« Et ils dirent : “Allons ! bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux ! Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre.” » (Gen., XI, 4)
L’idée d’une constitution européenne – c’est-à-dire, le projet d’établir une Europe fédérale sur le modèle classique de l’État composé – peut s’envisager de deux manières distinctes : sous un angle général, celui de la possibilité d’une telle fédération, mais aussi sous l’angle particulier des « États membres » susceptibles de composer cet ensemble – et, en ce qui nous concerne, sous celui de la France.
Angle particulier ? Très particulier, même, dans la mesure où, en France, le pouvoir politique et la nation ont toujours entretenu des relations singulièrement étroites. D’un côté, en effet, c’est l’État capétien qui, siècle après siècle, a construit patiemment le pré carré et la nation France. De Bouvines au traité de Troyes, du sacre de Reims à la libération de Paris, les étapes constitutives de la nation française ont toujours été de grandes dates politiques, correspondant à des victoires, à des avancées ou à des reculs de l’autorité souveraine. Réciproquement, il a toujours été entendu que celle-ci devait participer de la nation, en être issue : « L’en ne doit pas avoir roy d’estrange nation », déclare Nicole Oresme au XIVe siècle [1] . Tel est le sens de la « loi salique » qui excluait les filles de la succession au trône pour éviter qu’un étranger ne devienne, en les épousant, roi de France : « Le royaume des lys ne tombe pas en quenouille. » Car c’est « une chose aussi comme hors nature que un homme règne sus gent qui n’entendent pas son maternel langage. » [2] . Contre nature ? Plutôt, contre ce qui apparaît dès cette époque comme une manière d’exception française – alors que sur tous les trônes d’Europe, en Pologne, en Russie, en Espagne ou en Angleterre, siègent des étrangers qui ignorent souvent jusqu’à la langue du pays qu’ils gouvernent. Les rois ont fait la France, mais celle-ci ne saurait être incarnée que par un prince qui soit « pur Français » [3] . Sur ce plan, la Révolution, proclamant la souveraineté nationale, ne fera que perpétuer sous une autre forme l’antique tradition française. Entre le pouvoir et la nation, la coïncidence paraît totale, comme s’ils étaient inséparables. Comme si la nation française, ne se fondant ni sur une langue, ni sur une ethnie, ni sur une religion, ni même sur une évidence géographique, ne pouvait se concevoir sans le support de l’État souverain dont elle procède, qui la constitue comme telle et qui la représente. C’est d’ailleurs pour cela que les atteintes portées à l’État ont toujours été vécues comme des blessures faites à la nation, et porteuses pour elle de risques mortels. De fait, chacun des fléchissements significatifs de l’autorité publique qui se sont produits au cours de notre histoire s’est traduit aussitôt par une menace de démembrement, par l’affirmation de mouvements séparatistes [4] et par l’apparition d’une « collaboration » prônant la fusion de la nation française dans un ensemble impérial plus vaste : l’Angleterre à l’époque de la guerre de Cent ans, l’Espagne au temps de la Ligue, le grand Reich sous l’Occupation.
Peut-on alors affirmer sans rire que ce lien très particulier a aujourd’hui disparu, et que la nation française est désormais assez forte, assez cohérente, assez consciente de son être pour n’avoir plus besoin, comme cela a toujours été le cas, du support que représente l’État souverain ? C’est parce que la réponse est malheureusement négative que le démantèlement de la souveraineté étatique qui résulterait d’une fédéralisation paraît menacer la pérennité même de la nation française. La menace est d’autant plus grave que la construction européenne favorise d’ailleurs, et très logiquement, une décentralisation radicale – un fédéralisme infra-étatique qui pourrait être légitime sous le contrôle de l’État mais qui, en l’occurrence, apparaît surtout comme l’instrument privilégié d’une éradication par la base des nations historiques.
La première question que pose donc la perspective d’une constitution fédérale européenne est celle de la survie politique de la France – dont on ne saurait trop répéter qu’elle est beaucoup moins apte à subir une telle mutation que la plupart de ses grands voisins.
Mais la France, rétorquent les européistes, ne disparaîtra pas : au contraire ! Le but d’une telle constitution, précisent ainsi J. Monod et A. Magoudi, est en effet de « construire un ensemble neuf pour que vive une France libre, des nations libres dans une Europe souveraine » [5] . Libres de quoi ? « De s’associer entre elles dans des projets économiques, médiatiques, culturels, linguistiques, historiques, académiques, scientifiques, archéologiques, sportifs, et dans tout autre domaine, en Europe ou à l’extérieur de l’Europe. » [6] . En clair, la liberté dont jouissent les collectivités locales dans un État unitaire modérément décentralisé.
Inutile de se payer de mots. Alors que les régions ou les provinces en sortiront indemnes, sinon renforcées, il est clair que les nations, et spécialement la France, sont menacées dans leur existence même par le mécanisme de la fédéralisation : par un transfert massif de compétences à des instances supranationales – d’autant que le projet fédéraliste ne saurait, comme on le verra plus loin, s’accommoder de la persistance de nations perçues comme des concurrentes, de même qu’il ne peut se concevoir sans une remise en cause de la souveraineté des États membres. On peut certes discuter à l’infini de la légitimité, ou non, d’un tel processus, où d’aucuns voient une chance offerte à l’épanouissement des diversités ou à la naissance d’une démocratie enfin adulte. De tout temps, on a vu certains se résoudre de gaieté de cœur à la disparition de la Cité de leurs pères et se heurter à d’autres, qui voulaient la conserver. Sur ce point, il importe simplement de ne pas entretenir l’illusion d’une improbable persistance. Il faut savoir où l’on nous mène, et commencer par déchirer les voiles, rassurants mais trompeurs.
Le second axe de réflexion que suscite le projet de constitution européenne est d’un tout autre ordre, puisqu’il envisage la question, non plus du côté des États, mais du côté de la fédération elle-même. Il consiste à apprécier la viabilité d’une telle machinerie constitutionnelle, au regard des leçons qu’on peut tirer de l’expérience. Et il n’y a pas à le poursuivre bien longtemps pour comprendre que ce projet, en même temps qu’il risque fort de contribuer à l’érosion des identités nationales, a toute chance de se solder par un échec d’autant plus désastreux qu’aucune marche arrière ne semble concevable. Un échec probable, si l’on en croit l’histoire contemporaine, qui nous enseigne que, pour créer une fédération, un certain nombre de conditions doivent être réunies (I), lesquelles font défaut dans le cas présent, et ne paraissent pas susceptibles d’être remplacées (II).
I – LES CONDITIONS DE CRÉATION D’UNE FÉDÉRATION
Hors du légendaire royaume de Laputa, on ne construit rien en l’air, ni sur le sable : du moins, rien de solide. De même, on ne saurait établir une fédération viable qu’à certaines conditions.
