Saint-Paul en Grèce
Jean-François Mattéi - Professeur émérite de philosophie – Membre de l’IUF
Le titre de cette conférence est volontairement provocateur, le terme venant du latin provocare qui signifie « appeler à parler ». Cicéron, avocat et homme politique, utilise l’expression provocare ad populum qui signifie « donner la parole au peuple », justement en le provoquant. Pour justifier ce titre, il ne faut pas oublier que la philosophie consiste à provoquer des idées ou des pensées. La vocation de la philosophie est d’être une provocation.
Le procès de l’Europe
Une partie de mon enseignement à l’université de Nice et à l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence, a porté sur l’histoire de l’Europe de ces derniers siècles depuis le 17ème siècle : Henry IV, Charles Quint, sans remonter à Charlemagne. En dehors de sa signification géographique qui remonte à Hérodote, lorsqu’Europe a pris conscience d’elle-même, c’est-à-dire de son identité civilisationnelle, elle est apparue comme un lieu privilégié dans les domaines de la science, de la morale, de la politique, et dans tous les domaines de la condition humaine.
Si on lit les auteurs européens ou américains du Nord et du Sud au 18ème et 19ème siècle, on voit qu’ils ont tous une très haute idée de l’Europe. Pour eux, c’est la civilisation absolue.
Victor Hugo pense ainsi que la civilisation humaine se concentre sur l’avènement de l’Europe, notamment sur l’histoire de la France et plus particulièrement sur l’histoire de Paris, la Ville-Lumière.
Une partie de mon enseignement à l’université de Nice et à l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence, a porté sur l’histoire de l’Europe de ces derniers siècles depuis le 17ème siècle : Henry IV, Charles Quint, sans remonter à Charlemagne. En dehors de sa signification géographique qui remonte à Hérodote, lorsqu’Europe a pris conscience d’elle-même, c’est-à-dire de son identité civilisationnelle, elle est apparue comme un lieu privilégié dans les domaines de la science, de la morale, de la politique, et dans tous les domaines de la condition humaine.
Si on lit les auteurs européens ou américains du Nord et du Sud au 18ème et 19ème siècle, on voit qu’ils ont tous une très haute idée de l’Europe. Pour eux, c’est la civilisation absolue.
Victor Hugo pense ainsi que la civilisation humaine se concentre sur l’avènement de l’Europe, notamment sur l’histoire de la France et plus particulièrement sur l’histoire de Paris, la Ville-Lumière.
L’Europe n’est plus dans l’Europe comme Rome n’est plus dans Rome comme disait Corneille dans Sertorius. N’y a-t-il pas de causes plus graves à cette perte d’identité de l’Europe ?
En revanche, si l’on considère la plupart des auteurs du 20ème siècle, on constate que l’Europe est totalement dévalorisée.
Dans mon ouvrage Le procès de l’Europe, je note qu’une grande majorité des ouvrages du XXème siècle portent une condamnation en règle de l’Europe, créatrice de deux guerres mondiales, de la colonisation, de la mainmise de l’Europe sur les autres peuples, etc.
On peut donner à cela une explication immédiate car l’Europe n’est plus civilisée, après deux guerres mondiales dont la gradation progressive dans l’horreur a été insoutenable. Ce sont les deux pays les plus civilisés, la France et l’Allemagne qui ont fait cela. On peut parler aussi de la colonisation et d’Hiroshima. Tout ceci ramène à un style de vie occidentale qui fait que l’Europe a mal à son âme. L’Europe n’est plus dans l’Europe comme Rome n’est plus dans Rome comme disait Corneille dans Sertorius. N’y a-t-il pas de causes plus graves à cette perte d’identité de l’Europe ?
Il est pourtant d’autres auteurs, comme Hanna Arendt aux États-Unis, ou Albert Camus en France qui, tout en critiquant les excès de la pensée européenne, l’application philosophique et technique de l’Europe, ont reconnu qu’elle s’était toujours tenue à hauteur d’homme, car elle était la terre de l’humanisme. Quelle fut la raison pour laquelle l’Europe a abandonné son identité, ses limites, ce que les Romains appelaient le limes qui séparait la civilisation de la barbarie ? Or, la barbarie a fini par envahir l’ensemble de l’Europe, notamment la France avec les Francs qui étaient les plus sauvages parmi les barbares venus d’Allemagne et dont nous sommes les descendants.
En fait, toute civilisation est toujours plus ou moins liée à la barbarie.
