Ce n'est pas l'absolutisme étatique qui explique la chute de la royauté. Tableau : Louis XVI et l'Abbé Edgeworth de Firmont au pied de l'échafaud, le 21 janvier 1793 (par Charles Benazech)
Dans l'ancienne France, la souveraineté est mieux qu'une puissance : c'est une qualité
Évoquer la souveraineté dans l’Ancienne France soulève trois difficultés principales : la première est d’ordre sémantique, la seconde chronologique la troisième idéologique.
La notion même de souveraineté est complexe car polysémique ce qui oblige à distinguer le mot et la chose.
Le mot tout d’abord. Ce substantif dérive du latin médiéval superanus signifiant supérieur. L’adjectif souverain est donc un superlatif désignant le plus haut degré d’excellence, ce qui est suprême et a donné naissance en français aux mots « suzerain » et « souverain (1) ». Le premier relève de l’époque féodale, le second de la période moderne mais tous deux désignent une autorité suprême.
La chose quant à elle désigne des situations juridico-politiques touchant autant la légitimité du pouvoir que l’exercice du pouvoir ou encore la notion d’Etat.
La souveraineté touche la légitimité (2) car elle implique un droit à avoir le droit de commander. Elle désigne donc le titulaire légitime de la puissance (3) et sert à qualifier sa volonté en précisant qu’il n’y a pas de plus haute fonction et qu’elle s’impose avec une force supérieure à toutes les autres. Dans cette occurrence, la souveraineté est le pouvoir exclusif de composer ou de modifier l’ordre juridique.
La souveraineté touche également l’exercice du pouvoir et en ce sens, elle n’apparait plus comme une puissance mais comme une qualité. Elle est, selon Carré de Malberg (4), le caractère suprême d’un pouvoir (5).
Enfin, la notion de souveraineté touche également celle d’Etat puisqu’elle est, avec le territoire et la population, un de ses attributs constitutifs.
A la sémantique s’ajoute une deuxième difficulté liée cette fois à l’étendue du cadre chronologique couvert par le sujet : treize siècles. Treize siècles au cours desquels la notion s’est développée, forgée, épanouie : la souveraineté se substituant progressivement à la suzeraineté. Treize siècles au cours desquels on passe d’une conception patrimoniale du pouvoir à celle qui fait du roi le gérant du Royaume puis de la Couronne puis de l’Etat. Treize siècles au cours desquels le roi ne va cesser d’affirmer son indépendance, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du royaume, afin de jouir de la potestas absoluta, d’un pouvoir absolu c'est-à-dire délié, indépendant, libre. Et là, nous touchons la troisième difficulté du sujet qui est d’ordre idéologique.
En effet, il était de tradition, jusqu’à récemment encore, de présenter schématiquement l’histoire de la royauté française en distinguant trois phases : la monarchie féodale, jusqu’aux XIIeme-XIIIeme siècles où le pouvoir du roi était entravé par les seigneurs féodaux, la monarchie tempérée des XIVeme-XVIeme sièclesoù le roi partageait son autorité avec différents corps constitués - (états généraux, états provinciaux, parlements, etc.) - et la monarchie absolue des XVIIeme-XVIIIeme siècles où le roi concentrait entre ses mains la plénitude du pouvoir, sans aucun partage, le roi apparaissant comme un autocrate, un despote plus ou moins éclairé. Or, les travaux récents des historiens et des juristes montrent que cette présentation est erronée, tant d’un point de vue chronologique que sur le fond. Saint Louis s’est voulu roi absolu tout autant que Louis XIV et le double néologisme « d’absolutisme d’Ancien Régime » n’a été forgé que dans un seul but : disqualifier le système en entretenant une confusion regrettable entre les termes de monarchie et de despotisme et/ou tyrannie. Sans polémiquer sur les raisons de cette lecture de l’histoire, force est de constater que le but poursuivi a été parfaitement atteint. Aujourd’hui encore pour des néophytes, la souveraineté telle qu’elle a été pratiquée dans l’ancienne France serait l’ancêtre lointain, l’esquisse ébauchée des totalitarismes européens du XXème siècle : fascisme, national-socialisme, communisme.
Compte tenu de ces obstacles sémantique, chronologique et idéologique, il semble opportun d’aborder le sujet en sa période la plus cruciale et la plus contestée c'est à dire au moment où émerge la notion moderne de souveraineté.
Il est banal de dire que Les six livres de la République du juriste angevin Jean Bodin marquent une césure dans l’histoire de la pensée politique en offrant une définition moderne de la souveraineté. En jetant les bases doctrinales nécessaires au raffermissement d’une autorité royale malmenée par les théories monarchomaques, Bodin aurait changé sinon la nature du moins la pratique du pouvoir. A partir de Bodin et une fois le renfort de la théorie du droit divin des rois posé, la souveraineté exercée par le roi et par lui seul aurait été totale… De total à totalitaire, l’amalgame est facile et offre, de surcroit, une explication intellectuellement confortable de la chute de la royauté.
Toutes ces constatations invitent à revenir sur les circonstances qui ont permis l’élaboration de l’absolutisme doctrinal (I) afin de déterminer s’il s’agit d’une simple évolution ou d’une véritable révolution (II) et s’il y eut des conséquences dans la pratique du pouvoir (III).
La notion même de souveraineté est complexe car polysémique ce qui oblige à distinguer le mot et la chose.
Le mot tout d’abord. Ce substantif dérive du latin médiéval superanus signifiant supérieur. L’adjectif souverain est donc un superlatif désignant le plus haut degré d’excellence, ce qui est suprême et a donné naissance en français aux mots « suzerain » et « souverain (1) ». Le premier relève de l’époque féodale, le second de la période moderne mais tous deux désignent une autorité suprême.
La chose quant à elle désigne des situations juridico-politiques touchant autant la légitimité du pouvoir que l’exercice du pouvoir ou encore la notion d’Etat.
La souveraineté touche la légitimité (2) car elle implique un droit à avoir le droit de commander. Elle désigne donc le titulaire légitime de la puissance (3) et sert à qualifier sa volonté en précisant qu’il n’y a pas de plus haute fonction et qu’elle s’impose avec une force supérieure à toutes les autres. Dans cette occurrence, la souveraineté est le pouvoir exclusif de composer ou de modifier l’ordre juridique.
La souveraineté touche également l’exercice du pouvoir et en ce sens, elle n’apparait plus comme une puissance mais comme une qualité. Elle est, selon Carré de Malberg (4), le caractère suprême d’un pouvoir (5).
Enfin, la notion de souveraineté touche également celle d’Etat puisqu’elle est, avec le territoire et la population, un de ses attributs constitutifs.
A la sémantique s’ajoute une deuxième difficulté liée cette fois à l’étendue du cadre chronologique couvert par le sujet : treize siècles. Treize siècles au cours desquels la notion s’est développée, forgée, épanouie : la souveraineté se substituant progressivement à la suzeraineté. Treize siècles au cours desquels on passe d’une conception patrimoniale du pouvoir à celle qui fait du roi le gérant du Royaume puis de la Couronne puis de l’Etat. Treize siècles au cours desquels le roi ne va cesser d’affirmer son indépendance, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du royaume, afin de jouir de la potestas absoluta, d’un pouvoir absolu c'est-à-dire délié, indépendant, libre. Et là, nous touchons la troisième difficulté du sujet qui est d’ordre idéologique.
En effet, il était de tradition, jusqu’à récemment encore, de présenter schématiquement l’histoire de la royauté française en distinguant trois phases : la monarchie féodale, jusqu’aux XIIeme-XIIIeme siècles où le pouvoir du roi était entravé par les seigneurs féodaux, la monarchie tempérée des XIVeme-XVIeme sièclesoù le roi partageait son autorité avec différents corps constitués - (états généraux, états provinciaux, parlements, etc.) - et la monarchie absolue des XVIIeme-XVIIIeme siècles où le roi concentrait entre ses mains la plénitude du pouvoir, sans aucun partage, le roi apparaissant comme un autocrate, un despote plus ou moins éclairé. Or, les travaux récents des historiens et des juristes montrent que cette présentation est erronée, tant d’un point de vue chronologique que sur le fond. Saint Louis s’est voulu roi absolu tout autant que Louis XIV et le double néologisme « d’absolutisme d’Ancien Régime » n’a été forgé que dans un seul but : disqualifier le système en entretenant une confusion regrettable entre les termes de monarchie et de despotisme et/ou tyrannie. Sans polémiquer sur les raisons de cette lecture de l’histoire, force est de constater que le but poursuivi a été parfaitement atteint. Aujourd’hui encore pour des néophytes, la souveraineté telle qu’elle a été pratiquée dans l’ancienne France serait l’ancêtre lointain, l’esquisse ébauchée des totalitarismes européens du XXème siècle : fascisme, national-socialisme, communisme.
