Europe : le faux débat du fédéralisme, par Yann Coatanlem (Les Echos)
On peut disserter à l'infini sur l'Europe des nations face aux « Etats-Unis d'Europe », la vérité est que nous sommes installés dans un fédéralisme de fait. La France fait partie, d'après le traité de Maastricht, d'« une organisation internationale permanente, dotée de la personnalité juridique et investie de pouvoirs de décision ». Et ces décisions s'appliquent à notre pays. Dans quelle mesure ? Depuis l'arrêt Nicolo, passé par le Conseil d'Etat en 1989, le droit européen a clairement la primauté sur les lois nationales : toute nouvelle loi française doit être écartée par le juge administratif si elle est incompatible avec l'ordre juridique européen.
L'on pourrait penser qu'il reste encore un rempart suprême, celui de la Constitution, que l'on suppose en quelque sorte « blindée » par de Gaulle. Or, depuis la décision Melloni rendue par la Cour de justice européenne en 2013, pour l'essentiel, le droit européen a la primauté sur les Constitutions des pays membres : « S'il reste loisible aux autorités et juridictions nationales d'appliquer des standards nationaux de protection des droits nationaux », c'est à condition que « cette application ne compromette pas le niveau de protection prévu par la Charte [des droits fondamentaux de l'Union européenne], ni la primauté, l'unité et l'effectivité du droit de l'Union ». Et si l'on regarde la Charte dans le détail, on se rend compte qu'elle va bien au-delà des droits traditionnels de l'homme et du citoyen, et inclut des droits fondamentaux de « troisième génération » tels que la protection des données, les garanties en matière de bioéthique et les questions de transparence des administrations. Mais elle comprend aussi les autres « droits et principes résultant des traditions constitutionnelles communes à tous les Etats membres et d'autres instruments internationaux ».
On est donc passé d'un ordre juridique intégré, d'un « pluralisme ordonné », selon la belle expression de Mireille Delmas-Marty, à ce que le vice-président du Conseil d'Etat nomme aujourd'hui pudiquement un « ordre juridique européen autonome » et une « démarche de souveraineté partagée ». Nous n'aurons pas ces prudences de langage et appellerons un chat un chat : nous sommes bien, de fait, entrés qu'on le veuille ou non, dans une structure de fédéralisme.
Bien sûr, les gouvernements nationaux conservent encore des pouvoirs très importants : le bras régalien, mais aussi la fiscalité, l'éducation, l'organisation du travail, etc. Simplement, il faut bien constater que, lors de la crise des migrants comme lors des attentats terroristes de Paris et de Bruxelles, la question universelle a été : que fait l'Europe ? Implicitement, c'était exiger des moyens de police, de services secrets, de défense que l'Union n'a pas encore. C'est au fond demander plus d'Europe. Et il nous semble que les citoyens sont davantage prêts que leurs dirigeants à l'idée d'une Europe forte.
Evidemment, des progrès sont à faire, essentiellement parce que, pendant trop longtemps, on a laissé l'Union fonctionner comme un directoire de chefs de gouvernement et on a trop exclu le citoyen des décisions. La discussion que nous devons désormais avoir pour réformer l'Europe, ne peut consister à vérifier que la transposition du droit européen se situe à un pourcentage acceptable du droit national (d'après bpifrance Le Lab, 80 % des normes s'appliquant aux entreprises françaises sont prises au sein d'institutions internationales), mais que la subsidiarité, c'est-à-dire l'équilibre fondamental entre pouvoirs nationaux et européens, fonctionne de façon harmonieuse et, enfin, sous contrôle démocratique. Il nous paraît impensable de continuer à transférer plus de souveraineté des pays en faveur de l'Union, sous couvert, par exemple, de mutualiser les risques économiques ou sociaux. Le fédéralisme sera démocratique ou il ne sera pas.
Yann Coatanlem est président du Club Praxis.
Première publication : Les Echos, 22 juillet 2016