Il est trop facile de dire que la civilisation européenne a failli parce que, en fait, toutes les autres civilisations ont failli au cours de l’histoire. Walter Benjamin, dans ses thèses sur l’Histoire où il reprend les thèses que l’on trouve chez Marx lui-même, essaie de dire, dans les années 30-40, ce qu’il pense du monde dans lequel il vit.
Cet auteur, passionné de Baudelaire (qu’il traduisit en allemand), de Paris et de la culture française, fait remarquer, dans sa dixième thèse : « Il n’y a pas de phénomène de culture qui ne soit en même temps un phénomène de barbarie ». C’est-à-dire que, quoi que vous preniez comme culture, vous y trouvez toujours un fond de barbarie. Dans L’homme révolté de Camus, celui-ci parle de « l’ignoble Europe » parce qu’il fait référence, en 1948, aux camps de concentration.
En fait l’Europe qui, depuis la Grèce et le christianisme, avec St Paul, a toujours été la fille de la « mesure », a sombré dans la démesure. Diké était la déesse grecque de la mesure et du droit. Elle n’avait pas la grandeur de sa mère Thémis, déesse de la justice cosmique, sous laquelle se placent les spécialistes du droit.
Or, le couple mesure-démesure se nomme, en grec : Diké-Hubris. Hubris, c’est la violence verbale, l’insulte, la haine et toute forme de démesure.
Comment se fait-il que l’Europe ait été partagée entre Diké et Hubris, entre le bien et le mal ?
Jusqu’à la première Guerre mondiale, pour simplifier, l’Europe et l’Occident étaient la patrie du Bien. Depuis la deuxième Guerre mondiale l’Europe, chez les Occidentaux eux-mêmes, est devenue la patrie du Mal.
Pourtant, les autres pays, le Japon, l’Inde, la Chine ne font qu’imiter en tous domaines les Occidentaux : leurs techniques, leurs vêtements, leurs habitudes, leurs comportements sociaux, leurs musiques.
L’Europe s’est donc soumise à une autocritique que l’on trouve par exemple dans le livre de Pascal Bruckner Les sanglots de l’homme blanc.
Suzanne Sontag, l’écrivain américain d’origine juive, écrivait : « La vérité est que Mozart, Pascal, les meubles de Boulle, Shakespeare, le régime parlementaire en politique, le baroque en religion, Newton, Kant, Marx, tout ceci ne compense pas tout ce que cette civilisation particulière déverse sur le monde. La race blanche est le cancer de l’humanité ! »
On peut citer des centaines d’autres condamnations sans appel de la culture européenne proclamées par des Européens ou des Occidentaux en rupture avec leur propre culture.
Culture et civilisation
Je vais essayer maintenant de distinguer ce qui fait leur différence ou leur complémentarité. « Culture » est un terme qui avait une connotation beaucoup plus forte lors de son origine. Le latin connaît le mot agricultura qui a donné en français l’agriculture. Qu’en est-il de la culture elle-même ? Cultura vient du verbe colere qui veut dire « prendre soin », « s’occuper de », « avoir un élan de tendresse pour », « aimer » et enfin, « cultiver, prendre soin ». D’où l’expression de Cicéron dans les Tusculanes : cultura animi philosophia est, qui signifie : « La philosophie est le soin de l’âme ».
On a donc entendu par culture le fait, pour un être humain, de prendre soin de ce qu’il y a de plus profond en lui-même. Non pas de façon égoïste, mais au contraire, de façon humaniste et même universelle. Il en résulte que, quand on prend soin de soi-même en tant qu’être humain, on fait apparaître une racine commune entre les hommes, entre tous les êtres dont on doit prendre soin, pour trouver une justification à l’existence humaine.
Dans une première approximation, l’origine de la culture européenne provient d’une prise de conscience de l’Europe par ellemême à partir de ses oeuvres, de ses principes et de ses actions.
Quand on parle d’une culture, il faut évidemment faire référence à son contenu. Quand on mentionne les cultures aztèque, égyptienne ou occidentale, on vise par là un ensemble d’éléments de création architecturaux, moraux, religieux, picturaux, musicaux, théâtraux, politiques, qui procurent à chaque reprise la représentation du monde d’une culture donnée.