Compte tenu de ces obstacles sémantique, chronologique et idéologique, il semble opportun d’aborder le sujet en sa période la plus cruciale et la plus contestée c'est à dire au moment où émerge la notion moderne de souveraineté.
Il est banal de dire que Les six livres de la République du juriste angevin Jean Bodin marquent une césure dans l’histoire de la pensée politique en offrant une définition moderne de la souveraineté. En jetant les bases doctrinales nécessaires au raffermissement d’une autorité royale malmenée par les théories monarchomaques, Bodin aurait changé sinon la nature du moins la pratique du pouvoir. A partir de Bodin et une fois le renfort de la théorie du droit divin des rois posé, la souveraineté exercée par le roi et par lui seul aurait été totale… De total à totalitaire, l’amalgame est facile et offre, de surcroit, une explication intellectuellement confortable de la chute de la royauté.
Toutes ces constatations invitent à revenir sur les circonstances qui ont permis l’élaboration de l’absolutisme doctrinal (I) afin de déterminer s’il s’agit d’une simple évolution ou d’une véritable révolution (II) et s’il y eut des conséquences dans la pratique du pouvoir (III).
I - Le contexte historique de l’élaboration de l’absolutisme doctrinal
L’élaboration de l’absolutisme doctrinal n’est pas uniquement le fruit des guerres de religion. Le début du XVIème siècle a été marqué par une intense activité intellectuelle, et celle-ci ne pouvait ignorer la question du pouvoir (section 1). Toutefois, les guerres de religions et les théories monarchomaques ont été, sur ce point, déterminantes (section 2).
Section 1 L’activité intellectuelle
Jusqu’au début des guerres de religion, deux courants se distinguent : celui des partisans d’une monarchie tempérée (A) et celui des précurseurs d’une monarchie absolue (B).
A. Les adeptes d’une monarchie tempérée
L’un des plus célèbres d’entre eux est Claude de Seyssel. La Grand’Monarchie de France, publiée en 1519, affirme que la monarchie est le moins mauvais de tous les régimes, à condition cependant d’être à l’image de la monarchie française, c'est à dire réglée et freinée par « la religion », « la justice » et ce qu’il appelle « la police » c'est à dire les Lois Fondamentales du Royaume. A défaut de ces freins limitant la puissance, le roi serait tyran et susciterait la haine de ses sujets et de Dieu.
Jacques Cujas quant à lui condamne l’interprétation qu’il estime abusive des préceptes romains Princeps legibus solutus est et Omnia esse principis, préceptes sur lesquels s’adossent les partisans de l’absolutisme.
B. Les précurseurs d’une souveraineté absolue
Pour Charles de Grassaille, la monarchie française est supérieure à toutes les autres car son roi est comme un Dieu fait homme. Son œuvre insiste sur l’origine divine du pouvoir et sa transmission directe de Dieu à un homme (« Le roi, écrit-il, tient son royaume de Dieu seul ») comme sur le lien charnel qui unit le roi et l’Etat (« Le roi est […] l’époux de la République […] comme le mari est le chef de l’épouse, la femme est le corps de l’époux […] Ainsi le roi est le chef de la République et la République le corps du roi ».
Selon Guillaume Budé, les rois « ont souveraine puissance » et « ne sont subiets aux Loix ni Ordonnances de leur Royaulme ».
Cette toute puissance affirmée par des formules incantatoires chez ces précurseurs d’une souveraineté absolue n’en demeurent pas moins limitée - (Dieu, Lois Fondamentales du Royaume, etc.) et fragile dans ses fondements juridiques.
Les évènements vont prendre ici toute leur dimension en poussant les juristes, et plus précisément Jean Bodin, à préciser la nature et les caractères de la souveraineté.
Section 2 : L’impact des guerres de religions
Les guerres de religions ouvrent une période d’instabilité politique et d’affaiblissement du pouvoir royal. Le drame se joue le 24 août 1572. Le massacre de la Saint Barthélemy, outre son aspect humain tragique, eut pour conséquence de rompre le « charme » exercé jusqu’alors par la monarchie. De là date le mouvement Monarchomaque (A) dont le rôle fut capital dans la formulation de l’absolutisme doctrinal (B).
A. L’institution royale en discussion : l’apport des Monarchomaques dans la formulation de l’absolutisme doctrinal
La Saint Barthélemy révèle que le roi peut être parjure et tyran. L’institution royale commence à être discutée, non seulement dans d’innombrables pamphlets mais aussi dans des ouvrages à caractère plus scientifiques. Les questions agitées sont de toute première importance. Au départ, la royauté française n’était-elle pas élective ? (Cf. la tradition franque, le coup d’état de Pépin le Bref, l’alternance entre Carolingiens et Robertiens (888-936), l’avènement d’Hugues Capet en 987). Du fait de cette élection, n’existe-t-il pas, entre le peuple et le souverain, un contrat tacite et synallagmatique ? Partant, si le roi ne respectait pas ce contrat, le peuple ne disposait-il pas alors du droit de se révolter, du droit de déposer voir de tuer le prince devenu tyran ? Toutes ces questions ont été reprises et développées par les monarchomaques - (littéralement ceux qui combattent le gouvernement d’un seul) - tant protestants comme François Hotman, Théodore de Bèze , Junius Brutus, que catholiques avec Jean Boucher, Guillaume Rose ou François Cromé, l’auteur supposé du Dialogue d’entre le Maheustre et le Manant ou les regrets de la Ligue, sans oublier, évidemment, les thèses soutenues par les jésuites de l’école espagnole : Mariana, Bellarmin et Suarez.
Les excès et outrances des théories monarchomaques remettant en cause la souveraineté du roi ne pouvaient rester sans réponse. Elle vint de la part d’un parti, celui des Politiques dont la figure dominante était le chancelier Michel de l’Hôpital et le théoricien Jean Bodin.
B. L’institution royale exaltée : l’apport de Bodin dans la formulation de l’absolutisme doctrinal
Le parti des Politiques se voulait un élément modérateur. Il admettait le fait protestant, prêchait la tolérance et plaçait le roi au-dessus du débat opposant catholiques et protestants, afin de renforcer l’autorité souveraine pour maintenir l’unité nationale fortement menacée. Les six livres de La République n’ont pas poursuivi d’autre objectif. Bodin a donné une base juridique à la doctrine de l’absolutisme afin de contrer les monarchomaques partisans d’une monarchie limitée.
Deux points seulement ici retiendront notre attention tant cette question est connue : la notion de souveraineté et le gouvernement monarchique. Le livre I ch. 9 précise que « La souveraineté est la puissance absolue et perpétuelle d’une république… », et Bodin de définir la République comme « un droit gouvernement, de plusieurs ménages, et de ce qui leur est commun avec puissance souveraine. »
« Perpétuelle » signifie ici la permanence d’une autorité non limitée dans le temps, « absolue » étant synonyme d’indépendant, libre. Le pouvoir ne peut être limité par les lois puisque la souveraineté est « la puissance de donner et casser la loi ». Comment imaginer en effet que le créateur de la loi puisse voir son autorité limitée par sa propre créature ?
« Absolue » signifie également indivisible. La puissance ne peut être démembrée.
Ainsi définie, le gouvernement qui exercerait une telle souveraineté peut être tyrannique à moins, poursuit Bodin, que le souverain ne se soumette aux lois de Dieu et « aux lois de nature, demeurant la liberté naturelle et propriété des biens des sujets », ainsi qu’ « aux loix qui concernent l’estat du royaume et de l’establissement d’icelui ». En clair, Jean Bodin opère une distinction entre l’absolutisme qui, pour lui, est inhérent à la souveraineté et son application qui, dans une monarchie légitime, suppose la soumission du souverain aux lois de Dieu, aux Lois Fondamentales du Royaume et le respect de la liberté et de la propriété des sujets. C’est à ce prix que la monarchie absolue se différencie de la tyrannie, et non par la mise en place d’un régime mixte opérant un partage de la souveraineté.
Evidemment, les Politiques vont poursuivre la théorisation de l’absolutisme, notamment en lui donnant une assise religieuse via le droit divin des rois. Cela a permis de justifier la toute-puissance de l’autorité comme l’émergence de l’Etat. Mais ces deux notions existaient dès le Moyen-Age. Le professeur Jacques Krynen, dans son ouvrage L’Empire du roi, écrit : « Peu à peu, cependant grâce à leur [entendez les conseillers au parlement] position, à leur rôle quotidien, les gens du roi parviennent à infléchir le droit royal dans le sens de leurs idées, celles-là même développées par Philippe le Bel par les théoriciens du pouvoir absolu. Partant, on leur doit d’avoir répandu, ancré dans les esprits la notion de souveraineté telle que Bodin la systématisera, une, indivisible, inaliénable imprescriptible. Bodin qui s’est nourri d’abondance d’archives parlementaires… ». Tout est là. L’intérêt de la pensée bodinienne réside dans le fait qu’elle oscille constamment entre permanences et ruptures.