Si l’on doit s’arrêter d’abord sur ce point, c’est parce qu’il n’est nullement admis par une bonne part des fédéralistes classiques, et volontiers négligé par les militants européistes qui les ont rejoints.
Intellectuellement, le fédéralisme se rattache pour l’essentiel à un courant utopiste illustré par Bakounine [7] et par Proudhon, qui met en avant le caractère purement volontariste et contractuel du processus fédératif. Il suffit, en somme, de vouloir : « Bâtissons ! », proclamaient les artisans de Babel, et notre Tour montera jusqu’au ciel, où elle durera éternellement.
Pour ces « Pères fondateurs » d’une certaine idée de l’Europe, il n’y a pas d’autres conditions : on peut faire abstraction de la nature, qui n’est jamais qu’une reconstruction idéologique, de la coutume, ou de l’histoire, qui ne signifie rien et n’oblige à rien. « Le texte fondateur que nous désirons permettra à l’Europe, écrivent J. Monod et A. Magoudi, de ne plus rester bloquée dans l’ornière d’un temps historique révolu. » [8] . D’ailleurs, « la France n’a que faire d’un repli sur son passé, mythique aujourd’hui pour l’essentiel. Les Français aspirent à moins d’Histoire » [9] .
Tout ce que ce courant fédéraliste retient de l’histoire, c’est qu’elle nous arrache au passé pour nous projeter inéluctablement dans un avenir meilleur. L’âge d’or est devant nous, « dans la perfection de l’ordre social » [10], proclame Saint-Simon en conclusion du texte où il prédit la naissance d’un patriotisme européen au sein d’une Europe unifiée régie par une constitution à l’anglaise. Au XIXe siècle, à l’apogée du mythe du progrès, la figure inlassablement célébrée des États-Unis d’Europe apparaît comme l’aboutissement nécessaire du mouvement historique : « Temps futurs, vision sublime ! », s’émerveille Victor Hugo en célébrant « l’hymen des peuples frères » dont naîtra « la Nation définitive » [11] . Mais, dans les années 1950, Jean Monnet continue de se réclamer de la thématique progressiste pour annoncer l’âge d’or d’une Europe unie : « Les institutions deviennent plus sages ; elles accumulent l’expérience collective, et de cette expérience et de cette sagesse, les hommes soumis aux mêmes règles verront, non pas leur nature changée, mais leur comportement graduellement se transformer. S’il était besoin d’une justification pour ces institutions communes, je la trouverais là. » [12]
Pourquoi, en ce cas, parler encore de conditions qui s’imposeraient, durement, aux bâtisseurs de mondes ? « Parfois, seul ce qui échappe au raisonnable répond à la nécessité » [13] , celle du Progrès qui pousse l’Europe à « accomplir une évolution profonde mais naturelle vers sa destinée moderne » [14] .
Hélas, l’histoire tout court, celle des hommes et non plus celle des rêves, s’empresse d’infirmer ces fanfaronnades. Certes, il sera toujours possible, en droit, de « fabriquer » un système fédéral : il suffit qu’un certain nombre d’États s’accordent sur les termes du pacte qui va constituer la fédération. Le problème, c’est, ensuite, d’assurer à cette construction un fonctionnement durable et satisfaisant. Or celui-ci ne dépend pas seulement des termes de l’accord. Le pacte peut être juridiquement valide, il ne garantit en rien la viabilité de ce qu’il organise : évidence corroborée par l’histoire du XXe siècle, immense cimetière de fédérations.
Au cours du siècle écoulé, on a pu constater en effet que tout système fédératif était soumis à un déséquilibre interne, profitant soit à l’étage supérieur, celui de la fédération, soit au contraire, sur un mode centrifuge, aux États fédérés. Le premier type de mouvement ne remet pas en cause l’existence formelle du système : quant à son existence réelle, qui suppose en principe un équilibre entre le centre et la périphérie, c’est une autre histoire... Mais, du moins, le système fonctionne, ses structures semblent pérennes, et un certain rééquilibrage au profit des États n’est pas inconcevable. Les apparences sont sauves, on peut parler d’un fédéralisme « réussi ». Le second type de mouvement, en revanche, produit des effets infiniment plus perturbateurs. Jouant au profit des États membres, de plus en plus avides de récupérer leur souveraineté, il conduit inexorablement à la dislocation de l’ensemble fédéral. Ce qui fait la faiblesse des empires, colosses aux pieds d’argile, on le retrouve dans un certain nombre de systèmes nés (et parfois morts) au XXe siècle : Yougoslavie, URSS, etc. Dès que le centre n’a plus l’énergie, matérielle ou symbolique, suffisante pour maintenir l’unité du tout, ses éléments tendent à réclamer l’indépendance et, bientôt, le droit de sécession que la constitution fédérale leur reconnaît.
Or, si certains ensembles tendent presque fatalement à se concentrer [15] alors que d’autres semblent inéluctablement voués au démembrement, ce n’est point par hasard : c’est parce que, dans le premier cas, certaines conditions sont réunies, qui ne le sont évidemment pas dans le second.
Si l’on reprend les exemples évoqués plus haut, il paraît possible d’identifier, de façon approximative, ces conditions de viabilité. Les seules fédérations qui réussissent sont en dernière analyse celles dont les composantes (et, au-delà, les groupes et les individus qui les constituent) ont en commun un passé, un présent et un avenir.
Un passé ou, plutôt, ce qui en résulte : une culture spécifique, qui englobe des souvenirs, des références, des images, des mythes, tout « un héritage de gloire et de regrets » [16] ,... qui se traduit en général par une langue commune. Faute d’un pouvoir unitaire souverain, celle-ci forme le plus précieux des liens : à l’inverse, son absence constitue d’ordinaire une grave menace pour une fédération. Il est bien sûr des exceptions : mais, en ce cas, la diversité linguistique se trouve toujours compensée par d’autres liens culturels puissants, soit un long destin partagé, comme en Suisse, soit une religion particulière, comme en Inde.
Un passé, donc, mais aussi un présent : autrement dit, un fort sentiment d’appartenance à l’ensemble fédéral. Il faut que les habitants des différents États membres se sentent solidaires du tout et citoyens de l’Union, au moins autant qu’ils le sont de ses parties. Là encore, ce que Renan dit de la nation vaut pour la fédération : elle se ramène à « un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune » [17] .