Les oeuvres des auteurs du théâtre grec, Eschyle, Sophocle, Euripide, mettent en scène la représentation de leurs cités à travers ses dieux, ses hommes, ses héros, visant à travers cela une émancipation de la condition humaine. Cela implique que nous puissions devenir libres à travers des valeurs qui s’imposent à une condition d’autant plus tragique que nous savons que nous sommes finis, que nous ignorons d’où nous venons ni où nous allons puisque, après notre mort, nous ne savons même pas s’il y a autre chose.
Le tragique de notre existence tient à ce que nous ne pouvons échapper à cette finitude humaine, avec ses réussites, avec ses biens, mais surtout avec ses maux qui s’expriment dans les recherches des écrivains, des artistes et des savants. Qu’est-ce qui était la marque spécifique de la culture européenne ? Elle s’est donnée pour la première fois comme étant une civilisation. Mais comment peut-on définir le terme de « civilisation » ?
Il est utilisé encore plus à tort et à travers que le terme culture. Tous deux sont un peu synonymes puisqu’ils sont chaque fois des représentations du monde ou d’une société donnée. Or, aucune des autres sociétés connues : égyptienne, chinoise, indoue, babylonienne ou autres, ne s’est désignée comme civilisation au sens où nous l’entendons. Le mot a été inventé par un Français, Turgot, au XVIIIème siècle, pour désigner, sur la base du vocable latin civilitas, les moeurs civilisées, codifiées et partagées, qu’il y avait à la Cour de France et chez les hommes de pensée ou de lettres. Elles étaient copiées dans toutes les Cours européennes, jusqu’au fin fond de la Russie, où tout le monde parlait français.
Lorsque Voltaire demanda à Frédéric II de Prusse quelle langue il parlait habituellement, celui-ci lui répondit : « Le français à la cour. Je n’utilise l’allemand que pour parler à mon cheval et à mon palefrenier. »
Le français était au siècle des Lumières la langue universelle de l’Europe. Elle avait pris la suite du latin et comme est malheureusement, l’anglais d’aéroport, le pidgin, langue d’information, sans doute, mais non de civilisation.
L’universel
Dans mon ouvrage Le procès de l’Europe, je note qu’une grande majorité des ouvrages du XXème siècle portent une condamnation en règle de l’Europe, créatrice de deux guerres mondiales, de la colonisation, de la mainmise de l’Europe sur les autres peuples, etc.
On peut donner à cela une explication immédiate car l’Europe n’est plus civilisée, après deux guerres mondiales dont la gradation progressive dans l’horreur a été insoutenable. Ce sont les deux pays les plus civilisés, la France et l’Allemagne qui ont fait cela. On peut parler aussi de la colonisation et d’Hiroshima. Tout ceci ramène à un style de vie occidentale qui fait que l’Europe a mal à son âme. L’Europe n’est plus dans l’Europe comme Rome n’est plus dans Rome comme disait Corneille dans Sertorius. N’y a-t-il pas de causes plus graves à cette perte d’identité de l’Europe ?
Il est pourtant d’autres auteurs, comme Hanna Arendt aux États-Unis, ou Albert Camus en France qui, tout en critiquant les excès de la pensée européenne, l’application philosophique et technique de l’Europe, ont reconnu qu’elle s’était toujours tenue à hauteur d’homme, car elle était la terre de l’humanisme. Quelle fut la raison pour laquelle l’Europe a abandonné son identité, ses limites, ce que les Romains appelaient le limes qui séparait la civilisation de la barbarie ? Or, la barbarie a fini par envahir l’ensemble de l’Europe, notamment la France avec les Francs qui étaient les plus sauvages parmi les barbares venus d’Allemagne et dont nous sommes les descendants.
En fait, toute civilisation est toujours plus ou moins liée à la barbarie.
Il est trop facile de dire que la civilisation européenne a failli parce que, en fait, toutes les autres civilisations ont failli au cours de l’histoire. Walter Benjamin, dans ses thèses sur l’Histoire où il reprend les thèses que l’on trouve chez Marx lui-même, essaie de dire, dans les années 30-40, ce qu’il pense du monde dans lequel il vit.
Cet auteur, passionné de Baudelaire (qu’il traduisit en allemand), de Paris et de la culture française, fait remarquer, dans sa dixième thèse : « Il n’y a pas de phénomène de culture qui ne soit en même temps un phénomène de barbarie ». C’est-à-dire que, quoi que vous preniez comme culture, vous y trouvez toujours un fond de barbarie. Dans L’homme révolté de Camus, celui-ci parle de « l’ignoble Europe » parce qu’il fait référence, en 1948, aux camps de concentration.