Section 1 L’activité intellectuelle
Jusqu’au début des guerres de religion, deux courants se distinguent : celui des partisans d’une monarchie tempérée (A) et celui des précurseurs d’une monarchie absolue (B).
A. Les adeptes d’une monarchie tempérée
L’un des plus célèbres d’entre eux est Claude de Seyssel. La Grand’Monarchie de France, publiée en 1519, affirme que la monarchie est le moins mauvais de tous les régimes, à condition cependant d’être à l’image de la monarchie française, c'est à dire réglée et freinée par « la religion », « la justice » et ce qu’il appelle « la police » c'est à dire les Lois Fondamentales du Royaume. A défaut de ces freins limitant la puissance, le roi serait tyran et susciterait la haine de ses sujets et de Dieu.
Jacques Cujas quant à lui condamne l’interprétation qu’il estime abusive des préceptes romains Princeps legibus solutus est et Omnia esse principis, préceptes sur lesquels s’adossent les partisans de l’absolutisme.
B. Les précurseurs d’une souveraineté absolue
Pour Charles de Grassaille, la monarchie française est supérieure à toutes les autres car son roi est comme un Dieu fait homme. Son œuvre insiste sur l’origine divine du pouvoir et sa transmission directe de Dieu à un homme (« Le roi, écrit-il, tient son royaume de Dieu seul ») comme sur le lien charnel qui unit le roi et l’Etat (« Le roi est […] l’époux de la République […] comme le mari est le chef de l’épouse, la femme est le corps de l’époux […] Ainsi le roi est le chef de la République et la République le corps du roi ».
Selon Guillaume Budé, les rois « ont souveraine puissance » et « ne sont subiets aux Loix ni Ordonnances de leur Royaulme ».
Cette toute puissance affirmée par des formules incantatoires chez ces précurseurs d’une souveraineté absolue n’en demeurent pas moins limitée - (Dieu, Lois Fondamentales du Royaume, etc.) et fragile dans ses fondements juridiques.
Les évènements vont prendre ici toute leur dimension en poussant les juristes, et plus précisément Jean Bodin, à préciser la nature et les caractères de la souveraineté.
Section 2 : L’impact des guerres de religions
Les guerres de religions ouvrent une période d’instabilité politique et d’affaiblissement du pouvoir royal. Le drame se joue le 24 août 1572. Le massacre de la Saint Barthélemy, outre son aspect humain tragique, eut pour conséquence de rompre le « charme » exercé jusqu’alors par la monarchie. De là date le mouvement Monarchomaque (A) dont le rôle fut capital dans la formulation de l’absolutisme doctrinal (B).
A. L’institution royale en discussion : l’apport des Monarchomaques dans la formulation de l’absolutisme doctrinal
La Saint Barthélemy révèle que le roi peut être parjure et tyran. L’institution royale commence à être discutée, non seulement dans d’innombrables pamphlets mais aussi dans des ouvrages à caractère plus scientifiques. Les questions agitées sont de toute première importance. Au départ, la royauté française n’était-elle pas élective ? (Cf. la tradition franque, le coup d’état de Pépin le Bref, l’alternance entre Carolingiens et Robertiens (888-936), l’avènement d’Hugues Capet en 987). Du fait de cette élection, n’existe-t-il pas, entre le peuple et le souverain, un contrat tacite et synallagmatique ? Partant, si le roi ne respectait pas ce contrat, le peuple ne disposait-il pas alors du droit de se révolter, du droit de déposer voir de tuer le prince devenu tyran ? Toutes ces questions ont été reprises et développées par les monarchomaques - (littéralement ceux qui combattent le gouvernement d’un seul) - tant protestants comme François Hotman, Théodore de Bèze , Junius Brutus, que catholiques avec Jean Boucher, Guillaume Rose ou François Cromé, l’auteur supposé du Dialogue d’entre le Maheustre et le Manant ou les regrets de la Ligue, sans oublier, évidemment, les thèses soutenues par les jésuites de l’école espagnole : Mariana, Bellarmin et Suarez.
Les excès et outrances des théories monarchomaques remettant en cause la souveraineté du roi ne pouvaient rester sans réponse. Elle vint de la part d’un parti, celui des Politiques dont la figure dominante était le chancelier Michel de l’Hôpital et le théoricien Jean Bodin.
B. L’institution royale exaltée : l’apport de Bodin dans la formulation de l’absolutisme doctrinal
Le parti des Politiques se voulait un élément modérateur. Il admettait le fait protestant, prêchait la tolérance et plaçait le roi au-dessus du débat opposant catholiques et protestants, afin de renforcer l’autorité souveraine pour maintenir l’unité nationale fortement menacée. Les six livres de La République n’ont pas poursuivi d’autre objectif. Bodin a donné une base juridique à la doctrine de l’absolutisme afin de contrer les monarchomaques partisans d’une monarchie limitée.
Deux points seulement ici retiendront notre attention tant cette question est connue : la notion de souveraineté et le gouvernement monarchique. Le livre I ch. 9 précise que « La souveraineté est la puissance absolue et perpétuelle d’une république… », et Bodin de définir la République comme « un droit gouvernement, de plusieurs ménages, et de ce qui leur est commun avec puissance souveraine. »
« Perpétuelle » signifie ici la permanence d’une autorité non limitée dans le temps, « absolue » étant synonyme d’indépendant, libre. Le pouvoir ne peut être limité par les lois puisque la souveraineté est « la puissance de donner et casser la loi ». Comment imaginer en effet que le créateur de la loi puisse voir son autorité limitée par sa propre créature ?
« Absolue » signifie également indivisible. La puissance ne peut être démembrée.
Ainsi définie, le gouvernement qui exercerait une telle souveraineté peut être tyrannique à moins, poursuit Bodin, que le souverain ne se soumette aux lois de Dieu et « aux lois de nature, demeurant la liberté naturelle et propriété des biens des sujets », ainsi qu’ « aux loix qui concernent l’estat du royaume et de l’establissement d’icelui ». En clair, Jean Bodin opère une distinction entre l’absolutisme qui, pour lui, est inhérent à la souveraineté et son application qui, dans une monarchie légitime, suppose la soumission du souverain aux lois de Dieu, aux Lois Fondamentales du Royaume et le respect de la liberté et de la propriété des sujets. C’est à ce prix que la monarchie absolue se différencie de la tyrannie, et non par la mise en place d’un régime mixte opérant un partage de la souveraineté.
Evidemment, les Politiques vont poursuivre la théorisation de l’absolutisme, notamment en lui donnant une assise religieuse via le droit divin des rois. Cela a permis de justifier la toute-puissance de l’autorité comme l’émergence de l’Etat. Mais ces deux notions existaient dès le Moyen-Age. Le professeur Jacques Krynen, dans son ouvrage L’Empire du roi, écrit : « Peu à peu, cependant grâce à leur [entendez les conseillers au parlement] position, à leur rôle quotidien, les gens du roi parviennent à infléchir le droit royal dans le sens de leurs idées, celles-là même développées par Philippe le Bel par les théoriciens du pouvoir absolu. Partant, on leur doit d’avoir répandu, ancré dans les esprits la notion de souveraineté telle que Bodin la systématisera, une, indivisible, inaliénable imprescriptible. Bodin qui s’est nourri d’abondance d’archives parlementaires… ». Tout est là. L’intérêt de la pensée bodinienne réside dans le fait qu’elle oscille constamment entre permanences et ruptures.
II - La théorie bodinienne de la souveraineté : entre permanences et ruptures
Elle plonge ses racines dans les théories des juristes médiévaux (section 1) tout en étant potentiellement subversive (section 2).
Section 1 : Les permanences
Bodin n’a pas innové en exaltant l’autorité royale au point d’affirmer, à diverses reprises dans La République, « ut Deus, sic princeps » - (le prince est comme Dieu)- (A), ni même en affirmant le principe d’une souveraineté absolue (B) et indivisible (C).
A. L’antériorité des courants exaltant l’autorité royale
L’exaltation de l’autorité royale a commencé avec la monarchie. Si le baptême de Clovis a été un premier pas en ce sens permettant de donner à l’autorité royale un caractère providentiel et de la faire reposer sur la puissance divine, le sacre, institué par Pépin le Bref, transforme radicalement la notion. L’onction reçue au cours de la cérémonie opère une mutation. Le roi, investi de Dieu, reçoit quelque chose de sa nature et devient un autre homme, un être supérieur, un intermédiaire entre Dieu et son peuple. En témoigne le rituel du toucher des écrouelles. « Par la magie du sacre, le roi a hérité de(s) faculté(s) thaumaturgique(s)… ». Une lettre en date de 775 adressée à Charlemagne est particulièrement significative : « Tu tiens la place de Dieu…, tu es aussi évêque à la place du Christ ». Le roi exerce donc un ministerium regis. D’essence théocratique, son autorité a pour but la paix et la justice en ce monde, le salut des âmes dans l’autre. Serviteur de Dieu dont il est le ministre, sa mission consiste à être le gardien d’un ordre voulu par Dieu.
