"La constitution qui nous régit n'a rien à envier aux autres peuples ; elle leur sert de modèle et ne les imite point. Elle a reçu le nom de démocratie, parce que son but est l'utilité du plus grand nombre et non celle d'une minorité." Cette citation de Thucydide inscrite au fronton du projet de traité constitutionnel de 2003 fût, comme la référence à l'héritage chrétien de l'Europe, supprimé purement et simplement du projet final par le Conseil européen.
par Aristide Leucate*
L’auteur n’y va pas par quatre chemins et, au prix d’une démonstration rigoureusement implacable, peut affirmer sans crainte d’être démenti, que les États membres de l’Union européenne (UE) « qui sont le berceau et le siège de la démocratie européenne, apparaissent si déclassés dans la nouvelle réorganisation des pouvoirs qu’impliquent l’intégration supranationale et le basculement de la pyramide au réseau, qu’il n’est pas absurde de parler d’achèvement du cycle démocratique plutôt que de ‘‘déficit’’. Un diagnostic qui confirme celui de la sortie du Politique, cause pour l’Europe de ce que certains imaginent comme sa sortie de l’Histoire. »
Terrible sentence, verdict sans appel, condamnation à perpétuité réelle d’un continent atteint de déréliction, amnésique de son génie propre et de sa longue mémoire. On pourrait, probablement, faire grief à Christophe Beaudouin de faire preuve d’un désespérant pessimisme. En réalité, à la lecture attentive de ce magistral traité de droit européen, on objectera que ce que nous avons sous les yeux, à Bruxelles, Strasbourg, Luxembourg ou Francfort, pour ne parler que des places fortes occupées par les institutions de l’UE, prête à un tel pessimisme qui n’est, en l’espèce, que la forme atténuée d’un profond réalisme.
Beaudouin considère logiquement que toute la science politique et juridique européenne classique, celle qui portait en elle un universel exigeant, se trouve fondamentalement remise en cause par un renversement inédit de ses concepts originels : « des frontières… contournables ou abolies, un État devenu… ‘‘membre’’ au sens organique de ‘‘démembrement’’, une Constitution légère comme une… digue de papier (…), une démocratie… réduite à l’‘‘Idée’’ d’elle-même ». Bref, une totale « déconstruction » que Derrida n’aurait pas reniée. Exprimé en d’autres termes, l’UE, son droit, sa « politique » habillée des oripeaux d’un technicisme froid, a, semble-t-il, fait le choix, sans doute dès l’origine (ou, après-coup, emportée dans son élan « intégrationniste », par sa fâcheuse propension à n’interpréter les traités, non pour ce qui y est écrit expressément, mais dans ce qu’on leur fait dire téléologiquement), de promouvoir le grand marché planétaire, cosmopolite et nomade, où les nations sont ravalées au rang muséal (ainsi qu’en atteste l’industrie du tourisme de masse) et les peuples, en consommateurs hédonistes indifférenciés.
Mais il y a pire : le délitement de l’autorité engendré par la dissociation entre les responsables politiquement légitimes et les gouvernants politiquement irresponsables de Bruxelles. « Les gouvernements représentatifs sont bien responsables chacun devant son peuple, mais ils n’ont plus l’autorité, tandis que». La chaîne de commandement s’en trouve dès lors atteinte, jusqu’à affecter tous les échelons de l’État, mais encore jusqu’à déformer tous les plis de la société. « Cette dissolution progressive de la responsabilité dans la sphère politique n’est que le versant de ce qui s’est amorcé dans la sphère privée, avec le déclin de la responsabilité individuelle et du mérite, au profit de la culture des droits », observe Beaudouin. En outre, souligne derechef ce dernier, cette première rupture entre la potestas et l’auctoritas en induit nécessairement une seconde, non moins préjudiciable au corps social (corps politique) tout entier, entre le droit et la politique, la « déprise du peuple souverain [ayant] pour effet historiquement inédit de voir le droit privé de sa formulation politique », la légitimité de celle-ci venant étayer la légalité intrinsèque de celle-là, en quelque sorte.
C’est à cette aune-là et à celle-là principalement, que l’on mesure combien la souveraineté dans la nation peut être infiniment ébranlée. Le cœur politique de la civilisation française (et, par extension, les libertés souveraines des nations européennes) est d’autant plus en en état de collapsus que, prévient notre jurisconsulte, « cette double rupture fait peser le risque (…) d’un renoncement des citoyens à donner leur consentement à gouverner et à obéir ».
La crise est devenue à ce point incoercible qu’elle ferait presque regretter les mouvements d’humeurs antiparlementaires des IIIe et IVe Républiques. La classe politique s’est discréditée, d’un bout à l’autre de l’échiquier, cédant la place à une défiance massive des plus compréhensibles, que nos oligarques endogames s’évertuent à déconsidérer en recourant au « populisme », concept métonymique subliminal de « l’extrême-droite », voire du « fascisme ». La classique dichotomie maurrassienne du « pays légal » coupé du « pays réel », semble même insuffisante à rendre compte de la situation, tant nos pays, en Europe, sont vendus à la découpe, au prix de réformes territoriales ineptes (la régionalisation imposée par la loi NOTRE), de velléités sécessionnistes (Catalogne, Écosse, Corse) et d’aliénations substantielles de pans entiers de nos souverainetés.
Dans ces conditions, on peut augurer que la belle idée d’Europe ayant fini par se fracasser sur les désillusions apportées par l’Européisme bruxellois, a fait, provisoirement, long feu. Sans doute le temps nécessaire pour que les nations émergent de leur longue et cotonneuse gueule de bois et se rassemblent (si cela est encore possible…) auprès de l’âtre réconfortant de l’Être national…
*Journaliste, essayiste
(Source : eurolibertes.eu)