En fait l’Europe qui, depuis la Grèce et le christianisme, avec St Paul, a toujours été la fille de la « mesure », a sombré dans la démesure. Diké était la déesse grecque de la mesure et du droit. Elle n’avait pas la grandeur de sa mère Thémis, déesse de la justice cosmique, sous laquelle se placent les spécialistes du droit.
Or, le couple mesure-démesure se nomme, en grec : Diké-Hubris. Hubris, c’est la violence verbale, l’insulte, la haine et toute forme de démesure.
Comment se fait-il que l’Europe ait été partagée entre Diké et Hubris, entre le bien et le mal ?
Jusqu’à la première Guerre mondiale, pour simplifier, l’Europe et l’Occident étaient la patrie du Bien. Depuis la deuxième Guerre mondiale l’Europe, chez les Occidentaux eux-mêmes, est devenue la patrie du Mal.
Pourtant, les autres pays, le Japon, l’Inde, la Chine ne font qu’imiter en tous domaines les Occidentaux : leurs techniques, leurs vêtements, leurs habitudes, leurs comportements sociaux, leurs musiques.
L’Europe s’est donc soumise à une autocritique que l’on trouve par exemple dans le livre de Pascal Bruckner Les sanglots de l’homme blanc.
Suzanne Sontag, l’écrivain américain d’origine juive, écrivait : « La vérité est que Mozart, Pascal, les meubles de Boulle, Shakespeare, le régime parlementaire en politique, le baroque en religion, Newton, Kant, Marx, tout ceci ne compense pas tout ce que cette civilisation particulière déverse sur le monde. La race blanche est le cancer de l’humanité ! »
On peut citer des centaines d’autres condamnations sans appel de la culture européenne proclamées par des Européens ou des Occidentaux en rupture avec leur propre culture.
Culture et civilisation
Je vais essayer maintenant de distinguer ce qui fait leur différence ou leur complémentarité. « Culture » est un terme qui avait une connotation beaucoup plus forte lors de son origine. Le latin connaît le mot agricultura qui a donné en français l’agriculture. Qu’en est-il de la culture elle-même ? Cultura vient du verbe colere qui veut dire « prendre soin », « s’occuper de », « avoir un élan de tendresse pour », « aimer » et enfin, « cultiver, prendre soin ». D’où l’expression de Cicéron dans les Tusculanes : cultura animi philosophia est, qui signifie : « La philosophie est le soin de l’âme ».
On a donc entendu par culture le fait, pour un être humain, de prendre soin de ce qu’il y a de plus profond en lui-même. Non pas de façon égoïste, mais au contraire, de façon humaniste et même universelle. Il en résulte que, quand on prend soin de soi-même en tant qu’être humain, on fait apparaître une racine commune entre les hommes, entre tous les êtres dont on doit prendre soin, pour trouver une justification à l’existence humaine.
Dans une première approximation, l’origine de la culture européenne provient d’une prise de conscience de l’Europe par ellemême à partir de ses oeuvres, de ses principes et de ses actions.
Quand on parle d’une culture, il faut évidemment faire référence à son contenu. Quand on mentionne les cultures aztèque, égyptienne ou occidentale, on vise par là un ensemble d’éléments de création architecturaux, moraux, religieux, picturaux, musicaux, théâtraux, politiques, qui procurent à chaque reprise la représentation du monde d’une culture donnée.
Les oeuvres des auteurs du théâtre grec, Eschyle, Sophocle, Euripide, mettent en scène la représentation de leurs cités à travers ses dieux, ses hommes, ses héros, visant à travers cela une émancipation de la condition humaine. Cela implique que nous puissions devenir libres à travers des valeurs qui s’imposent à une condition d’autant plus tragique que nous savons que nous sommes finis, que nous ignorons d’où nous venons ni où nous allons puisque, après notre mort, nous ne savons même pas s’il y a autre chose.
Le tragique de notre existence tient à ce que nous ne pouvons échapper à cette finitude humaine, avec ses réussites, avec ses biens, mais surtout avec ses maux qui s’expriment dans les recherches des écrivains, des artistes et des savants. Qu’est-ce qui était la marque spécifique de la culture européenne ? Elle s’est donnée pour la première fois comme étant une civilisation. Mais comment peut-on définir le terme de « civilisation » ?