Le nouvel ordo du sacre établi par Charles V en 1364 souligne cette mutation du roi au point de voir en lui un Dieu terrestre. En 1380, un évêque affirme que le roi « n’a pas [tant]seulement temporalité, mais divinité ». Pour Jean Gerson, le roi est « espirituel et sacerdotal » et pour Juvénal des Ursins « vaillant prélat ». Au reste, le roi ne partage-t-il pas avec les clercs le privilège de communier sous les deux espèces ? Le roi de France est donc différent des autres hommes et même des autres rois puisqu’à partir du début du XVème siècle, le titre de « très chrétien » lui est exclusivement réservé par la papauté.
B. L’antériorité du principe de souveraineté
L’absolutisme, au plan doctrinal, a commencé à se développer dès le Moyen-Age afin de contrer ceux qui, à l’intérieur comme à l’extérieur du royaume, contestent l’autorité du roi. Les juristes se sont efforcés de prouver son indépendance en commencent par dégager son autorité de l’ordre féodal : « le roi ne doit tenir de personne ». En tant que ministre de Dieu, sa charge d’assurer le Bien Commun lui donne une juridiction suprême : « li rois est souverain par-dessus tout ». De là, il leur sera facile de tirer argument de l’exercice d’une juridiction suprême au profit de l’utilité publique pour affirmer l’indépendance du roi, tant vis-à-vis de l’empereur que du pape avec l’adage « Le roi empereur en son royaume ». L’assimilation du rex à l’imperator permit au roi de disposer de « droits de souveraineté », de droits régaliens tous inaliénables et imprescriptibles. Ils finissent par être énumérés dans des listes aux XIVème et XVème, attestant de la maturité déjà acquise par la notion de souveraineté dès le XIVème siècle. Parmi ces droits figurent plusieurs prérogatives faisant du roi le défenseur de la paix publique ou lui réservant le droit de lever de nouveaux impôts, de battre monnaie, de faire ordonnance, etc. En 1529, le juriste Barthélémy de Chasseneuz recense 208 jura regalia. Il n’en demeure pas moins que l’aspect le plus significatif et remarquable de cette cohorte réside dans la prérogative de justice, laquelle commande toutes les autres y compris celle de faire la loi.
C. L’antériorité de la prérogative de faire la loi
Légiférer a toujours été considéré comme un attribut nécessaire du pouvoir afin de réaliser les buts d’intérêt commun. A partir du XIIIème siècle, les rois commencent à légiférer pour l’ensemble du royaume. En s’appuyant sur la maxime du roi empereur en son royaume, les légistes de Philippe IV le Bel revendiquent pour lui le droit de « faire les lois, les interpréter, les modifier, les aggraver ». Cette prérogative a été justifiée et par sa qualité de princeps, qualité que le roi possède depuis Clovis, et par l’adage d’Ulpien - « quod principi placuit legis habet vigorem ». Les juristes français du XIVème siècle vulgariseront cette dernière par la maxime « Si veut le roi, si veut la loi ». Partant, il est clair que le roi peut faire la loi en raison de sa souveraine liberté qui lui permet de commander sur tout le royaume. De même, selon un autre adage romain ressuscité par les juristes français, Princeps legibus solutus est, le roi est au-dessus des lois. Beaumanoir ne dira pas autre chose : si « Le roi est souverain par-dessus tout […], affirme–t-il, il peut faire tous établissements comme il lui plait pour le commun profit de son royaume », même si, le « comme il lui plaît » reste à nuancer.
Tous ces aspects traditionnels de la pensée bodinienne ne peuvent cependant occulter le fait qu’à partir de lui s’opère une révolution puisqu’il fut à l’origine de la modernité politique : la souveraineté bodinienne s’éloignant de la majesté médiévale par la mutation de sa finalité.
Section II : Les ruptures
Pensée dès le Moyen-Age, la souveraineté reçoit avec Bodin une consécration théorique mais dont les innovations (A) recèlent un potentiel subversif pour la monarchie traditionnelle (B).
A. Les innovations
La souveraineté a toujours été définie comme une puissance de commandement mais depuis Bodin, elle est considérée indépendamment de la question du gouvernement. Elle existe dans d’autres régimes que les monarchies comme les démocraties qui sont aussi des républiques. Elle n’est donc plus liée à un homme ou une famille mais à une institution.
Idem pour la perpétuité. Le principe de la continuité était déjà admis et pratiqué depuis l’époque médiévale avec la théorie des deux corps du roi. Le principe de l’instantanéité de la succession a été codifié par deux édits de Charles VI de 1403 et 1407 et traduit par une série d’adages comme « Le mort saisit le vif » ou encore « Le roi est mort, vive le roi ». Mais Bodin dépasse ce principe en l’affectant, non plus à une dynastie, mais à l’Etat.
Idem pour le principe d’indivisibilité, corollaire de la puissance absolue. Affirmer, comme le fait Bodin, qu’il n’y a pas de souveraineté réelle si la décision du souverain est soumise à l’approbation d’une ou plusieurs autres institutions, s’inscrit dans la dynamique des juristes médiévaux qui ont œuvré pour garantir l’indépendance de l’autorité royale. Au reste, le roi pouvait arguer de son pouvoir absolu pour s’affranchir des institutions susceptibles de limiter sa puissance. L’exemple des parlements est significatif : il suffisait au roi d’utiliser son pouvoir d’évocation ou de recourir à un lit de justice pour s’affranchir. Mais le roi ne le faisait qu’exceptionnellement. Or, en affirmant d’une part l’indivisibilité des marques de la souveraineté et, d’autre part, que le pouvoir législatif est le monopole du souverain, Bodin opère une normalisation d’un usage exceptionnel de la puissance absolue. Il en fait même une caractéristique du pouvoir souverain.
Idem encore pour la définition qu’il offre de la loi. En la définissant non par son contenu mais par la qualité de son auteur, Bodin modifie profondément les conceptions qui avaient prévalues jusqu’alors. Le concept de loi glisse d’une définition substantielle – c’est l’équité qui fait la loi- à une définition purement formelle – c’est la volonté du souverain qui fait la loi-. Partant, le principe d’une loi finalisée par la recherche du Bien Commun se trouve relégué au second plan. De même, les organes susceptibles de parfaire la décision royale comme les états généraux ou les parlements sont désormais perçus comme des contre-pouvoirs attentatoires au principe de souveraineté. Enfin, le primat accordé par Bodin à la fonction législative, - « sous cette même puissance de donner et casser la loi, sont compris tous les autres droits et marques de souveraineté : de sorte qu’à parler proprement on peut dire qu’il n’y a que cette seule marque de souveraineté, attendus que tous les autres droits sont compris dans celui-là » -, transforme profondément le visage du souverain. De roi justicier il devient roi législateur, de serviteur garant d’un ordre voulu par Dieu il devient Dieu créateur d’un ordre. Pour Bodin, toutes les autres marques de la souveraineté, - faire la guerre, décider de la paix, lever l’impôt, battre monnaie, rendre justice en dernier ressort, etc., découlent de la puissance législative alors que pour les juristes médiévaux tout, au contraire, procédait du pouvoir de justice. Depuis le sacre, le roi était « débiteur de justice ». Le pouvoir de justice était la marque par excellence de la souveraineté, les autres prérogatives étaient perçues simplement comme des moyens de réaliser cet idéal de justice.
De cette définition de la nature de la souveraineté par des caractères qui lui sont propres découlent la naissance de l’absolutisme étatique.
