Au matin du 11 novembre 1989, devant le mur de Berlin qui venait de tomber, assis sur une chaise, Mstislav Rostropovich offre un concert « à la mémoire de ceux qui ont été victimes ». Toutes les caméras du monde immortaliseront cet instant.
Ceux qui, au milieu des années 1970, ont découvert les écrits de Leszek Kolakowski, ont perçu chez lui un ton entièrement différent de celui qui dominait la vie intellectuelle occidentale. Car de ce côté-ci de l’Europe, prévalaient, à des degrés divers de radicalité, un rejet de la culture, de la tradition, une posture de la transgression, de la subversion ou de l’anti-culture.
En lisant et fréquentant des personnes issues de l’Autre Europe – les Tchèques ou les Polonais – on découvrait une toute autre attitude. La culture n’était pas pour eux un poids à liquider, mais une richesse qui nourrit, un bien fragile et vulnérable. Elle devait être préservée et cultivée contre les forces qui la menacent. Cela allait de pair avec une toute autre idée de la liberté. Non pas une liberté en opposition radicale contre la culture, contre la langue héritée, contre les formes héritées, mais faisant fond sur elles. De même pour l’Histoire : elle n’était pas un ennuyeux pensum à mémoriser ni un héritage encombrant à effacer, mais une ressource pour comprendre d’où l’on venait et pour savoir où l’on veut aller.
En lisant et fréquentant des personnes issues de l’Autre Europe – les Tchèques ou les Polonais – on découvrait une toute autre attitude. La culture n’était pas pour eux un poids à liquider, mais une richesse qui nourrit, un bien fragile et vulnérable. Elle devait être préservée et cultivée contre les forces qui la menacent. Cela allait de pair avec une toute autre idée de la liberté. Non pas une liberté en opposition radicale contre la culture, contre la langue héritée, contre les formes héritées, mais faisant fond sur elles. De même pour l’Histoire : elle n’était pas un ennuyeux pensum à mémoriser ni un héritage encombrant à effacer, mais une ressource pour comprendre d’où l’on venait et pour savoir où l’on veut aller.
Ce que Milan Kundera a bien mis en évidence dans ses romans à propos de l’incompréhension au sein des couples, se retrouve dans la relation entre les deux lignées qui ont partagé l’Europe, celle du Printemps de Prague et celle de Mai 68
De cette Autre Europe venait aussi l’idée – l’expérience – que l’Europe elle-même comme civilisation, était quelque chose de fragile, de contingent, de menacé – quelque chose qui devait être défendu, pour quoi on devait se battre, mais aussi quelque chose qui n’était nullement évident et appelait même un approfondissement intellectuel. C’était la voix de l’humanisme d’Europe centrale qui se faisait entendre. Et cette voix continue à être en désaccord avec la subversion institutionnalisée qui s’est installée un peut partout.
Comme tous les grands malentendus, il s’agit notamment d’une affaire de langage, d’une différence dans la manière de nommer et de percevoir la réalité. Ce que Milan Kundera a bien mis en évidence dans ses romans à propos de l’incompréhension au sein des couples, où chacun développe son propre lexique autour d’autres vocables premiers, se retrouve dans la relation entre les deux lignées qui ont partagé l’Europe, que l’on peut appeler respectivement celle du Printemps de Prague et celle de Mai 68. Soit l’expression « liberté de la culture » : elle correspond à une bonne part de la résistance de l’humanisme d’Europe centrale à la domination nazie et au communisme. Mais comprise à travers l’idiome de la lignée de Mai 68 elle signifie : expression de soi, liberté illimitée, élimination de toutes les entraves. Or cela n’a aucun sens dans l’autre lignée, qui perçoit aussitôt dans de tels slogans la persistance de vieux schémas idéologiques et discerne un renversement imminent de cet idéal en son contraire : l’arbitraire, une nouvelle forme de domination et de tyrannie.
La rencontre avec cette autre sensibilité, et cette autre idée de la culture issue de l’humanisme d’Europe centrale a permis, pour qui appartient à la génération 68, de comprendre la justesse du reproche selon lequel elle serait une génération d’ « enfants gâtés ». Si elle mérite ce qualificatif, ce n’est, ce n’est pas parce qu’elle a bénéficié de la prospérité économique des Trente Glorieuses, mais parce qu’elle a bénéficié de biens précieux dont elle ne percevait pas la rareté et la fragilité : l’éducation, la culture, la langue. Au lieu de les préserver et de les faire fructifier, on les attaquait et on cherchait à les liquider comme une charge écrasante, en refusant et dénigrant patrimoine où en même temps on ne cessait de puiser.
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Jacques Dewitte