Il est utilisé encore plus à tort et à travers que le terme culture. Tous deux sont un peu synonymes puisqu’ils sont chaque fois des représentations du monde ou d’une société donnée. Or, aucune des autres sociétés connues : égyptienne, chinoise, indoue, babylonienne ou autres, ne s’est désignée comme civilisation au sens où nous l’entendons. Le mot a été inventé par un Français, Turgot, au XVIIIème siècle, pour désigner, sur la base du vocable latin civilitas, les moeurs civilisées, codifiées et partagées, qu’il y avait à la Cour de France et chez les hommes de pensée ou de lettres. Elles étaient copiées dans toutes les Cours européennes, jusqu’au fin fond de la Russie, où tout le monde parlait français.
Lorsque Voltaire demanda à Frédéric II de Prusse quelle langue il parlait habituellement, celui-ci lui répondit : « Le français à la cour. Je n’utilise l’allemand que pour parler à mon cheval et à mon palefrenier. »
Le français était au siècle des Lumières la langue universelle de l’Europe. Elle avait pris la suite du latin et comme est malheureusement, l’anglais d’aéroport, le pidgin, langue d’information, sans doute, mais non de civilisation.
L’universel
Ce qui est la marque de l’Europe est qu’elle s’est apparue comme la civilisation de l’universel.
Une civilisation est une société cultivée qui est arrivée à son sommet et qui prend conscience de son installation dans l’universel.
Ce qui est la marque de l’Europe est qu’elle s’est apparue comme la civilisation de l’universel. Ce qui n’empêche en rien qu’elle ait produit des crimes vis-à-vis d’autres cultures comme vis-à-vis d’elle-même. Autrement dit, l’universel découvert par l’Europe possède aussi un versant négatif.
En droit, il n’y a pas de mauvais universel ; il est nécessairement bon, même si l’usage que l’on en fait est mauvais. Il a été découvert par les Européens et c’est désormais celui de tous les Occidentaux puisque ceux-ci, dans les Amériques par exemple, parlent des langues européennes.
Pour démontrer cette puissance et cette diffusion de l’universel, il suffit de faire un constat. Si l’on prend l’évolution de l’humanité depuis 1492 c’est-à-dire depuis la découverte de l’Amérique et de sa mission émancipatrice, depuis quatre siècles, on remarque que toutes les découvertes scientifiques, avec leurs applications techniques, ont été faites, sans la moindre exception, par des Européens.
On objecte souvent les inventions chinoises, mais celles-ci, qu’il s’agisse du papier, de la poudre, de la boussole, et des caractères d’imprimerie mobiles, sont beaucoup plus anciennes. Il ne s’agit pas de remonter à la roue des Assyriens ou à l’invention, celle du zéro (ensemble vide), des Hindous, mais de noter que les autres civilisations n’ont plus rien inventé comme si elles avaient épuisé leurs principes créateurs.
Il en est même de l’économie libérale (le capitalisme) et du socialisme (marxisme). Tous les autres peuples qui avaient alors des économies rudimentaires se sont mis à l’école des occidentaux.
Quant aux innovations artistiques, comme la peinture de chevalet, le théâtre, l’opéra et la musique, elles sont européennes.
Comment se fait-il que l’Europe, qui est le plus petit des cinq continents, un petit cap du continent asiatique, disait Valéry après Nietzsche, qui pratique des dizaines de langues, ait tout inventé ?
Valéry a écrit : « Tout est venu à l’Europe et tout en est venu ».
L’Europe a absorbé toutes les cultures qu’elle a rencontrées pour les étudier et les comprendre comme le montre l’anthropologie, et tout a été créé par elle : les sciences, la médecine, la politique, la démocratie avec son espace public ouvert à tous.
Chez les Grecs, les esclaves avaient le droit d’assister aux discussions sur l’agora même s’ils ne pouvaient pas intervenir, tout comme les femmes.
Socrate, un homme pauvre, un va-nu-pieds, pouvait prendre la parole sur l’agora tout comme Platon qui était un riche aristocrate d’Athènes : ils étaient égaux en tant que citoyens.
D’où l’invention de l’espace public et de la démocratie. La Grèce a inventé la démocratie en tant que forme politique à côté d’autres types de gouvernement comme la monarchie, l’aristocratie et la tyrannie, déjà analysées par Platon et Aristote.