B. Les conséquences logiques : la naissance de l’absolutisme étatique
Les innovations introduites par Jean Bodin possèdent un potentiel subversif pour le système monarchique ce qu’il n’a sans doute ni souhaité ni même perçu. En effet, en passant d’une définition substantielle à une définition formelle de la loi et en en faisant le commandement incontestable du souverain, Bodin n’a qu’un seul but : renforcer l’autorité royale en cette période de guerres civiles où certains prônent un droit de résistance aux ordres du roi et exaltent le tyrannicide. Mais en déconnectant la souveraineté de la forme de gouvernement, Bodin a fait de l’Etat, entité déjà supérieure et permanente dès le Moyen-âge, une entité autonome. Si le roi est toujours souverain, c’est à l’Etat qu’appartient désormais la souveraineté, faisant du roi son premier serviteur. L’évolution du vocabulaire est particulièrement significative. On ne parle plus du Bien Commun mais du bien de l’Etat que le roi s’engage désormais à respecter lors de son serment du sacre : le bien de l’Etat étant identifié au bien de tous (la raison d’Etat). Au final, l’Etat absorbe totalement la royauté tout en étant indépendant du roi. Le grand Louis XIV, archétype du roi absolu, meurt en disant « Je m’en vais, mais l’Etat demeurera toujours ». Les rois passent tandis que l’Etat demeure et qu’il peut désormais, fort de son autonomie et de sa permanence, changer de serviteur. C’est ce qui s’est passé en 1789. La chose a été d’autant plus aisée qu’avec Bodin, le fondement de la souveraineté n’est plus le divin mais la volonté du souverain, la rationalité humaine. Or, si le recours à la raison pour justifier la souveraineté ne remet pas en cause le fondement divin du pouvoir - depuis Bossuet qui écrit que « Dieu prend en sa protection tous les régimes légitimes, en quelque forme qu’ils soient établis » aux Philosophes des Lumières qui faisaient de Dieu le grand horloger du monde -, il affecte en revanche, et ce très profondément, la mythologie royale - (apparue dès Clovis avec la Sainte ampoule et amplifiée, au fil des siècles, via le pouvoir thaumaturgique des rois, la sainteté de Louis IX, Jeanne d’Arc, etc.) -qui enveloppait le pouvoir d’une aura particulière de mystère, de merveilleux et d’irrationnel, suscitant un attachement quasi viscéral du peuple envers son roi et toute une dynastie. Au XVIIIème, siècle où la raison est divinisée, la mythologie royale ne se comprend plus du moins pour l’élite cultivée du royaume. Turgot n’a-t-il pas proposé, au moment de l’avènement de Louis XVI, de supprimer la cérémonie du sacre ?
La théorie bodinienne de la souveraineté est bien au cœur de la modernité politique. Mais cela a-t-il eu pour autant un impact dans la pratique du pouvoir ? Le roi des XVIIème et XVIIIème siècle a-t-il été fondamentalement différent de ses prédécesseurs ? L’absolutisme monarchique s’est-il concrétisé au point de faire du monarque un autocrate, un tyran, ou tout cela relève-t-il au contraire du mythe ?
Section 1 : Les permanences
Bodin n’a pas innové en exaltant l’autorité royale au point d’affirmer, à diverses reprises dans La République, « ut Deus, sic princeps » - (le prince est comme Dieu)- (A), ni même en affirmant le principe d’une souveraineté absolue (B) et indivisible (C).
A. L’antériorité des courants exaltant l’autorité royale
L’exaltation de l’autorité royale a commencé avec la monarchie. Si le baptême de Clovis a été un premier pas en ce sens permettant de donner à l’autorité royale un caractère providentiel et de la faire reposer sur la puissance divine, le sacre, institué par Pépin le Bref, transforme radicalement la notion. L’onction reçue au cours de la cérémonie opère une mutation. Le roi, investi de Dieu, reçoit quelque chose de sa nature et devient un autre homme, un être supérieur, un intermédiaire entre Dieu et son peuple. En témoigne le rituel du toucher des écrouelles. « Par la magie du sacre, le roi a hérité de(s) faculté(s) thaumaturgique(s)… ». Une lettre en date de 775 adressée à Charlemagne est particulièrement significative : « Tu tiens la place de Dieu…, tu es aussi évêque à la place du Christ ». Le roi exerce donc un ministerium regis. D’essence théocratique, son autorité a pour but la paix et la justice en ce monde, le salut des âmes dans l’autre. Serviteur de Dieu dont il est le ministre, sa mission consiste à être le gardien d’un ordre voulu par Dieu.
Le nouvel ordo du sacre établi par Charles V en 1364 souligne cette mutation du roi au point de voir en lui un Dieu terrestre. En 1380, un évêque affirme que le roi « n’a pas [tant]seulement temporalité, mais divinité ». Pour Jean Gerson, le roi est « espirituel et sacerdotal » et pour Juvénal des Ursins « vaillant prélat ». Au reste, le roi ne partage-t-il pas avec les clercs le privilège de communier sous les deux espèces ? Le roi de France est donc différent des autres hommes et même des autres rois puisqu’à partir du début du XVème siècle, le titre de « très chrétien » lui est exclusivement réservé par la papauté.
B. L’antériorité du principe de souveraineté
L’absolutisme, au plan doctrinal, a commencé à se développer dès le Moyen-Age afin de contrer ceux qui, à l’intérieur comme à l’extérieur du royaume, contestent l’autorité du roi. Les juristes se sont efforcés de prouver son indépendance en commencent par dégager son autorité de l’ordre féodal : « le roi ne doit tenir de personne ». En tant que ministre de Dieu, sa charge d’assurer le Bien Commun lui donne une juridiction suprême : « li rois est souverain par-dessus tout ». De là, il leur sera facile de tirer argument de l’exercice d’une juridiction suprême au profit de l’utilité publique pour affirmer l’indépendance du roi, tant vis-à-vis de l’empereur que du pape avec l’adage « Le roi empereur en son royaume ». L’assimilation du rex à l’imperator permit au roi de disposer de « droits de souveraineté », de droits régaliens tous inaliénables et imprescriptibles. Ils finissent par être énumérés dans des listes aux XIVème et XVème, attestant de la maturité déjà acquise par la notion de souveraineté dès le XIVème siècle. Parmi ces droits figurent plusieurs prérogatives faisant du roi le défenseur de la paix publique ou lui réservant le droit de lever de nouveaux impôts, de battre monnaie, de faire ordonnance, etc. En 1529, le juriste Barthélémy de Chasseneuz recense 208 jura regalia. Il n’en demeure pas moins que l’aspect le plus significatif et remarquable de cette cohorte réside dans la prérogative de justice, laquelle commande toutes les autres y compris celle de faire la loi.
C. L’antériorité de la prérogative de faire la loi
Légiférer a toujours été considéré comme un attribut nécessaire du pouvoir afin de réaliser les buts d’intérêt commun. A partir du XIIIème siècle, les rois commencent à légiférer pour l’ensemble du royaume. En s’appuyant sur la maxime du roi empereur en son royaume, les légistes de Philippe IV le Bel revendiquent pour lui le droit de « faire les lois, les interpréter, les modifier, les aggraver ». Cette prérogative a été justifiée et par sa qualité de princeps, qualité que le roi possède depuis Clovis, et par l’adage d’Ulpien - « quod principi placuit legis habet vigorem ». Les juristes français du XIVème siècle vulgariseront cette dernière par la maxime « Si veut le roi, si veut la loi ». Partant, il est clair que le roi peut faire la loi en raison de sa souveraine liberté qui lui permet de commander sur tout le royaume. De même, selon un autre adage romain ressuscité par les juristes français, Princeps legibus solutus est, le roi est au-dessus des lois. Beaumanoir ne dira pas autre chose : si « Le roi est souverain par-dessus tout […], affirme–t-il, il peut faire tous établissements comme il lui plait pour le commun profit de son royaume », même si, le « comme il lui plaît » reste à nuancer.
Tous ces aspects traditionnels de la pensée bodinienne ne peuvent cependant occulter le fait qu’à partir de lui s’opère une révolution puisqu’il fut à l’origine de la modernité politique : la souveraineté bodinienne s’éloignant de la majesté médiévale par la mutation de sa finalité.
Section II : Les ruptures
Pensée dès le Moyen-Age, la souveraineté reçoit avec Bodin une consécration théorique mais dont les innovations (A) recèlent un potentiel subversif pour la monarchie traditionnelle (B).
A. Les innovations
La souveraineté a toujours été définie comme une puissance de commandement mais depuis Bodin, elle est considérée indépendamment de la question du gouvernement. Elle existe dans d’autres régimes que les monarchies comme les démocraties qui sont aussi des républiques. Elle n’est donc plus liée à un homme ou une famille mais à une institution.
Idem pour la perpétuité. Le principe de la continuité était déjà admis et pratiqué depuis l’époque médiévale avec la théorie des deux corps du roi. Le principe de l’instantanéité de la succession a été codifié par deux édits de Charles VI de 1403 et 1407 et traduit par une série d’adages comme « Le mort saisit le vif » ou encore « Le roi est mort, vive le roi ». Mais Bodin dépasse ce principe en l’affectant, non plus à une dynastie, mais à l’Etat.