Mais ce « plébiscite de tous les jours » [18] suppose à son tour que les fédérés aient la conscience et le désir d’un avenir commun : et que, en particulier, ils aient les mêmes intérêts, sur un plan économique, politique, social, militaire ou écologique. Dans le cas contraire, lorsque ces intérêts divergent de façon trop durable et radicale, la fédération risque d’éclater, comme ce fut le cas aux États-Unis jusqu’à la guerre de Sécession – les États agricoles et esclavagistes du Sud s’opposant aux États industrialisés et abolitionnistes du Nord.
En conclusion, on peut avancer que les seules fédérations viables sont celles qui satisfont à ces conditions cumulatives : un passé, un présent, et un avenir commun. Pour durer, un système fédératif doit présenter d’emblée une réelle cohérence, fondée sur un profond sentiment d’identité et sur la présence d’intérêts communs spécifiques, distincts de ceux des autres ensembles politiques concurrents. Or ces conditions ne sont manifestement pas réunies dans le cas de l’Europe.
II – L’AVENIR FÉDÉRAL DE L’EUROPE
Il suffit, pour mettre ce constat en lumière, de reprendre brièvement les conditions que nous venons de dégager.
En premier lieu, l’Europe ne dispose pas d’une identité culturelle spécifique – susceptible de relier ses composantes tout en les distinguant des « autres ». Pas de langue commune, bien sûr : même si, à Bruxelles, on parvient tant bien que mal à s’en sortir grâce à des armées de traducteurs, le fait est que les « Européens » sont dans leur immense majorité incapables de se comprendre – alors même qu’ils sont le plus souvent susceptibles de communiquer avec les ressortissants d’autres États extra-européens, anglophones, francophones, hispanophones ou lusophones. Pas de langue, mais pas non plus de culture commune – au sens de cet ensemble de références qui constitue le fonds, l’alphabet intellectuel grâce auquel on pourra échanger avec son prochain autre chose que des cours de Bourse ou des informations météorologiques. Petit test amusant : lors d’un dîner en ville, demander à ses voisins de citer un écrivain, un musicien, un peintre et un film provenant de chacun des quinze États de l’Union européenne. Test complémentaire : demander aux présents si, culturellement, historiquement, sentimentalement, ils se sentent plus proches d’un Européen d’Helsinki, ou d’un Québécois, d’un Bostonien ou d’un habitant de Buenos Aires. Les seuls liens culturels entre Européens, il faut bien se l’avouer, sont ceux qu’impose une mondialisation standardisée made in America, qui a plutôt pour effet de gommer les particularismes que d’engendrer une quelconque communauté.
Sans racines culturelles communes, l’Europe n’a pas non plus d’identité politique. Dieu sait pourtant si les fédéralistes les ont appelées de leurs vœux, « ces institutions communes qui fassent de ces peuples d’Europe un même peuple » [19] . « Nous voulons une Europe du peuple souverain. Un peuple, un seul, un peuple européen ! » [20] . Mais les slogans n’y font rien. L’existence d’un drapeau à la symbolique incertaine, d’une monnaie unique imposée sans consultation et, même, d’une « citoyenneté européenne » prévue par le traité de Maastricht n’y ont rien changé. Si les habitants de l’Union sont impatients d’en recueillir les hypothétiques bénéfices, ils ne sont pas prêts à consentir, pour le bien de l’ensemble, le moindre sacrifice significatif. Le civisme, le citoyen, le peuple européen ne sont encore que des chimères. Jusqu’à nouvel ordre, en fait comme en droit, il n’y a que des peuples d’Europe, distincts et reconnus comme tels par leurs constitutions respectives.
Or ces peuples continuent d’avoir des intérêts et des besoins souvent opposés : qui convergent parfois, mais qu’il serait très difficile de prétendre subordonner à un « intérêt commun » supérieur, incontestable, seul susceptible de justifier un arbitrage en faveur de tel ou tel. Très difficile, dès lors que cet intérêt commun européen n’existe pas. Le seul moyen de transcender de telles contradictions, c’est en effet une nécessité vitale évidente : la présence menaçante d’un ennemi commun, susceptible de porter atteinte à l’existence même des composantes de l’ensemble. Tel est aussi, du reste, le meilleur moyen de se forger une identité. On se pose en l’opposant, suivant un rapport ami-ennemi dont Schmitt a montré qu’il constituait l’essence même du politique. De fait, la plupart des fédérations « viables » ont acquis une telle identité lors de guerres d’indépendance menées contre un conquérant ou un colonisateur. Mais cette menace mortelle est aussi le seul moyen de dépasser les divergences d’intérêt. Voilà pourquoi l’apogée des États-Unis d’Europe – comme projet, comme slogan et comme rhétorique – correspond à la guerre froide, et pourquoi la chute de l’empire soviétique a porté un coup mortel – quoique habilement dissimulé et compensé, depuis 1991, par une course en avant d’autant plus frénétique qu’elle est sans objet – à la crédibilité du fédéralisme européen. L’Europe manque d’ennemis – et ceux qu’elle s’est découvert depuis le 11 septembre, étant aussi ceux du monde entier, ne sauraient par là même servir de substitut, ni contribuer à lui forger une identité politique.
Si ces conditions de viabilité font défaut, est-il possible d’y remédier ? On peut en douter.
D’abord, bien entendu, le passé commun que l’Europe n’a pas eu, le manque de liens culturels spécifiques ne peut se compenser de façon artificielle – de même qu’il n’est pas imaginable d’imposer d’autorité, fût-ce au niveau des institutions fédérales, une langue unique et unifiante. Les européistes les plus radicaux, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, se résignent du reste au babélisme, et se contentent d’imaginer des cautères applicables à cette jambe de bois : « Notre défi est de constituer, par les langues qui véhiculent les cultures, des élites de “masse” (...). L’apprentissage obligatoire de deux ou trois langues européennes dès le plus jeune âge participera à cette ambition. » [21]. Dans le même esprit, l’uniformisation du message visant à compenser la diversité des modes d’expression, « l’Europe aidera à la mise en place de quotidiens européens diffusés dans toutes les langues de l’Union, comme elle inventera des chaînes de télévision européennes malgré l’obstacle de la pluralité linguistique » [22] . Enfin, sur un plan politique, ce problème ne leur paraît pas insurmontable : dans la fédération future, « il n’est pas absurde de penser que le président sera polyglotte » [23] : mais Pangloss, président de la fédération, suffira-t-il à neutraliser le sentiment d’aliénation et de rupture qui étreint les « Européens d’en bas » ?