Comment expliquer cette fécondité européenne surprenante dans tous les domaines ? Comment expliquer que l’Europe qui a tout pris de ses prédécesseurs chinois, indiens, se soit développée tout d’un coup comme par une baguette magique, pratiquement depuis le XVème siècle et dans tous les domaines sans aucune exception ? Quelle est donc la spécificité de l’Europe, son miracle, qui fait qu’en quelques siècles, elle découvre tout, à un point tel que lorsqu’on étudie les sciences et les techniques, on s’aperçoit que plus de 99 % des découvertes de l’humanité ont été faites entre le XIXème et le XXème siècle ? Autrement dit, la croissance des découvertes avance lentement depuis l’Homo sapiens pour devenir exponentielle à partir du XIXème siècle et elle est due uniquement aux Européens et aux Occidentaux. Comment expliquer cette fécondité en si peu de temps ?
Cette découverte de l’universel que l’on critique parfois aujourd’hui, et dont on situe l’épanouissement au Siècle des Lumières, résulte d’une prise de conscience européenne. Montaigne définit ce principe d’universalité dans une formule très brève : « C’est moi que je pense mais chaque homme porte en lui un exemplaire de l’humaine condition ». La grande découverte des Européens, c’est qu’il y a une condition humaine universelle en dépit de toutes les différences de langues et de cultures.
Quelques lignes plus loin, Montaigne écrit : « Je vais peindre mon être universel », et non pas mon être singulier comme Proust (« Longtemps je me suis couché de bonne heure »). L’être universel est une abstraction qui est la même quel que soit le domaine théorique. Prenons un exemple mathématique. Proclus, mathématicien égyptien de langue grecque du IIIème siècle après JC, écrit au sujet du livre des premiers Éléments d’Euclide, la bible des mathématiciens : « Le modèle, ou paradigme grec, est infiniment supérieur. Pythagore donna à la philosophie géométrique la force d’une éducation libre en reprenant les choses au commencement, pour découvrir les choses par un examen de théorèmes mettant en oeuvre par une méthode qui n’est pas empirique et qui est purement intellectuelle ».
Ces lignes concentrent toute l’inventivité européenne :
a) La connaissance est une éducation libre. C’est-à-dire qu’elle n’est pas liée à une application pratique. C’est une recherche dénuée de contraintes sociales ou intellectuelles. Ainsi un bricolage aux États-Unis a donné naissance au transistor. De même, un bricolage en France, sur la lumière, a donné naissance au laser. Cette occupation libre implique une institution inventée par les seuls Européens, à savoir l’école, alors qu’ailleurs il n’y avait qu’une éducation familiale. Scholé est un mot grec qui signifie le temps d’arrêt. On suspend les affaires de la cité pour discuter de questions totalement libres qui n’ont rien à voir avec la cité. La recherche est toujours désintéressée, libre, et ne peut donc se passer qu’à l’école et/ou à l’université : la première fut fondée en Italie, en 1080 à Bologne où elle invente l’expression Alma mater (la mère nourricière). Au XVIIIème siècle, il y avait 150 universités en Europe où tous parlaient latin.
b) La connaissance est fondée sur les axiomes. La mathématique est axiomatique ou n’est pas. Il y a toujours des éléments premiers (principes) à partir desquels on construit un modèle abstrait.
Ensuite on élabore des théorèmes qui, articulés entre eux, forment des théories qui ne signifient pas des constructions intellectuelles, mais un regard abstrait porté sur des principes, c’està- dire un regard mental.
Une théorie est un ensemble de regards convergents qui portent sur une abstraction, un triangle par exemple. Ce triangle est dans ma tête. C’est une instance abstraite, une idée, une forme pure qui n’a pas besoin de matérialisation. Un triangle, comme une ligne, n’a pas d’épaisseur ni de forme. C’est d’abord une instance mentale, un concept que je peux ensuite matérialiser sur un tableau.
c) L’invention du concept est occidentale. Aucune civilisation n’en a formulé la théorie avant la civilisation européenne. Les autres peuples ont eu des symboles, des notions, des théories de type religieux, mais n’ont pas à proprement parler de « concept » (mot latin qui signifie « prise en charge »).
Le concept est une prise en vue qui capte la réalité sous forme d’abstraction.
Ainsi le yin et le yang chinois ne sont pas des concepts. Ce sont des symboles, l’un féminin, l’autre masculin, l’un désignant la lumière ou le versant éclairé d’une montagne, l’autre l’ombre ou le versant caché de la montagne. Nous avons là des significations multiples qui tournent autour de notions qui ne sont pas conceptualisées.