Idem pour le principe d’indivisibilité, corollaire de la puissance absolue. Affirmer, comme le fait Bodin, qu’il n’y a pas de souveraineté réelle si la décision du souverain est soumise à l’approbation d’une ou plusieurs autres institutions, s’inscrit dans la dynamique des juristes médiévaux qui ont œuvré pour garantir l’indépendance de l’autorité royale. Au reste, le roi pouvait arguer de son pouvoir absolu pour s’affranchir des institutions susceptibles de limiter sa puissance. L’exemple des parlements est significatif : il suffisait au roi d’utiliser son pouvoir d’évocation ou de recourir à un lit de justice pour s’affranchir. Mais le roi ne le faisait qu’exceptionnellement. Or, en affirmant d’une part l’indivisibilité des marques de la souveraineté et, d’autre part, que le pouvoir législatif est le monopole du souverain, Bodin opère une normalisation d’un usage exceptionnel de la puissance absolue. Il en fait même une caractéristique du pouvoir souverain.
Idem encore pour la définition qu’il offre de la loi. En la définissant non par son contenu mais par la qualité de son auteur, Bodin modifie profondément les conceptions qui avaient prévalues jusqu’alors. Le concept de loi glisse d’une définition substantielle – c’est l’équité qui fait la loi- à une définition purement formelle – c’est la volonté du souverain qui fait la loi-. Partant, le principe d’une loi finalisée par la recherche du Bien Commun se trouve relégué au second plan. De même, les organes susceptibles de parfaire la décision royale comme les états généraux ou les parlements sont désormais perçus comme des contre-pouvoirs attentatoires au principe de souveraineté. Enfin, le primat accordé par Bodin à la fonction législative, - « sous cette même puissance de donner et casser la loi, sont compris tous les autres droits et marques de souveraineté : de sorte qu’à parler proprement on peut dire qu’il n’y a que cette seule marque de souveraineté, attendus que tous les autres droits sont compris dans celui-là » -, transforme profondément le visage du souverain. De roi justicier il devient roi législateur, de serviteur garant d’un ordre voulu par Dieu il devient Dieu créateur d’un ordre. Pour Bodin, toutes les autres marques de la souveraineté, - faire la guerre, décider de la paix, lever l’impôt, battre monnaie, rendre justice en dernier ressort, etc., découlent de la puissance législative alors que pour les juristes médiévaux tout, au contraire, procédait du pouvoir de justice. Depuis le sacre, le roi était « débiteur de justice ». Le pouvoir de justice était la marque par excellence de la souveraineté, les autres prérogatives étaient perçues simplement comme des moyens de réaliser cet idéal de justice.
De cette définition de la nature de la souveraineté par des caractères qui lui sont propres découlent la naissance de l’absolutisme étatique.
B. Les conséquences logiques : la naissance de l’absolutisme étatique
Les innovations introduites par Jean Bodin possèdent un potentiel subversif pour le système monarchique ce qu’il n’a sans doute ni souhaité ni même perçu. En effet, en passant d’une définition substantielle à une définition formelle de la loi et en en faisant le commandement incontestable du souverain, Bodin n’a qu’un seul but : renforcer l’autorité royale en cette période de guerres civiles où certains prônent un droit de résistance aux ordres du roi et exaltent le tyrannicide. Mais en déconnectant la souveraineté de la forme de gouvernement, Bodin a fait de l’Etat, entité déjà supérieure et permanente dès le Moyen-âge, une entité autonome. Si le roi est toujours souverain, c’est à l’Etat qu’appartient désormais la souveraineté, faisant du roi son premier serviteur. L’évolution du vocabulaire est particulièrement significative. On ne parle plus du Bien Commun mais du bien de l’Etat que le roi s’engage désormais à respecter lors de son serment du sacre : le bien de l’Etat étant identifié au bien de tous (la raison d’Etat). Au final, l’Etat absorbe totalement la royauté tout en étant indépendant du roi. Le grand Louis XIV, archétype du roi absolu, meurt en disant « Je m’en vais, mais l’Etat demeurera toujours ». Les rois passent tandis que l’Etat demeure et qu’il peut désormais, fort de son autonomie et de sa permanence, changer de serviteur. C’est ce qui s’est passé en 1789. La chose a été d’autant plus aisée qu’avec Bodin, le fondement de la souveraineté n’est plus le divin mais la volonté du souverain, la rationalité humaine. Or, si le recours à la raison pour justifier la souveraineté ne remet pas en cause le fondement divin du pouvoir - depuis Bossuet qui écrit que « Dieu prend en sa protection tous les régimes légitimes, en quelque forme qu’ils soient établis » aux Philosophes des Lumières qui faisaient de Dieu le grand horloger du monde -, il affecte en revanche, et ce très profondément, la mythologie royale - (apparue dès Clovis avec la Sainte ampoule et amplifiée, au fil des siècles, via le pouvoir thaumaturgique des rois, la sainteté de Louis IX, Jeanne d’Arc, etc.) -qui enveloppait le pouvoir d’une aura particulière de mystère, de merveilleux et d’irrationnel, suscitant un attachement quasi viscéral du peuple envers son roi et toute une dynastie. Au XVIIIème, siècle où la raison est divinisée, la mythologie royale ne se comprend plus du moins pour l’élite cultivée du royaume. Turgot n’a-t-il pas proposé, au moment de l’avènement de Louis XVI, de supprimer la cérémonie du sacre ?
La théorie bodinienne de la souveraineté est bien au cœur de la modernité politique. Mais cela a-t-il eu pour autant un impact dans la pratique du pouvoir ? Le roi des XVIIème et XVIIIème siècle a-t-il été fondamentalement différent de ses prédécesseurs ? L’absolutisme monarchique s’est-il concrétisé au point de faire du monarque un autocrate, un tyran, ou tout cela relève-t-il au contraire du mythe ?
III : Le mythe de l’absolutisme monarchique
Au regard de la plupart des études aussi nombreuses qu’érudites menées sur la période, force est de constater que la théorie développée par Bodin, reprise et amplifiée par ses successeurs, n’a pas modifié en profondeur le gouvernement royal. Il y a à cela trois raisons. La première tient au fait que cette théorie est plus défensive qu’offensive. Elle est, pour reprendre l’expression du professeur Jean-Louis Harouel, « un contre-feu idéologique ». L’objectif était de justifier des principes déjà existants pour sortir d’une période de crise et non d’innover en proposant d’autres solutions. La seconde tient au caractère même de la monarchie française, plus pragmatique que dogmatique. Elle utilise les théories qui lui sont favorables pour désarmer ses adversaires sans pour autant se croire obligée de les appliquer à la lettre. La troisième se situe dans le fait que la théorie bodinienne n’a jamais affranchi le roi du respect des limites traditionnelles de son pouvoir. La persistance des traditions (Section 1) et le maintien des limites tant structurelles que matérielles de la souveraineté (Section 2) font du roi de France un souverain fort peu absolu (conclusion).
Section 1 : La persistance des traditions
Elle est patente tant dans la pratique du pouvoir (A) que dans la finalité de la fonction royale (B).
A. La pratique du pouvoir
L’indivisibilité de la souveraineté proclamée par Bodin ne s’est pas traduite dans les faits par la suppression de toute collaboration avec différents organes à la prise de décision. Au reste, Bodin distinguait l’exercice de la souveraineté - (seul le souverain statue en dernier ressort) - de l’exercice de la fonction gouvernementale nullement exclusive de collaboration. Même si, selon l’adage de Guy Coquille, Le roi n’a point de compagnon en sa majesté royale, il n’en demeure pas moins qu’il prenait conseil avant de décider en dernier ressort. Certains objecteront que pendant cette période, les états généraux comme les Assemblées de notables sont tombés en désuétude. Le fait est parfaitement exact et peut s’expliquer, en partie, par une incompatibilité avec la doctrine absolutiste. Mais parallèlement et simultanément, d’autres organes se sont imposés et ont exercé une réelle influence. C’est le cas notamment des assemblées du Clergé dont le don gratuit, manne essentielle pour le trésor royal, obligeait le souverain à composer. C’est le cas également de certains états provinciaux comme ceux de Bretagne, Bourgogne ou Languedoc dont le rôle, en matière administrative et fiscale, fut loin d’être négligeable. Ce fut le cas surtout des parlements. Qu’il suffise ici d’évoquer leur rôle tant dans la Fronde que pendant le règne du Bien Aimé. L’opposition parlementaire commence dès que le Régent leur restitue le droit de remontrances préalable à l’enregistrement des actes royaux, droit qui leur avait été ôté, avec beaucoup de sens politique, par Louis XIV. De larvée, cette opposition s’intensifie peu à peu, se systématise jusqu’à atteindre son paroxysme dans les années 1760. La violence de cette contestation fut telle qu’elle contraignit Louis XV à réagir via la célèbre séance de la flagellation de 1766 et le non moins célèbre « coup d’état Maupeou » de 1770. (On peut mesurer, au passage, la répugnance du roi à recourir à l’absolutisme du pouvoir pour s’imposer, recours qui reste encore exceptionnel).