Incapable de se fabriquer une culture, l’Europe est également inapte à se forger une véritable identité : à créer chez ceux qu’elle regroupe un sentiment de communauté, se substituant aux appartenances et aux solidarités (nationales) anciennes. Entre les deux guerres, certains européistes éminents tentèrent de fonder cette identité sur d’autres bases. Ainsi le radical-socialiste Gaston Riou, proche de Briand avant de se rallier à Marcel Déat, qui dans Europe, ma patrie, proclamait que « le salut des Blancs, c’est avant tout que l’Europe veille à son propre salut en (...) se constituant en inter-nation » [24] ,... dominée par le « super-État d’Occident » . Cette approche raciste n’étant plus de mise, les européistes d’aujourd’hui, s’inspirant des thèses de Habermas sur le patriotisme constitutionnel [26] , tentent donc d’imaginer une identité de substitution, administrative ou institutionnelle. Cette dernière « doit s’affirmer sans ambiguïtés », et constituer « la pierre angulaire de l’Europe » [27] . Mais comment la faire naître ? « Pour qu’une identité et un destin partagé existent réellement, il ne faut pas seulement une frontière commune, mais un état civil commun, qui marque la vie de chaque individu de la naissance jusqu’à la mort » [28] . Il suffit d’ajouter les autres « éléments constitutifs de cette identité » [29] : citoyenneté, monnaie unique, constitution, président élu au suffrage universel, exécutif responsable devant deux chambres, et le tour est joué, la fédération européenne sera dotée de la « substance humaine » [30] qui lui manquait jusqu’alors.
Autant dire que l’opération a de quoi laisser perplexe – spécialement à une époque où, même au sein des États démocratiques les mieux implantés, la dépolitisation galopante, l’indifférence au politique et l’abstentionnisme généralisé vont de pair avec l’affaissement des repères et des appartenances. On peut en tout cas douter de la consistance de cette « identité politique “dégrisée” » [31] , mais aussi désenchantée, décharnée, grisâtre...
Descartes le soulignait déjà : dans l’ordre politique, il est plus facile de briser que de reconstruire. Le projet fédéraliste est probablement capable de dissoudre des liens sociaux déjà mal en point ; il est plus douteux qu’il parvienne à les remplacer. Et c’est sur ce propos que l’on voudrait conclure. Même si elle en avait la volonté, ce qui paraît de moins en moins sûr, l’Europe n’a pas les moyens de se constituer en fédération. Si d’aventure elle se laissait tenter, il faudrait craindre, d’abord, la disparition des anciens États-nations qu’elle réunit ; un peu plus tard, l’effondrement inéluctable d’un système qui ne satisfait à aucune des conditions minimales de viabilité ; enfin et pour finir, la désertification de l’espace politique laissé vacant par ces écroulements successifs. Les nations mortes ne ressuscitent pas. À leur place, on risque fort d’assister à une floraison anarchique de communautarismes, de féodalités financières et de solidarités oligarchiques ou mafieuses. C’est ce qui arrive à chaque fois qu’un empire disparaît.
Frédéric Rouvillois
Notes
[1]
Cité par J. Krynen, L’empire du roi, Gallimard, 1993, p. 115.
[2]
Ibid., p. 114.
[3]
Cf. F. Olivier-Martin, Précis d’histoire du droit français, Dalloz, 1932, p. 216.
[4]
Cf. M. Nicolas, Histoire du mouvement breton emsav, Syros, 1982, p. 93 et s.
[5]
J. Monod, A. Magoudi, Manifeste pour une Europe souveraine, Odile Jacob, 1999, p. 22.
[6]
Ibid., p. 142.
[7]
Sur ce dernier, voir son texte sur la constitution des États-Unis d’Europe, contenu dans « Fédéralisme, socialisme et antithéologisme » (Œuvres, Stock, 1980, t. I, p. 53 et s.). L’unique condition est politique : il faudra, avant de faire les États-Unis d’Europe établir « une organisation nouvelle n’ayant (...) d’autres principes que la fédération libre des individus dans les communes, des communes dans les provinces, des provinces dans les nations, enfin de celles-ci dans les États-Unis d’Europe d’abord, et plus tard du monde entier » (p. 55-56).
[8]
J. Monod, A. Magoudi, op. cit., p. 64.
[9]
Ibid., p. 151.
[10]
H. de Saint-Simon, De la réorganisation de la société européenne (1814), Les Presses françaises, 1925, p. 97.
[11]
V. Hugo, « L’avenir » (1867), cité par R. Trousson, Voyages aux pays de nulle part, 2e éd., Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, 1979, p. 187.
[12]
J. Monnet, Les États-Unis d’Europe ont commencé, R. Laffont, 1955, p. 44.
[13]
J. Monod, A. Magoudi, op. cit., p. 65.
[14]
Ibid., p. 103.
[15]
On pense par exemple à l’Allemagne fédérale qui, malgré des efforts considérables, souvent appuyés par la France, autonomismes rhénan et bavarois après 1918, Sarre après 1945, a toujours fini par reconstituer son unité, et à rendre au Bund la presque totalité des compétences souveraines.
[16]
E. Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, Helleu, 1934, p. 86.
[17]
Ibid., p. 88.
[18]
Ibid.
[19]
J. Monnet, op. cit., p. 64.
[20]
J. Monod, A. Magoudi, op. cit., p. 129.
[21]
Ibid., p. 139.
[22]
Ibid.
[23]
Ibid.
[24]
G. Riou, Europe, ma patrie, 2e éd., Baudinière, 1938, p. 40.
[25]
Ibid., p. 48.
[26]
C’est-à-dire « la disposition à s’identifier avec l’ordre politique et les principes de la loi fondamentale ». Cette identité « rompt avec l’arrière-plan d’un passé centré sur l’histoire nationale ». « Postnationale » et universaliste, elle se « cristallise autour de l’État démocratique constitutionnel » (J. Habermas, Écrits politiques, trad. C. Bouchindhomme et R. Rochiltz, Cerf, 1990, p. 233). Sur les conclusions qu’en déduit l’auteur à propos de la constitution européenne, cf. L’intégration républicaine, Fayard, 1998, p. 156-157.
[27]
J. Monod, A. Magoudi, op. cit., p. 127.
[28]
Ibid., p. 114.
[29]
Ibid., p. 127.
[30]
Ibid., p. 115.
