué leur pouvoir aux multinationales. Le CETA et le TAFTA sont la consécration de cette perte de pouvoir.
Le vote est un pouvoir politique. Mais puisque tout cela est une question d'argent, mon pouvoir de peser sur des lois et des règlementations est complètement décalé. Ce n'est pas comme citoyen que je dois lutter, c'est comme consommateur. Il faut toujours savoir lutter avec les armes de l'adversaire, comme le répétait Mandela. Or comme consommateur, mon pouvoir est énorme. Car sans moi, toute la chaîne se rompt. Le boycottage est la seule arme qui peut réellement peser sur les multinationales. Seulement voilà, mes habitudes sont plus difficiles à changer qu'une loi. Je peux toujours, à juste titre, dénoncer le manque de volonté des politiques, mais qu'en est-il de ma propre volonté ? Est-ce que j'irais acheter de la viande chez un boucher local, plutôt que celle moins chère du supermarché, quitte à ne manger de la viande que trois fois au lieu de six fois par semaine ?
Cet été, les Espagnols ont boycotté massivement Coca-Cola pour faire pression sur un plan social massif qui entraînait le licenciement de milliers de salariés des usines. Geste courageux qui a porté ses fruits, puisque Coca-Cola a enregistré la plus forte baisse de son histoire. À ceci près que ce boycottage était destiné à sauver des emplois chez Coca-Cola, donc ne remettait absolument pas en question l'existence ni le monopole de cette marque.
Le boycottage, c'est comme le vote: tout seul ça ne sert à rien. Le processus est long pour qu'un geste devienne un boycottage : il faut que je sois informé, que j'exerce mon jugement critique quand je suis au supermarché, que je prenne des décisions en conséquent, et surtout, que j'en parle à mes proches et à mes collègues.
La puissance du refus est inestimable. Mais ce refus-là engage nos désirs les plus intimes et notre confort quotidien. Car le capitalisme n'est pas un monstre perché dans les locaux des multinationales. C'est un grand parc d'attractions où nous nous rendons avec plaisir chaque jour. Ce monstre, c'est notre enfant. Les enfants d'Argentine pourront attendre. Un burger ce soir? Bon appétit.
«À une époque de technologie avancée, le plus grand danger pour les idées, la culture et l'esprit risque davantage de venir d'un ennemi au visage souriant que d'un adversaire inspirant la terreur et la haine.» - Aldous Huxley
Première publication : http://quebec.huffingtonpost.ca/
A propos de l'auteur
Sarah Rubato est formée en anthropologie et littérature comparée à Paris et à Montréal. Assoiffée de terrain, elle part à la rencontre des Berbères du Haut Atlas marocain pendant sept ans, vivant avec eux et apprenant leur langue.
Persuadée que c’est dans l’analyse de notre quotidien que l’on peut comprendre notre société et la changer, Sarah étudie notre rapport intime au monde qui nous entoure. Elle s’intéresse particulièrement à la place du spectacle vivant dans nos sociétés, à l’influence des nouvelles technologies sur nos rapports sociaux, au multiculturalisme.
Sarah écrit également sa chronique « De la scène au quotidien » sur les arts du spectacle à Montréal, pour le webzine Les Méconnus. Elle a collaboré à des revues françaises comme Cassandre, Hors Champ et la revue Dire de l’Université de Montréal pour lequel elle a remporté le prix du meilleur article de l'année en 2012.
Suivez tous les articles de Sarah sur la page Facebook Des scènes au quotidien.
Sarah Rubato est formée en anthropologie et littérature comparée à Paris et à Montréal. Assoiffée de terrain, elle part à la rencontre des Berbères du Haut Atlas marocain pendant sept ans, vivant avec eux et apprenant leur langue.
Persuadée que c’est dans l’analyse de notre quotidien que l’on peut comprendre notre société et la changer, Sarah étudie notre rapport intime au monde qui nous entoure. Elle s’intéresse particulièrement à la place du spectacle vivant dans nos sociétés, à l’influence des nouvelles technologies sur nos rapports sociaux, au multiculturalisme.
Sarah écrit également sa chronique « De la scène au quotidien » sur les arts du spectacle à Montréal, pour le webzine Les Méconnus. Elle a collaboré à des revues françaises comme Cassandre, Hors Champ et la revue Dire de l’Université de Montréal pour lequel elle a remporté le prix du meilleur article de l'année en 2012.
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