Intervention du Professeur Anne-Marie Le Pourhiet à la conférence sur les droits fondamentaux, le 7 février 2018, à Strasbourg
La place et la définition de la démocratie dans les textes fondateurs du Conseil de l’Europe sont assez ambigus. Le traité de Londres du 5 mai 1949 indique en préambule, à l’aide de la phraséologie européenne habituelle dépourvue de signification sérieuse :
« Inébranlablement attachés aux valeurs spirituelles et morales qui sont le patrimoine commun de leurs peuples et qui sont à l'origine des principes de liberté individuelle, de liberté politique et de prééminence du droit, sur lesquels se fonde toute démocratie véritable » On ne voit là aucune définition de ce qu’est la démocratie ni de quel « droit » l’on parle, ni surtout d’explicitation de la nature du lien qui doit exister entre la démocratie et le droit.
La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales de 1950 n’en dit pas plus dans son préambule : « Réaffirmant leur profond attachement à ces libertés fondamentales qui constituent les assises mêmes de la justice et de la paix dans le monde et dont le maintien repose essentiellement sur un régime politique véritablement démocratique, d'une part, et, d'autre part, sur une conception commune et un commun respect des droits de l'homme dont ils se réclament ». Cette logorrhée terminologique ne nous avance pas plus sur le lien entre démocratie et droits de l’homme, l’usage des termes « d’une part, d’autre part » ajoutant même à la confusion. Plusieurs articles de la Convention prévoient ensuite, à propos des libertés qu’ils mentionnent, de possibles ingérences ou limitations des autorités publiques à condition qu’elles soient « nécessaires dans une société démocratique ». Mais là encore le texte ne nous indique pas ce qu’est une société démocratique. Nous sommes donc a priori fondés à y voir un renvoi implicite à la définition universelle retenue depuis l’Antiquité et résumée par Thucydide : « Notre Constitution est appelée démocratie parce qu’elle est l’œuvre, non d’une minorité, mais du plus grand nombre » (Histoire de la guerre du Péloponnèse, II-37-431 av.J.-C.) (1).
« Inébranlablement attachés aux valeurs spirituelles et morales qui sont le patrimoine commun de leurs peuples et qui sont à l'origine des principes de liberté individuelle, de liberté politique et de prééminence du droit, sur lesquels se fonde toute démocratie véritable » On ne voit là aucune définition de ce qu’est la démocratie ni de quel « droit » l’on parle, ni surtout d’explicitation de la nature du lien qui doit exister entre la démocratie et le droit.
La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales de 1950 n’en dit pas plus dans son préambule : « Réaffirmant leur profond attachement à ces libertés fondamentales qui constituent les assises mêmes de la justice et de la paix dans le monde et dont le maintien repose essentiellement sur un régime politique véritablement démocratique, d'une part, et, d'autre part, sur une conception commune et un commun respect des droits de l'homme dont ils se réclament ». Cette logorrhée terminologique ne nous avance pas plus sur le lien entre démocratie et droits de l’homme, l’usage des termes « d’une part, d’autre part » ajoutant même à la confusion. Plusieurs articles de la Convention prévoient ensuite, à propos des libertés qu’ils mentionnent, de possibles ingérences ou limitations des autorités publiques à condition qu’elles soient « nécessaires dans une société démocratique ». Mais là encore le texte ne nous indique pas ce qu’est une société démocratique. Nous sommes donc a priori fondés à y voir un renvoi implicite à la définition universelle retenue depuis l’Antiquité et résumée par Thucydide : « Notre Constitution est appelée démocratie parce qu’elle est l’œuvre, non d’une minorité, mais du plus grand nombre » (Histoire de la guerre du Péloponnèse, II-37-431 av.J.-C.) (1).
La finalité de l'intégration européenne étant de contraindre les États et limiter leur souveraineté, suppose de contrarier les volontés populaires qui s'y expriment.
C’est d’ailleurs à la Cour constitutionnelle allemande que l’on doit d’avoir récemment rappelé, à l’occasion de l’examen de la conformité des traités européens à la Loi fondamentale, cette évidence que la démocratie ne saurait être autre chose que la souveraineté collective s’exprimant par le droit de vote des citoyens et le principe de majorité (2). Sans doute la possibilité de choix des citoyens implique-t-elle une société pluraliste où les libertés de penser, de s’exprimer, de communiquer, de constituer des partis et, bien sûr, de voter, sont garanties, mais une fois la majorité exprimée, elle s’impose évidemment à la minorité.
Cette évidence semble cependant depuis longtemps perdue de vue à Strasbourg et il faut bien admettre que la finalité même de toute la construction européenne étant de contraindre les États et de limiter leur souveraineté, suppose par elle-même la contrariété des volontés populaires exprimées dans ces États. Comme l’indique le juriste belge Renaud Dehousse : « La remise en cause du primat de la souveraineté étatique constitue la clé de voûte du système européen d’intégration régionale » (3). Les pionniers de la cause européenne ont considéré que c’étaient les nations elles-mêmes qui étaient responsables de la guerre et non pas l’impérialisme d’une seule et en ont donc déduit qu’il fallait remettre totalement en cause le modèle westphalien fondé sur la souveraineté des États. Le but de l’entreprise est d’enchaîner l’État dans un réseau d’engagements internationaux qui pourraient lui être juridiquement opposés et Pierre-Henri Teitgen l’affirmait sans fard dans son rapport sur le projet de convention européenne : « Il s’agit de limiter la souveraineté de l’État du côté du droit, et, de ce côté-là, toutes les limites sont permises » (4).