[31]
J. Habermas, op. cit., 1990, p. 233.
Angle particulier ? Très particulier, même, dans la mesure où, en France, le pouvoir politique et la nation ont toujours entretenu des relations singulièrement étroites. D’un côté, en effet, c’est l’État capétien qui, siècle après siècle, a construit patiemment le pré carré et la nation France. De Bouvines au traité de Troyes, du sacre de Reims à la libération de Paris, les étapes constitutives de la nation française ont toujours été de grandes dates politiques, correspondant à des victoires, à des avancées ou à des reculs de l’autorité souveraine. Réciproquement, il a toujours été entendu que celle-ci devait participer de la nation, en être issue : « L’en ne doit pas avoir roy d’estrange nation », déclare Nicole Oresme au XIVe siècle [1] . Tel est le sens de la « loi salique » qui excluait les filles de la succession au trône pour éviter qu’un étranger ne devienne, en les épousant, roi de France : « Le royaume des lys ne tombe pas en quenouille. » Car c’est « une chose aussi comme hors nature que un homme règne sus gent qui n’entendent pas son maternel langage. » [2] . Contre nature ? Plutôt, contre ce qui apparaît dès cette époque comme une manière d’exception française – alors que sur tous les trônes d’Europe, en Pologne, en Russie, en Espagne ou en Angleterre, siègent des étrangers qui ignorent souvent jusqu’à la langue du pays qu’ils gouvernent. Les rois ont fait la France, mais celle-ci ne saurait être incarnée que par un prince qui soit « pur Français » [3] . Sur ce plan, la Révolution, proclamant la souveraineté nationale, ne fera que perpétuer sous une autre forme l’antique tradition française. Entre le pouvoir et la nation, la coïncidence paraît totale, comme s’ils étaient inséparables. Comme si la nation française, ne se fondant ni sur une langue, ni sur une ethnie, ni sur une religion, ni même sur une évidence géographique, ne pouvait se concevoir sans le support de l’État souverain dont elle procède, qui la constitue comme telle et qui la représente. C’est d’ailleurs pour cela que les atteintes portées à l’État ont toujours été vécues comme des blessures faites à la nation, et porteuses pour elle de risques mortels. De fait, chacun des fléchissements significatifs de l’autorité publique qui se sont produits au cours de notre histoire s’est traduit aussitôt par une menace de démembrement, par l’affirmation de mouvements séparatistes [4] et par l’apparition d’une « collaboration » prônant la fusion de la nation française dans un ensemble impérial plus vaste : l’Angleterre à l’époque de la guerre de Cent ans, l’Espagne au temps de la Ligue, le grand Reich sous l’Occupation.
Peut-on alors affirmer sans rire que ce lien très particulier a aujourd’hui disparu, et que la nation française est désormais assez forte, assez cohérente, assez consciente de son être pour n’avoir plus besoin, comme cela a toujours été le cas, du support que représente l’État souverain ? C’est parce que la réponse est malheureusement négative que le démantèlement de la souveraineté étatique qui résulterait d’une fédéralisation paraît menacer la pérennité même de la nation française. La menace est d’autant plus grave que la construction européenne favorise d’ailleurs, et très logiquement, une décentralisation radicale – un fédéralisme infra-étatique qui pourrait être légitime sous le contrôle de l’État mais qui, en l’occurrence, apparaît surtout comme l’instrument privilégié d’une éradication par la base des nations historiques.
La première question que pose donc la perspective d’une constitution fédérale européenne est celle de la survie politique de la France – dont on ne saurait trop répéter qu’elle est beaucoup moins apte à subir une telle mutation que la plupart de ses grands voisins.
Mais la France, rétorquent les européistes, ne disparaîtra pas : au contraire ! Le but d’une telle constitution, précisent ainsi J. Monod et A. Magoudi, est en effet de « construire un ensemble neuf pour que vive une France libre, des nations libres dans une Europe souveraine » [5] . Libres de quoi ? « De s’associer entre elles dans des projets économiques, médiatiques, culturels, linguistiques, historiques, académiques, scientifiques, archéologiques, sportifs, et dans tout autre domaine, en Europe ou à l’extérieur de l’Europe. » [6] . En clair, la liberté dont jouissent les collectivités locales dans un État unitaire modérément décentralisé.
Inutile de se payer de mots. Alors que les régions ou les provinces en sortiront indemnes, sinon renforcées, il est clair que les nations, et spécialement la France, sont menacées dans leur existence même par le mécanisme de la fédéralisation : par un transfert massif de compétences à des instances supranationales – d’autant que le projet fédéraliste ne saurait, comme on le verra plus loin, s’accommoder de la persistance de nations perçues comme des concurrentes, de même qu’il ne peut se concevoir sans une remise en cause de la souveraineté des États membres. On peut certes discuter à l’infini de la légitimité, ou non, d’un tel processus, où d’aucuns voient une chance offerte à l’épanouissement des diversités ou à la naissance d’une démocratie enfin adulte. De tout temps, on a vu certains se résoudre de gaieté de cœur à la disparition de la Cité de leurs pères et se heurter à d’autres, qui voulaient la conserver. Sur ce point, il importe simplement de ne pas entretenir l’illusion d’une improbable persistance. Il faut savoir où l’on nous mène, et commencer par déchirer les voiles, rassurants mais trompeurs.
Le second axe de réflexion que suscite le projet de constitution européenne est d’un tout autre ordre, puisqu’il envisage la question, non plus du côté des États, mais du côté de la fédération elle-même. Il consiste à apprécier la viabilité d’une telle machinerie constitutionnelle, au regard des leçons qu’on peut tirer de l’expérience. Et il n’y a pas à le poursuivre bien longtemps pour comprendre que ce projet, en même temps qu’il risque fort de contribuer à l’érosion des identités nationales, a toute chance de se solder par un échec d’autant plus désastreux qu’aucune marche arrière ne semble concevable. Un échec probable, si l’on en croit l’histoire contemporaine, qui nous enseigne que, pour créer une fédération, un certain nombre de conditions doivent être réunies (I), lesquelles font défaut dans le cas présent, et ne paraissent pas susceptibles d’être remplacées (II).
I – LES CONDITIONS DE CRÉATION D’UNE FÉDÉRATION
Hors du légendaire royaume de Laputa, on ne construit rien en l’air, ni sur le sable : du moins, rien de solide. De même, on ne saurait établir une fédération viable qu’à certaines conditions.
Si l’on doit s’arrêter d’abord sur ce point, c’est parce qu’il n’est nullement admis par une bonne part des fédéralistes classiques, et volontiers négligé par les militants européistes qui les ont rejoints.
Intellectuellement, le fédéralisme se rattache pour l’essentiel à un courant utopiste illustré par Bakounine [7] et par Proudhon, qui met en avant le caractère purement volontariste et contractuel du processus fédératif. Il suffit, en somme, de vouloir : « Bâtissons ! », proclamaient les artisans de Babel, et notre Tour montera jusqu’au ciel, où elle durera éternellement.
Pour ces « Pères fondateurs » d’une certaine idée de l’Europe, il n’y a pas d’autres conditions : on peut faire abstraction de la nature, qui n’est jamais qu’une reconstruction idéologique, de la coutume, ou de l’histoire, qui ne signifie rien et n’oblige à rien. « Le texte fondateur que nous désirons permettra à l’Europe, écrivent J. Monod et A. Magoudi, de ne plus rester bloquée dans l’ornière d’un temps historique révolu. » [8] . D’ailleurs, « la France n’a que faire d’un repli sur son passé, mythique aujourd’hui pour l’essentiel. Les Français aspirent à moins d’Histoire » [9] .