Précisons également que Louis XIV comme Louis XV n’ont pas hésité, pour des affaires délicates, à mettre en place des conseils spéciaux, techniques ou des commissions extraordinaires du Conseil comme celle des Réguliers de 1766 pour réformer le clergé éponyme.
Enfin, s’il est vrai que le conseil du roi est devenu de plus en plus restreint au point même de n’être plus consulté au XVIIIème siècle, cette absence de consultation ne touchait que les matières financières et administratives et non les affaires politiques qui, elles, ont toujours été débattues.
Le second principe auquel le roi est demeuré fidèle est celui de la recherche du bien commun.
B. Une fonction au service du Bien Commun
Le service de l’Etat s’est substitué progressivement au service du roi. Louis XIV, dans ses Mémoires pour l’instruction du Dauphin, se considère comme le premier serviteur de l’Etat, allant même jusqu’à laïciser sa fonction en parlant de « métier de roi». Néanmoins, dans son esprit, être au service de l’Etat signifie tout mettre en œuvre pour la réalisation du Bien Commun. Toujours dans ses Mémoires, il rappelle à son fils qu’il est né pour la réalisation du bien public auquel il doit tout sacrifier : « Nous sommes obligés de nous sacrifier au bien général […] Notre Etat doit être bien plus précieux que notre famille ». L’origine divine du pouvoir lui en fait obligation et lors du serment du sacre, il jure de protéger son peuple et de faire régner la justice. Ces obligations morales touchant le respect de la liberté et de la propriété des sujets sont inhérentes à l’esprit monarchique. Dans les instructions écrites pour son petit-fils Philippe V partant pour l’Espagne, Louis XIV termine par ceci : « Je finis par un des plus importants avis que je puisse vous donner : ne vous laissez pas gouverner ; soyez le maître ; n’ayez jamais de favoris ni de premier ministre ; écoutez, consultez votre Conseil, mais décidez : Dieu qui vous a fait roi, vous donnera les lumières qui vous sont nécessaires tant que vous aurez de bonnes attentions ». Plus d’un demi-siècle plus tard, son arrière-petit-fils ne devait pas le démentir. Lors de son discours de la séance de la flagellation destinée à mettre au pas ses parlementaires rebelles, Louis XV rappelle que si c’est dans sa « personne seule que réside la puissance souveraine », son « caractère est l’esprit de conseil de justice et de raison ».
Le respect des traditions et l’esprit inhérent à la monarchie n’ont pas été les seuls freins à l’exercice de la souveraineté du roi. Il y avait également des limites structurelles et matérielles
Section 2 L’existence de limites structurelles et matérielles
Qu’elles soient constitutionnelles (A) ou simplement matérielles (B) ces limites ont fait de la souveraineté absolue du roi une autorité légitime car soumise aux lois.
A. Les limites constitutionnelles
En premier lieu se trouvent les Lois Fondamentales du Royaume, c'est à dire les lois qui sont au fondement de l’Etat. « Les rois, écrit Louis XIV, […] sont dans la bienheureuse impuissance de détruire les lois de leurs Etats, ni renverser au préjudice du droit public, les coutumes particulières de leurs provinces ». Partant, il ne pouvait aliéner le domaine de la couronne ni modifier l’ordre de succession. Louis XIV s’y est risqué en habilitant deux de ses enfants adultérins à lui succéder après les princes du sang. Son édit de juillet 1714 fut révoqué.
De même, les privilèges constituaient un frein puissant à la souveraineté royale. La majorité d’entre eux reposait sur la coutume mais, d’autres avaient été accordés par le roi. Ils étaient aussi divers que nombreux et perçus, par les sujets, comme leurs libertés. Moralement tenu, le roi ne s’est pas risqué à les abolir en masse afin de substituer un droit commun aux particularismes locaux et/ou sociaux. Ceux qui furent abolis l’ont souvent été à l’issue de conflits, de tractations ou de compromis. Il n’en demeure pas moins qu’à la fin de l’ancien régime, ils étaient encore suffisamment nombreux pour fréquemment gêner l’autorité royale.
Aux limites constitutionnelles s’ajoutent enfin des obstacles matériels.
B. Les limites matérielles
Le rappel de quelques chiffres, ici, suffit pour comprendre.
De la fin du XVIème siècle à la veille de la révolution, la superficie du territoire passe de 465.000 à 528.000 km2 et la population de 18 à 28 millions d’habitants. A cela il faut adjoindre la faiblesse des réseaux de communication : 2 jours pour aller de Paris à Orléans, 11 pour atteindre Strasbourg et le maintien des langues régionales. A quelques kilomètres de Paris, le roi était interpellé en Picard et à Marseille il fallait un interprète. Quant aux troupes chargées du maintien de l’ordre sur l’ensemble du territoire, elles ne dépassent guère 3000 hommes. En clair, le pouvoir central n’a qu’une prise réduite sur les gouvernés qui restent très indépendants. Tout y concourt : distance, population, faiblesse des moyens de l’Etat, etc. Quant à l’application effective des décisions du roi, elle s’avère plus qu’aléatoire. Un simple recensement pouvait être ressenti par la population comme une impiété et en plein XVIIIème siècle, les cartographes venus effectuer des relevés se font tirer tels des lapins. On est bien loin du triomphe de la loi et de l’absolutisme étatique tels que nous les connaissons aujourd’hui.
Conclusion :
Au total, il apparaît clairement d’une part, que la caractéristique essentielle de la souveraineté telle qu’exercée par la royauté tout au long de son histoire, y compris dans sa période la plus critiquée des XVIIème et XVIIIème siècles, est d’avoir toujours été, par essence, limitée par un ensemble de règles, de principes, d’attitudes comme de pratiques. C’est probablement pour cette raison que l’Etat n’a pu devenir omnipotent jusqu’en 1789, et ce malgré la formulation moderne du concept de souveraineté. Il reviendra à l’Etat révolutionnaire, conforté par l’informelle souveraineté populaire, de synthétiser l’absolutisme étatique des temps modernes.
D’autre part, si l’absolutisme monarchique relève bien du mythe, ce n’est donc pas l’excès d’autorité qui peut expliquer la chute de la royauté mais d’autres facteurs voire même la conjonction de ces facteurs : un souverain faible et trop soucieux de plaire à l’opinion publique pour prendre les décisions qui conviennent et s’y tenir, un déficit public chronique lié à un recours à l’emprunt massif et dans des conditions trop onéreuses pour le trésor royal, une stratification sociale rigide, un chômage persistant, un système fiscal pas plus lourd qu’ailleurs mais profondément inéquitable, un Etat dans l’incapacité de se réformer, des privilégiés campés sur le maintien desdits privilèges… A la lumière de l’ensemble de ces éléments, 1789 devient limpide. La Vendée en goûtera les fruits amers et elle apprendra, pire que quiconque, ce qu’est une souveraineté absolue et tyrannique.
Valérie Autechaud-Baranger
Maître de Conférence
Institut catholique de Vendée
Section 1 : La persistance des traditions
Elle est patente tant dans la pratique du pouvoir (A) que dans la finalité de la fonction royale (B).
A. La pratique du pouvoir
L’indivisibilité de la souveraineté proclamée par Bodin ne s’est pas traduite dans les faits par la suppression de toute collaboration avec différents organes à la prise de décision. Au reste, Bodin distinguait l’exercice de la souveraineté - (seul le souverain statue en dernier ressort) - de l’exercice de la fonction gouvernementale nullement exclusive de collaboration. Même si, selon l’adage de Guy Coquille, Le roi n’a point de compagnon en sa majesté royale, il n’en demeure pas moins qu’il prenait conseil avant de décider en dernier ressort. Certains objecteront que pendant cette période, les états généraux comme les Assemblées de notables sont tombés en désuétude. Le fait est parfaitement exact et peut s’expliquer, en partie, par une incompatibilité avec la doctrine absolutiste. Mais parallèlement et simultanément, d’autres organes se sont imposés et ont exercé une réelle influence. C’est le cas notamment des assemblées du Clergé dont le don gratuit, manne essentielle pour le trésor royal, obligeait le souverain à composer. C’est le cas également de certains états provinciaux comme ceux de Bretagne, Bourgogne ou Languedoc dont le rôle, en matière administrative et fiscale, fut loin d’être négligeable. Ce fut le cas surtout des parlements. Qu’il suffise ici d’évoquer leur rôle tant dans la Fronde que pendant le règne du Bien Aimé. L’opposition parlementaire commence dès que le Régent leur restitue le droit de remontrances préalable à l’enregistrement des actes royaux, droit qui leur avait été ôté, avec beaucoup de sens politique, par Louis XIV. De larvée, cette opposition s’intensifie peu à peu, se systématise jusqu’à atteindre son paroxysme dans les années 1760. La violence de cette contestation fut telle qu’elle contraignit Louis XV à réagir via la célèbre séance de la flagellation de 1766 et le non moins célèbre « coup d’état Maupeou » de 1770. (On peut mesurer, au passage, la répugnance du roi à recourir à l’absolutisme du pouvoir pour s’imposer, recours qui reste encore exceptionnel).