Si je considère le concept de cercle, il implique universellement le lieu géométrique de tous les points situés à égale distance d’un point appelé centre. S’il y a deux points, même très proches, c’est une ellipse, et cette figure n’a rien à voir avec un cercle. Un concept est défini par les principes axiomatiques.
d) Enfin, lorsqu’on possède les théorèmes, on met en oeuvre une méthode qui est purement intellectuelle et abstraite. D’où l’invention de la méthode par les Européens, pensons à Descartes, qui permet de construire un chemin rationnel de connaissances. Cet universel est une invention de l’Europe et c’est ce qu’on lui reproche aujourd’hui, y compris chez les Européens eux-mêmes, pour une bonne raison, parce que l’universel inventé par l’Europe est en porte-à-faux. L’Europe est en effet une civilisation particulière, et même unique, qui a découvert l’universel, lequel concerne également toutes les autres civilisations. Ses critiques lui reprochent de s’être arrogé le droit d’épuiser l’universel à elle seule. Or, l’Europe ne s’est rien arrogé du tout. Lorsque Galilée définit la loi de la chute des corps, il ne l’emprunte pas à une autre civilisation, ni n’interdit aux autres peuples d’utiliser sa loi. Il prouve ce qu’il conçoit théoriquement en dehors de toute expérience physique, d’autant plus qu’il choisit un kilogramme de plomb et un kilogramme de plume pour asseoir sa démonstration, en précisant que sa loi n’est valable que dans le vide, ce qu’il était bien incapable de produire expérimentalement à l’époque.
Vous ne trouverez dans aucune autre civilisation le concept de dignité de l’Homme qui est d’origine stoïcienne et chrétienne.
Il n’y a pas d’autre universel que l’universel européen et ce sont les Européens par le biais de l’éducation et de la recherche qui l’ont proposé aux autres cultures. Toutes les découvertes techniques sont d’origine européenne parce qu’elles s’appuient sur des principes universels théoriques. Nulle part ailleurs on ne trouve l’équivalent de la sentence de Montaigne, « Chaque homme porte en lui un exemplaire de l’humaine condition », élaborée sur des bases chrétiennes et stoïciennes. N’oublions pas qu’Epictète, un esclave d’origine grecque, devenu un des plus grands philosophes romains au temps de Marc Aurèle, invente le terme de cosmopolites, c’est-à-dire « citoyen du monde ». Il rencontre ici l’humanisme religieux de St Paul qui écrit : « Il n’y a plus de Grecs ou de Barbares, de Juifs ou de gentils, d’esclaves et d’hommes libres, mais des hommes qui sont tous des égaux et des fils de Dieu ».
Tous les hommes sont donc assujettis à ce même espace de liberté qui définit l’humanité. De ce fait, toutes les déclarations de droit sans exception, depuis la Magna carta anglaise, et par la Déclaration des droits de l’État de Virginie, affirment que tous les hommes sont égaux au sens juridique et enfin celle de 1948 : la Déclaration universelle des droits de l’Homme. L’universel ne se limite donc pas à une dimension particulière ou, a fortiori, à une dimension séculière, serait-elle celle de l’Europe. Notre civilisation a conçu l’universalité de la pensée théorique, de la science libre, des droits de l’Homme : démocratie, liberté et dignité de l’Homme.
Vous ne trouverez dans aucune autre civilisation le concept de dignité de l’Homme qui est d’origine stoïcienne et chrétienne. Les deux sources de la morale et de la religion (Bergson) ont fusionné un universel théorique plutôt de type grec et un universel pratique de type moral qui est plutôt chrétien. Entre ces deux universels -théorique et pratique-, le premier est le regard abstrait, le second est la main qui se tend par exemple vers les indicateurs d’un avion supersonique. Le geste du pilote vers le tableau de bord est commandé par son regard qui traduit sa connaissance.
L’universel théorico-pratique n’a pas encore donné tous les fruits possibles notamment en médecine où on ne sait pas encore tout guérir, et en économie où c’est encore plus flagrant. La mondialisation est une sorte d’uniformisation de tous les peuples. Mais l’universel théorico-pratique ne doit pas être confondu avec le mauvais usage que l’on en fait éventuellement. Ce qui est universel, c’est évidemment la raison. Nous ne connaissons pas la fin de l’histoire mais en ce début du IIIème millénaire, c’est la civilisation occidentale qui s’est imposée à la planète et rien ne lui a résisté. Bergson, dans son ouvrage L’Évolution créatrice partageait cet optimisme de la raison en écrivant : « l’humanité entière est une immense armée capable de culbuter toutes les résistances et de franchir bien des obstacles, même peut-être la mort ».