Tout ce que ce courant fédéraliste retient de l’histoire, c’est qu’elle nous arrache au passé pour nous projeter inéluctablement dans un avenir meilleur. L’âge d’or est devant nous, « dans la perfection de l’ordre social » [10], proclame Saint-Simon en conclusion du texte où il prédit la naissance d’un patriotisme européen au sein d’une Europe unifiée régie par une constitution à l’anglaise. Au XIXe siècle, à l’apogée du mythe du progrès, la figure inlassablement célébrée des États-Unis d’Europe apparaît comme l’aboutissement nécessaire du mouvement historique : « Temps futurs, vision sublime ! », s’émerveille Victor Hugo en célébrant « l’hymen des peuples frères » dont naîtra « la Nation définitive » [11] . Mais, dans les années 1950, Jean Monnet continue de se réclamer de la thématique progressiste pour annoncer l’âge d’or d’une Europe unie : « Les institutions deviennent plus sages ; elles accumulent l’expérience collective, et de cette expérience et de cette sagesse, les hommes soumis aux mêmes règles verront, non pas leur nature changée, mais leur comportement graduellement se transformer. S’il était besoin d’une justification pour ces institutions communes, je la trouverais là. » [12]
Pourquoi, en ce cas, parler encore de conditions qui s’imposeraient, durement, aux bâtisseurs de mondes ? « Parfois, seul ce qui échappe au raisonnable répond à la nécessité » [13] , celle du Progrès qui pousse l’Europe à « accomplir une évolution profonde mais naturelle vers sa destinée moderne » [14] .
Hélas, l’histoire tout court, celle des hommes et non plus celle des rêves, s’empresse d’infirmer ces fanfaronnades. Certes, il sera toujours possible, en droit, de « fabriquer » un système fédéral : il suffit qu’un certain nombre d’États s’accordent sur les termes du pacte qui va constituer la fédération. Le problème, c’est, ensuite, d’assurer à cette construction un fonctionnement durable et satisfaisant. Or celui-ci ne dépend pas seulement des termes de l’accord. Le pacte peut être juridiquement valide, il ne garantit en rien la viabilité de ce qu’il organise : évidence corroborée par l’histoire du XXe siècle, immense cimetière de fédérations.
Au cours du siècle écoulé, on a pu constater en effet que tout système fédératif était soumis à un déséquilibre interne, profitant soit à l’étage supérieur, celui de la fédération, soit au contraire, sur un mode centrifuge, aux États fédérés. Le premier type de mouvement ne remet pas en cause l’existence formelle du système : quant à son existence réelle, qui suppose en principe un équilibre entre le centre et la périphérie, c’est une autre histoire... Mais, du moins, le système fonctionne, ses structures semblent pérennes, et un certain rééquilibrage au profit des États n’est pas inconcevable. Les apparences sont sauves, on peut parler d’un fédéralisme « réussi ». Le second type de mouvement, en revanche, produit des effets infiniment plus perturbateurs. Jouant au profit des États membres, de plus en plus avides de récupérer leur souveraineté, il conduit inexorablement à la dislocation de l’ensemble fédéral. Ce qui fait la faiblesse des empires, colosses aux pieds d’argile, on le retrouve dans un certain nombre de systèmes nés (et parfois morts) au XXe siècle : Yougoslavie, URSS, etc. Dès que le centre n’a plus l’énergie, matérielle ou symbolique, suffisante pour maintenir l’unité du tout, ses éléments tendent à réclamer l’indépendance et, bientôt, le droit de sécession que la constitution fédérale leur reconnaît.
Or, si certains ensembles tendent presque fatalement à se concentrer [15] alors que d’autres semblent inéluctablement voués au démembrement, ce n’est point par hasard : c’est parce que, dans le premier cas, certaines conditions sont réunies, qui ne le sont évidemment pas dans le second.
Si l’on reprend les exemples évoqués plus haut, il paraît possible d’identifier, de façon approximative, ces conditions de viabilité. Les seules fédérations qui réussissent sont en dernière analyse celles dont les composantes (et, au-delà, les groupes et les individus qui les constituent) ont en commun un passé, un présent et un avenir.
Un passé ou, plutôt, ce qui en résulte : une culture spécifique, qui englobe des souvenirs, des références, des images, des mythes, tout « un héritage de gloire et de regrets » [16] ,... qui se traduit en général par une langue commune. Faute d’un pouvoir unitaire souverain, celle-ci forme le plus précieux des liens : à l’inverse, son absence constitue d’ordinaire une grave menace pour une fédération. Il est bien sûr des exceptions : mais, en ce cas, la diversité linguistique se trouve toujours compensée par d’autres liens culturels puissants, soit un long destin partagé, comme en Suisse, soit une religion particulière, comme en Inde.
Un passé, donc, mais aussi un présent : autrement dit, un fort sentiment d’appartenance à l’ensemble fédéral. Il faut que les habitants des différents États membres se sentent solidaires du tout et citoyens de l’Union, au moins autant qu’ils le sont de ses parties. Là encore, ce que Renan dit de la nation vaut pour la fédération : elle se ramène à « un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune » [17] .
Mais ce « plébiscite de tous les jours » [18] suppose à son tour que les fédérés aient la conscience et le désir d’un avenir commun : et que, en particulier, ils aient les mêmes intérêts, sur un plan économique, politique, social, militaire ou écologique. Dans le cas contraire, lorsque ces intérêts divergent de façon trop durable et radicale, la fédération risque d’éclater, comme ce fut le cas aux États-Unis jusqu’à la guerre de Sécession – les États agricoles et esclavagistes du Sud s’opposant aux États industrialisés et abolitionnistes du Nord.
En conclusion, on peut avancer que les seules fédérations viables sont celles qui satisfont à ces conditions cumulatives : un passé, un présent, et un avenir commun. Pour durer, un système fédératif doit présenter d’emblée une réelle cohérence, fondée sur un profond sentiment d’identité et sur la présence d’intérêts communs spécifiques, distincts de ceux des autres ensembles politiques concurrents. Or ces conditions ne sont manifestement pas réunies dans le cas de l’Europe.
II – L’AVENIR FÉDÉRAL DE L’EUROPE
Il suffit, pour mettre ce constat en lumière, de reprendre brièvement les conditions que nous venons de dégager.