Précisons également que Louis XIV comme Louis XV n’ont pas hésité, pour des affaires délicates, à mettre en place des conseils spéciaux, techniques ou des commissions extraordinaires du Conseil comme celle des Réguliers de 1766 pour réformer le clergé éponyme.
Enfin, s’il est vrai que le conseil du roi est devenu de plus en plus restreint au point même de n’être plus consulté au XVIIIème siècle, cette absence de consultation ne touchait que les matières financières et administratives et non les affaires politiques qui, elles, ont toujours été débattues.
Le second principe auquel le roi est demeuré fidèle est celui de la recherche du bien commun.
B. Une fonction au service du Bien Commun
Le service de l’Etat s’est substitué progressivement au service du roi. Louis XIV, dans ses Mémoires pour l’instruction du Dauphin, se considère comme le premier serviteur de l’Etat, allant même jusqu’à laïciser sa fonction en parlant de « métier de roi». Néanmoins, dans son esprit, être au service de l’Etat signifie tout mettre en œuvre pour la réalisation du Bien Commun. Toujours dans ses Mémoires, il rappelle à son fils qu’il est né pour la réalisation du bien public auquel il doit tout sacrifier : « Nous sommes obligés de nous sacrifier au bien général […] Notre Etat doit être bien plus précieux que notre famille ». L’origine divine du pouvoir lui en fait obligation et lors du serment du sacre, il jure de protéger son peuple et de faire régner la justice. Ces obligations morales touchant le respect de la liberté et de la propriété des sujets sont inhérentes à l’esprit monarchique. Dans les instructions écrites pour son petit-fils Philippe V partant pour l’Espagne, Louis XIV termine par ceci : « Je finis par un des plus importants avis que je puisse vous donner : ne vous laissez pas gouverner ; soyez le maître ; n’ayez jamais de favoris ni de premier ministre ; écoutez, consultez votre Conseil, mais décidez : Dieu qui vous a fait roi, vous donnera les lumières qui vous sont nécessaires tant que vous aurez de bonnes attentions ». Plus d’un demi-siècle plus tard, son arrière-petit-fils ne devait pas le démentir. Lors de son discours de la séance de la flagellation destinée à mettre au pas ses parlementaires rebelles, Louis XV rappelle que si c’est dans sa « personne seule que réside la puissance souveraine », son « caractère est l’esprit de conseil de justice et de raison ».
Le respect des traditions et l’esprit inhérent à la monarchie n’ont pas été les seuls freins à l’exercice de la souveraineté du roi. Il y avait également des limites structurelles et matérielles
Section 2 L’existence de limites structurelles et matérielles
Qu’elles soient constitutionnelles (A) ou simplement matérielles (B) ces limites ont fait de la souveraineté absolue du roi une autorité légitime car soumise aux lois.
A. Les limites constitutionnelles
En premier lieu se trouvent les Lois Fondamentales du Royaume, c'est à dire les lois qui sont au fondement de l’Etat. « Les rois, écrit Louis XIV, […] sont dans la bienheureuse impuissance de détruire les lois de leurs Etats, ni renverser au préjudice du droit public, les coutumes particulières de leurs provinces ». Partant, il ne pouvait aliéner le domaine de la couronne ni modifier l’ordre de succession. Louis XIV s’y est risqué en habilitant deux de ses enfants adultérins à lui succéder après les princes du sang. Son édit de juillet 1714 fut révoqué.
De même, les privilèges constituaient un frein puissant à la souveraineté royale. La majorité d’entre eux reposait sur la coutume mais, d’autres avaient été accordés par le roi. Ils étaient aussi divers que nombreux et perçus, par les sujets, comme leurs libertés. Moralement tenu, le roi ne s’est pas risqué à les abolir en masse afin de substituer un droit commun aux particularismes locaux et/ou sociaux. Ceux qui furent abolis l’ont souvent été à l’issue de conflits, de tractations ou de compromis. Il n’en demeure pas moins qu’à la fin de l’ancien régime, ils étaient encore suffisamment nombreux pour fréquemment gêner l’autorité royale.
Aux limites constitutionnelles s’ajoutent enfin des obstacles matériels.
B. Les limites matérielles
Le rappel de quelques chiffres, ici, suffit pour comprendre.
De la fin du XVIème siècle à la veille de la révolution, la superficie du territoire passe de 465.000 à 528.000 km2 et la population de 18 à 28 millions d’habitants. A cela il faut adjoindre la faiblesse des réseaux de communication : 2 jours pour aller de Paris à Orléans, 11 pour atteindre Strasbourg et le maintien des langues régionales. A quelques kilomètres de Paris, le roi était interpellé en Picard et à Marseille il fallait un interprète. Quant aux troupes chargées du maintien de l’ordre sur l’ensemble du territoire, elles ne dépassent guère 3000 hommes. En clair, le pouvoir central n’a qu’une prise réduite sur les gouvernés qui restent très indépendants. Tout y concourt : distance, population, faiblesse des moyens de l’Etat, etc. Quant à l’application effective des décisions du roi, elle s’avère plus qu’aléatoire. Un simple recensement pouvait être ressenti par la population comme une impiété et en plein XVIIIème siècle, les cartographes venus effectuer des relevés se font tirer tels des lapins. On est bien loin du triomphe de la loi et de l’absolutisme étatique tels que nous les connaissons aujourd’hui.
Conclusion :
Au total, il apparaît clairement d’une part, que la caractéristique essentielle de la souveraineté telle qu’exercée par la royauté tout au long de son histoire, y compris dans sa période la plus critiquée des XVIIème et XVIIIème siècles, est d’avoir toujours été, par essence, limitée par un ensemble de règles, de principes, d’attitudes comme de pratiques. C’est probablement pour cette raison que l’Etat n’a pu devenir omnipotent jusqu’en 1789, et ce malgré la formulation moderne du concept de souveraineté. Il reviendra à l’Etat révolutionnaire, conforté par l’informelle souveraineté populaire, de synthétiser l’absolutisme étatique des temps modernes.
D’autre part, si l’absolutisme monarchique relève bien du mythe, ce n’est donc pas l’excès d’autorité qui peut expliquer la chute de la royauté mais d’autres facteurs voire même la conjonction de ces facteurs : un souverain faible et trop soucieux de plaire à l’opinion publique pour prendre les décisions qui conviennent et s’y tenir, un déficit public chronique lié à un recours à l’emprunt massif et dans des conditions trop onéreuses pour le trésor royal, une stratification sociale rigide, un chômage persistant, un système fiscal pas plus lourd qu’ailleurs mais profondément inéquitable, un Etat dans l’incapacité de se réformer, des privilégiés campés sur le maintien desdits privilèges… A la lumière de l’ensemble de ces éléments, 1789 devient limpide. La Vendée en goûtera les fruits amers et elle apprendra, pire que quiconque, ce qu’est une souveraineté absolue et tyrannique.
Valérie Autechaud-Baranger
Maître de Conférence
Institut catholique de Vendée
Notes
(1) L’étude approfondie du vocabulaire souligne combien cette notion de souveraineté est symptomatique de la culture juridique et politique française. En France, contrairement à l’Angleterre où le terme de « sovereignty » peine à s’imposer vue sa connotation absolutiste, les termes de puissance publique, empire, souveraine et souveraineté sont synonymes dès le XVIIIème s., cf. Dictionnaire de Philosophie politique, sous la dir. de Stéphane Rials et Philippe Raynaud, P.U.F.,collec. Quadrige, Paris, p. 735.
(2) Sur la question de légitimité dans l’ancienne France v. Valérie Autechaud-Baranger, « La légitimité du pouvoir politique dans l’ancienne France » in Légitimité du pouvoir politique et représentation, Actes du colloque organisé par le Centre de recherches Hannah Arendt les 27 et 28 mars 2008, ICES, Cujas, 2008.
(3) C’est ainsi que l’on peut parler de souveraineté du roi, du peuple, de la nation, de l’Etat, etc.
(4) Raymond Carré de Malberg, Contribution générale à la formation de l’Etat, Préface d’Eric Maulin, Dalloz, Paris, 2003, (réimpression de l’édition de 1922).
(5) Denis Alland et Stéphane Rials, Dictionnaire de la culture juridique,, Quadrige, P.U.F., Paris, p. 1436.
Cet article est issu d'une présentation faite par l'auteur lors du Colloque international de l'ICES "La souveraineté dans tous ses états" qui s'est déroulé les 7 et 8 avril 2010.