Tous les hommes sont donc assujettis à ce même espace de liberté qui définit l’humanité. De ce fait, toutes les déclarations de droit sans exception, depuis la Magna carta anglaise, et par la Déclaration des droits de l’État de Virginie, affirment que tous les hommes sont égaux au sens juridique et enfin celle de 1948 : la Déclaration universelle des droits de l’Homme. L’universel ne se limite donc pas à une dimension particulière ou, a fortiori, à une dimension séculière, serait-elle celle de l’Europe. Notre civilisation a conçu l’universalité de la pensée théorique, de la science libre, des droits de l’Homme : démocratie, liberté et dignité de l’Homme.
Vous ne trouverez dans aucune autre civilisation le concept de dignité de l’Homme qui est d’origine stoïcienne et chrétienne. Les deux sources de la morale et de la religion (Bergson) ont fusionné un universel théorique plutôt de type grec et un universel pratique de type moral qui est plutôt chrétien. Entre ces deux universels -théorique et pratique-, le premier est le regard abstrait, le second est la main qui se tend par exemple vers les indicateurs d’un avion supersonique. Le geste du pilote vers le tableau de bord est commandé par son regard qui traduit sa connaissance.
L’universel théorico-pratique n’a pas encore donné tous les fruits possibles notamment en médecine où on ne sait pas encore tout guérir, et en économie où c’est encore plus flagrant. La mondialisation est une sorte d’uniformisation de tous les peuples. Mais l’universel théorico-pratique ne doit pas être confondu avec le mauvais usage que l’on en fait éventuellement. Ce qui est universel, c’est évidemment la raison. Nous ne connaissons pas la fin de l’histoire mais en ce début du IIIème millénaire, c’est la civilisation occidentale qui s’est imposée à la planète et rien ne lui a résisté. Bergson, dans son ouvrage L’Évolution créatrice partageait cet optimisme de la raison en écrivant : « l’humanité entière est une immense armée capable de culbuter toutes les résistances et de franchir bien des obstacles, même peut-être la mort ».
Qui était le professeur Jean-François Mattei ?
Le philosophe Jean-François Mattei (décédé en 2014) comptait au rang des professeurs de l'Institut universitaire de France, et a notamment enseigné au sein de l'université Nice Sofia Antipolis. Professeur de philosophie et de science politique, il était également écrivain, et à l'âge de son décès, 74 ans, il laisse derrière lui nombre d'essais, traitant parfois de penseurs antiques, comme Pythagore ou Platon, mais aussi de figures littéraires plus récentes, comme Heidegger, ou encore Albert Camus, plus dernièrement. Jean-François Mattéi est né le 9 mars 1941 à Oran, en Algérie, au sein d'une famille française, avant de faire ses études au sein de l'université d'Aix-en-Provence, et de quitter le pays natal définitivement en 1962, année de l'indépendance. Apprécié par la communauté pied-noir et harkis, l'érudit fut notamment l'invité de la ville de Nice en diverses occasions. Diplomé de l'Institut d'études politiques d'Aix-en-Provence (IEP), et agrégé en philosophie, Jean-François Mattéi a été l'élève de Pierre Aubenque et Pierre Boutang. Il a ensuite longtemps enseigné à l'université de Nice Sophia Antipolis, avant de prendre sa retraite en tant que professeur émérite en 2007. Il était également professeur à l'IEP jusqu'en 2012, rappelle l'AFP. Mattéi était un intellectuel engagé. Parmi ses œuvres les plus connues, est notamment évoqué Où va l'humanité ?. Un bouquin qui s'intéresse aux enjeux éthiques et sociétaux qui ont trait à l'avenir de notre espèce, à l'heure des nouvelles technologies, un questionnement sur les dangers du transhumanisme qui pourrait remettre en question la nature de l'homme. Ou encore l'un de ses derniers essais est paru aux éditions du Cerf, en novembre 2012. Intitulé L'Homme indigné, celui-ci se penche sur le thème du sentiment de révolte, en s'appuyant sur des réflexions de penseurs comme Dostoïevski, Philip Roth, Nietzsche ou encore Tom Wolfe.