En premier lieu, l’Europe ne dispose pas d’une identité culturelle spécifique – susceptible de relier ses composantes tout en les distinguant des « autres ». Pas de langue commune, bien sûr : même si, à Bruxelles, on parvient tant bien que mal à s’en sortir grâce à des armées de traducteurs, le fait est que les « Européens » sont dans leur immense majorité incapables de se comprendre – alors même qu’ils sont le plus souvent susceptibles de communiquer avec les ressortissants d’autres États extra-européens, anglophones, francophones, hispanophones ou lusophones. Pas de langue, mais pas non plus de culture commune – au sens de cet ensemble de références qui constitue le fonds, l’alphabet intellectuel grâce auquel on pourra échanger avec son prochain autre chose que des cours de Bourse ou des informations météorologiques. Petit test amusant : lors d’un dîner en ville, demander à ses voisins de citer un écrivain, un musicien, un peintre et un film provenant de chacun des quinze États de l’Union européenne. Test complémentaire : demander aux présents si, culturellement, historiquement, sentimentalement, ils se sentent plus proches d’un Européen d’Helsinki, ou d’un Québécois, d’un Bostonien ou d’un habitant de Buenos Aires. Les seuls liens culturels entre Européens, il faut bien se l’avouer, sont ceux qu’impose une mondialisation standardisée made in America, qui a plutôt pour effet de gommer les particularismes que d’engendrer une quelconque communauté.
Sans racines culturelles communes, l’Europe n’a pas non plus d’identité politique. Dieu sait pourtant si les fédéralistes les ont appelées de leurs vœux, « ces institutions communes qui fassent de ces peuples d’Europe un même peuple » [19] . « Nous voulons une Europe du peuple souverain. Un peuple, un seul, un peuple européen ! » [20] . Mais les slogans n’y font rien. L’existence d’un drapeau à la symbolique incertaine, d’une monnaie unique imposée sans consultation et, même, d’une « citoyenneté européenne » prévue par le traité de Maastricht n’y ont rien changé. Si les habitants de l’Union sont impatients d’en recueillir les hypothétiques bénéfices, ils ne sont pas prêts à consentir, pour le bien de l’ensemble, le moindre sacrifice significatif. Le civisme, le citoyen, le peuple européen ne sont encore que des chimères. Jusqu’à nouvel ordre, en fait comme en droit, il n’y a que des peuples d’Europe, distincts et reconnus comme tels par leurs constitutions respectives.
Or ces peuples continuent d’avoir des intérêts et des besoins souvent opposés : qui convergent parfois, mais qu’il serait très difficile de prétendre subordonner à un « intérêt commun » supérieur, incontestable, seul susceptible de justifier un arbitrage en faveur de tel ou tel. Très difficile, dès lors que cet intérêt commun européen n’existe pas. Le seul moyen de transcender de telles contradictions, c’est en effet une nécessité vitale évidente : la présence menaçante d’un ennemi commun, susceptible de porter atteinte à l’existence même des composantes de l’ensemble. Tel est aussi, du reste, le meilleur moyen de se forger une identité. On se pose en l’opposant, suivant un rapport ami-ennemi dont Schmitt a montré qu’il constituait l’essence même du politique. De fait, la plupart des fédérations « viables » ont acquis une telle identité lors de guerres d’indépendance menées contre un conquérant ou un colonisateur. Mais cette menace mortelle est aussi le seul moyen de dépasser les divergences d’intérêt. Voilà pourquoi l’apogée des États-Unis d’Europe – comme projet, comme slogan et comme rhétorique – correspond à la guerre froide, et pourquoi la chute de l’empire soviétique a porté un coup mortel – quoique habilement dissimulé et compensé, depuis 1991, par une course en avant d’autant plus frénétique qu’elle est sans objet – à la crédibilité du fédéralisme européen. L’Europe manque d’ennemis – et ceux qu’elle s’est découvert depuis le 11 septembre, étant aussi ceux du monde entier, ne sauraient par là même servir de substitut, ni contribuer à lui forger une identité politique.
Si ces conditions de viabilité font défaut, est-il possible d’y remédier ? On peut en douter.
D’abord, bien entendu, le passé commun que l’Europe n’a pas eu, le manque de liens culturels spécifiques ne peut se compenser de façon artificielle – de même qu’il n’est pas imaginable d’imposer d’autorité, fût-ce au niveau des institutions fédérales, une langue unique et unifiante. Les européistes les plus radicaux, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, se résignent du reste au babélisme, et se contentent d’imaginer des cautères applicables à cette jambe de bois : « Notre défi est de constituer, par les langues qui véhiculent les cultures, des élites de “masse” (...). L’apprentissage obligatoire de deux ou trois langues européennes dès le plus jeune âge participera à cette ambition. » [21]. Dans le même esprit, l’uniformisation du message visant à compenser la diversité des modes d’expression, « l’Europe aidera à la mise en place de quotidiens européens diffusés dans toutes les langues de l’Union, comme elle inventera des chaînes de télévision européennes malgré l’obstacle de la pluralité linguistique » [22] . Enfin, sur un plan politique, ce problème ne leur paraît pas insurmontable : dans la fédération future, « il n’est pas absurde de penser que le président sera polyglotte » [23] : mais Pangloss, président de la fédération, suffira-t-il à neutraliser le sentiment d’aliénation et de rupture qui étreint les « Européens d’en bas » ?
Incapable de se fabriquer une culture, l’Europe est également inapte à se forger une véritable identité : à créer chez ceux qu’elle regroupe un sentiment de communauté, se substituant aux appartenances et aux solidarités (nationales) anciennes. Entre les deux guerres, certains européistes éminents tentèrent de fonder cette identité sur d’autres bases. Ainsi le radical-socialiste Gaston Riou, proche de Briand avant de se rallier à Marcel Déat, qui dans Europe, ma patrie, proclamait que « le salut des Blancs, c’est avant tout que l’Europe veille à son propre salut en (...) se constituant en inter-nation » [24] ,... dominée par le « super-État d’Occident » . Cette approche raciste n’étant plus de mise, les européistes d’aujourd’hui, s’inspirant des thèses de Habermas sur le patriotisme constitutionnel [26] , tentent donc d’imaginer une identité de substitution, administrative ou institutionnelle. Cette dernière « doit s’affirmer sans ambiguïtés », et constituer « la pierre angulaire de l’Europe » [27] . Mais comment la faire naître ? « Pour qu’une identité et un destin partagé existent réellement, il ne faut pas seulement une frontière commune, mais un état civil commun, qui marque la vie de chaque individu de la naissance jusqu’à la mort » [28] . Il suffit d’ajouter les autres « éléments constitutifs de cette identité » [29] : citoyenneté, monnaie unique, constitution, président élu au suffrage universel, exécutif responsable devant deux chambres, et le tour est joué, la fédération européenne sera dotée de la « substance humaine » [30] qui lui manquait jusqu’alors.
