Le grand secret de la présidentielle, par Michel Barnier : tribune publiée dans Libération le 12 février 2002
« Est-il utile de tromper le peuple? » La question posée sans ambages par Frédéric II à Condorcet résonne comme un écho d'Ancien Régime, d'un siècle de despotisme plus ou moins éclairé, bien loin des exigences de transparence, de dialogue et de divulgation qui sont devenues les maîtres mots de notre vie publique.
Et pourtant, à l'heure où candidates et candidats à la présidence de la République préparent calicots, arguments et ripostes, il est une sorte de secret dans le débat politique français. Un secret qu'hier ministre des Affaires européennes, aujourd'hui commissaire européen, il me semble d'intérêt général de livrer aux citoyens pour aider leur jugement.
Ce grand secret, c'est d'abord et avant tout que la plupart des décisions que les candidats vont s'engager à prendre avec la confiance du peuple ne relèvent plus d'eux seuls. En 1988, Jacques Delors avait annoncé que «dans dix ans, 80 % de la législation économique, peut-être même fiscale et sociale, applicable dans les Etats-membres seront d'origine communautaires». La proportion n'est pas exactement celle-là, mais les ministres de tous les gouvernements, les parlementaires assis sur tous les bancs le savent bien: transports, énergie, environnement, agriculture, industrie, protection des consommateurs, sécurité alimentaire, immigration, tout cela - et bien davantage - relève d'un pouvoir partagé avec l'Union européenne.
Voilà qui réduit singulièrement, j'en suis conscient, la capacité des candidats à multiplier effets d'annonce et coups de menton. Mais si nous voulons un débat honnête, il faut le dire: dans beaucoup de domaines, il faudra aux futurs élus passer d'abord par Bruxelles et Strasbourg.
Ce grand secret, c'est ensuite que même les décisions qui relèvent totalement ou principalement d'une compétence nationale ne peuvent plus être prises sans un regard pour ce qui se passe autour de nous. L'harmonisation fiscale est loin d'être réalisée, mais déjà tout ministre des Finances sait que dans la zone euro, ce que nos partenaires font par exemple en matière de fiscalité de l'épargne ou de charges sociales comporte désormais un impact sur nos propres finances publiques. Et réciproquement! De même pour les retraites, la politique familiale, le temps de travail, l'éducation, la France n'est pas un champ clos, une île en Europe.
Ce n'est pas une contrainte ou une menace, mais à mes yeux une chance: celle de comparer, de consolider nos atouts et de remédier à nos faiblesses en nous inspirant de ce qui se fait de mieux ailleurs. Même si, bien entendu, il est moins valorisant pour un candidat de proposer la mise en oeuvre d'une recette éprouvée que de prétendre avoir trouvé tout seul «la» solution providentielle.
Ce grand secret, c'est aussi que l'Europe respecte les contours de notre identité républicaine. Elle est protectrice des missions de service public, qu'elle reconnaît dans ses traités. Dans les discussions liées au commerce international, elle défend l'identité culturelle à laquelle la France est attachée. Jusqu'en 2006, l'Union européenne investit également 213 milliards d'euros pour renforcer la cohésion du territoire européen, parallèlement à la politique française d'aménagement du territoire. Ce ne sont pas des mots: sait-on qu'avec 3,3 milliards d'euros, elle apporte à nos départements d'outre-mer quatre fois plus que l'Etat français dans le cadre des contrats de plan Etat-régions? Cela n'a rien d'un hasard.
Depuis 1957 et la signature du traité de Rome, aucun texte communautaire - règlement ou directive - n'est entré en vigueur sans le consentement du gouvernement français. Pas plus la directive «oiseaux» de 1979, si critiquée par certains chasseurs, que celles de 1991 sur la déréglementation du rail - pour ne citer que des exemples sensibles. L'Europe qui se construit est celle que la France a voulue, pas à pas, année après année.
Ce grand secret, c'est enfin que l'Europe sur laquelle certains vont concentrer leurs coups - «aveugle», «bureaucratique», «antidémocratique» - n'existe plus, si elle a jamais existé. Chaque semestre, les grandes orientations sont définies par le Conseil européen, où l'exécutif bicéphale français est représenté. Toutes les décisions législatives sont prises au Conseil, où siège un ministre français. Et beaucoup de ces décisions le sont désormais en codécision avec le Parlement européen, où siègent 87 représentants français issus de la totalité du spectre politique national, de l'extrême droite à l'extrême gauche.
Autre grand secret d'ailleurs, qui frise l'indifférence, que celui dans lequel ces députés oeuvrent, victimes d'un inepte mode de scrutin - une liste nationale de 87 noms ! - qui les prive de circonscription et par-là même des fruits des efforts réels qu'ils déploient à Strasbourg. Alors, pourquoi ce grand silence des femmes et des hommes politiques français, lorsqu'ils rentrent de Bruxelles ou de Strasbourg, sur ce qui y a été décidé et sur ce qu'ils y ont dit? Parce qu'ils tiendraient avec «l'Europe de Bruxelles» une coupable idéale, maniant cornues technocratiques et pouvoirs indépendants, pour des décisions politiquement difficiles à assumer? Alors, que l'arrivée réussie de l'euro leur serve de leçon: le filon va se tarir, les citoyens sont bien plus intelligents que certains démagogues ne le croient.
Je préfère voir dans ce silence une sorte de pudeur mal placée. Celle de représentants d'un monde politique gouverné par l'élection présidentielle et structuré par le centralisme, l'illusion d'une souveraineté intransigeante, les vestiges du monarchisme républicain. D'un pays dans lequel on ne discute pas et on délibère peu, où la loi de la gravité fait invariablement venir les décisions du haut vers le bas - jamais l'inverse. Selon la formule prêtée à Jonathan Swift, le «mensonge politique est l'art de faire accroire au peuple des faussetés salutaires pour quelque bonne fin». Après plusieurs années passées à aller et venir du terrain aux instances européennes, j'avoue mon ignorance: je ne vois pas la «bonne fin» de ce grand secret, de cet incroyable mensonge par omission.
Pourquoi faudrait-il tenir les parlementaires nationaux à l'écart de la position à adopter au Conseil, entraver le dialogue direct des collectivités territoriales avec Bruxelles, ou refuser d'élire les parlementaires européens dans le cadre de grandes régions afin qu'ils rendent enfin des comptes? Pourquoi chaque projet de loi français ne comporterait-il pas obligatoirement un «exposé des motifs européen» destiné à éclairer la représentation nationale non seulement sur l'état des textes communautaires, mais sur la situation existant dans les autres pays de l'Union? Pourquoi nous faudrait-il, à toutes forces et contre toute évidence, faire «comme si» la France décidait seule de tout, comme si reconnaître qu'elle a choisi de partager sa souveraineté serait pour elle abdiquer toute ambition? Alors que, méprise fondamentale, c'est précisément le contraire...
Au moment d'élire celle ou celui qui présidera la République pendant les cinq prochaines années, les citoyens doivent savoir que diriger l'Etat dans une Europe de plus en plus intégrée implique au moins autant l'art de négocier que l'art de commander, celui de convaincre que celui d'imposer. Et sans doute aussi celui d'assumer, un art que possède indiscutablement Tony Blair lorsqu'il affirme que la souveraineté moderne est «autre chose que la capacité à dire non».
En 2002, Michel Barnier, ancien ministre, était commissaire européen chargé de la Politique régionale et des Réformes institutionnelles.