Autant dire que l’opération a de quoi laisser perplexe – spécialement à une époque où, même au sein des États démocratiques les mieux implantés, la dépolitisation galopante, l’indifférence au politique et l’abstentionnisme généralisé vont de pair avec l’affaissement des repères et des appartenances. On peut en tout cas douter de la consistance de cette « identité politique “dégrisée” » [31] , mais aussi désenchantée, décharnée, grisâtre...
Descartes le soulignait déjà : dans l’ordre politique, il est plus facile de briser que de reconstruire. Le projet fédéraliste est probablement capable de dissoudre des liens sociaux déjà mal en point ; il est plus douteux qu’il parvienne à les remplacer. Et c’est sur ce propos que l’on voudrait conclure. Même si elle en avait la volonté, ce qui paraît de moins en moins sûr, l’Europe n’a pas les moyens de se constituer en fédération. Si d’aventure elle se laissait tenter, il faudrait craindre, d’abord, la disparition des anciens États-nations qu’elle réunit ; un peu plus tard, l’effondrement inéluctable d’un système qui ne satisfait à aucune des conditions minimales de viabilité ; enfin et pour finir, la désertification de l’espace politique laissé vacant par ces écroulements successifs. Les nations mortes ne ressuscitent pas. À leur place, on risque fort d’assister à une floraison anarchique de communautarismes, de féodalités financières et de solidarités oligarchiques ou mafieuses. C’est ce qui arrive à chaque fois qu’un empire disparaît.
Frédéric Rouvillois
Notes
[1]
Cité par J. Krynen, L’empire du roi, Gallimard, 1993, p. 115.
[2]
Ibid., p. 114.
[3]
Cf. F. Olivier-Martin, Précis d’histoire du droit français, Dalloz, 1932, p. 216.
[4]
Cf. M. Nicolas, Histoire du mouvement breton emsav, Syros, 1982, p. 93 et s.
[5]
J. Monod, A. Magoudi, Manifeste pour une Europe souveraine, Odile Jacob, 1999, p. 22.
[6]
Ibid., p. 142.
[7]
Sur ce dernier, voir son texte sur la constitution des États-Unis d’Europe, contenu dans « Fédéralisme, socialisme et antithéologisme » (Œuvres, Stock, 1980, t. I, p. 53 et s.). L’unique condition est politique : il faudra, avant de faire les États-Unis d’Europe établir « une organisation nouvelle n’ayant (...) d’autres principes que la fédération libre des individus dans les communes, des communes dans les provinces, des provinces dans les nations, enfin de celles-ci dans les États-Unis d’Europe d’abord, et plus tard du monde entier » (p. 55-56).
[8]
J. Monod, A. Magoudi, op. cit., p. 64.
[9]
Ibid., p. 151.
[10]
H. de Saint-Simon, De la réorganisation de la société européenne (1814), Les Presses françaises, 1925, p. 97.
[11]
V. Hugo, « L’avenir » (1867), cité par R. Trousson, Voyages aux pays de nulle part, 2e éd., Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, 1979, p. 187.
[12]
J. Monnet, Les États-Unis d’Europe ont commencé, R. Laffont, 1955, p. 44.
[13]
J. Monod, A. Magoudi, op. cit., p. 65.
[14]
Ibid., p. 103.
[15]
On pense par exemple à l’Allemagne fédérale qui, malgré des efforts considérables, souvent appuyés par la France, autonomismes rhénan et bavarois après 1918, Sarre après 1945, a toujours fini par reconstituer son unité, et à rendre au Bund la presque totalité des compétences souveraines.
[16]
E. Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, Helleu, 1934, p. 86.
[17]
Ibid., p. 88.
[18]
Ibid.
[19]
J. Monnet, op. cit., p. 64.
[20]
J. Monod, A. Magoudi, op. cit., p. 129.
[21]
Ibid., p. 139.
[22]
Ibid.
[23]
Ibid.
[24]
G. Riou, Europe, ma patrie, 2e éd., Baudinière, 1938, p. 40.
[25]
Ibid., p. 48.
[26]
C’est-à-dire « la disposition à s’identifier avec l’ordre politique et les principes de la loi fondamentale ». Cette identité « rompt avec l’arrière-plan d’un passé centré sur l’histoire nationale ». « Postnationale » et universaliste, elle se « cristallise autour de l’État démocratique constitutionnel » (J. Habermas, Écrits politiques, trad. C. Bouchindhomme et R. Rochiltz, Cerf, 1990, p. 233). Sur les conclusions qu’en déduit l’auteur à propos de la constitution européenne, cf. L’intégration républicaine, Fayard, 1998, p. 156-157.
[27]
J. Monod, A. Magoudi, op. cit., p. 127.
[28]
Ibid., p. 114.
[29]
Ibid., p. 127.
[30]
Ibid., p. 115.
[31]
J. Habermas, op. cit., 1990, p. 233.
L'auteur
Frédéric Rouvillois est essayiste, professeur de droit public à l’université Paris Descartes, où il enseigne le droit constitutionnel et s’intéresse tout particulièrement à l’histoire des idées et des mentalités. Après avoir travaillé sur l’utopie et l’idée de progrès (L’invention du progrès, CNRS éditions, 2010), il a publié une Histoire de la politesse (2006), une Histoire du snobisme (2008) et Une Histoire des best-sellers (élu par la rédaction du magazine Lire Meilleur livre d’histoire littéraire de l’année 2011). Plus récemment, on lui doit Crime et Utopie, une nouvelle enquête sur le nazisme, Flammarion, coll. Essais, 2014, Le Royaume du Maroc au miroir de la France, Res publica, 2014, Être (ou ne pas être) républicain, Cerf, 2015, La Clameur de la Terre, Les leçons politiques du Pape François, Jean-Cyrille Godefroy, 2016, Un dictionnaire nostalgique de la politesse, Flammarion, 2016, Les micro-Etats au XXIe siècle (dir), Cerf, coll. Patrimoine, 2017, Les Présidents de la Ve République et les libertés, Préface de Valéry Giscard d'Estaing, codirigé avec Xavier Bioy, Alain Laquièze et Thierry Rambaud, CNRS Éditions, 2017 ainsi que Le Dictionnaire du conservatisme (dir. avec Olivier Dard et Christophe Boutin), éditions du Cerf, coll. Idées, 2017. En 2018, avec notamment Chantal Delsol, il est à l'initiative de la Fondation du Pont-Neuf.
Première publication : Revue Cités, 2003/1 (n°13), p.87-97 et cairn.info
Première publication : Revue Cités, 2003/1 (n°13), p.87-97 et cairn.info