S’agissant de l’application de la CESDH, le « déficit démocratique » va cependant prendre des proportions considérables en raison d’une évolution, qui frappe tous les États, y compris en interne, et qui consiste, dans les sociétés contemporaines, en un affaiblissement préoccupant des valeurs collectives au profit d’un individualisme débridé remettant en cause l’intérêt collectif et la volonté générale exprimés dans la loi (I). Et la Cour de Strasbourg est devenue l’un des vecteurs principaux de ce triomphe des droits subjectifs sur le droit objectif qui aboutit à substituer les choix d’une aristocratie judiciaire à ceux des peuples des États- membres en imposant donc des intérêts minoritaires à la majorité démocratique (II).
I. L’individualisme post-démocratique
Les sociétés occidentales sont marquées depuis le milieu du XXe siècle, mais avec une forte accélération depuis les années 1970, par le développement d’une vigoureuse idéologie post-nationale et post-démocratique qui a conduit à rendre suspects à la fois l’État, la Nation et les choix populaires, que ceux-ci s’expriment directement par référendum ou même indirectement par les élections. Cette aversion pour tout ce qui est stato-national et démocratique a des causes sociologiques et idéologiques multiples et complexes mais s’observe absolument partout : chez les intellectuels et universitaires dominants, dans les partis politiques, chez les dirigeants exécutifs ou parlementaires, les élites économiques et médiatiques, ainsi que dans les innombrables entreprises identitaires et militantes à l’œuvre dans la « société civile ».
On n’entend pas à l’égard de l’Écosse, de la Catalogne, de la Nouvelle-Calédonie et de la Corse les mêmes excommunications outragées qu’à l’égard de la Pologne, de l’Espagne ou du Royaume-Uni.
Le mot « national » est devenu un repoussoir tandis que les verdicts populaires, référendaires comme électoraux, sont redoutés et méprisés comme l’expression d’un péjoratif « populisme ». Dans cette idéologie très répandue : tout ce qui est stato-national est le « mal » et tout ce qui est infra-national ou supra-national est le « bien », souvent au prix des pires incohérences intellectuelles. On va, par exemple, s’offusquer de toute référence à l’identité nationale ou à une quelconque priorité nationale, purement juridique, en matière économique ou sociale, mais on va se montrer tout à fait complaisant à l’égard des identités régionales de caractère franchement ethnique accompagnées de leurs revendications de préférence et de priorité « autochtones ». On n’entendra pas à l’égard de l’Écosse, de la Catalogne, de la Nouvelle-Calédonie et de la Corse les mêmes excommunications outragées qu’à l’égard de la Pologne, de l’Espagne ou du Royaume-Uni. De la même façon les revendications identitaires et différencialistes des minorités religieuses, culturelles, ethno-raciales, sexuelles ou autres font l’objet d’une promotion bienveillante tandis que l’idée d’une culture nationale propre à un pays est fortement récusée et jugée « nauséabonde ».
Partout il n’est question que de « minorités » dont les revendications devraient s’imposer à la majorité non pas seulement sociologique mais politique. C’est-à-dire que la loi qui, dans la démocratie rousseauiste, exprime la volonté générale de la majorité des citoyens est désormais l’objet de toutes les méfiances et de tous les contrôles tendant à ce qu’elle se plie à des volontés et intérêts minoritaires : soit que l’on influence a priori le législateur par un lobbying virulent et menaçant, soit que l’on fasse écarter la loi a posteriori par un juge national ou européen.
En France par exemple, la Ve République établie par le général de Gaulle était tout entière imprégnée au départ de la raison d’État, du souci de rétablir l’autorité et l’efficacité de l’État, et d’établir une relation directe entre le chef de l’État et le peuple par des procédés référendaires imaginés par le juriste René Capitant, fervent adepte de la souveraineté populaire. Progressivement, après le départ du général de Gaulle, l’usage du référendum est tombé en désuétude et toutes les velléités qui se sont manifestées en faveur d’une réactivation de la démocratie directe ont été écrasées par l’adoption de dispositifs rendant pratiquement impossible la consultation populaire. Le « non » français au référendum européen de 2005 a été considéré comme la preuve que les verdicts populaires étaient calamiteux et même les élections sont aujourd’hui redoutées.
Le sens du mot "démocratie" est falsifié, détourné de ses racines antiques et étymologiques claires
Toutefois, nombreux sont ceux qui n’osent pas afficher franchement leur mépris de la démocratie, de telle sorte que s’est mise en place toute une manipulation terminologique destinée à donner de la démocratie une signification autre que celle de la décision majoritaire des citoyens et c’est clairement dans cette falsification que s’est inscrite la CEDH.
Un certain nombre de penseurs et même de juristes se sont d’abord mis à détourner le sens du mot démocratie de ses racines antiques et étymologiques claires en l’affublant de toute une série d’adjectifs destinés à faire passer pour démocratiques des procédés au contraire parfaitement aristocratiques ayant pour objet et pour effet de contrarier ou confisquer la volonté majoritaire. C’est ainsi, par exemple, que l’on ne va pas hésiter à qualifier de « démocratie contentieuse » ou « démocratie des droits » ou « démocratie continue » les décisions de justice qui viennent censurer les lois ou les écarter au profit d’interprétations jurisprudentielles très « constructives » de textes constitutionnels ou européens, dans lesquelles il s’agit en réalité de faire triompher une volonté minoritaire.
Mais on qualifiera aussi de « démocratie d’opinion » la prise en compte de sondages effectués sur un minuscule échantillon censés refléter la volonté d’une « majorité des Français » ou encore les parti pris médiatiques ne reflétant en réalité que les aspirations des actionnaires et des journalistes du journal ou de la chaîne audio-visuelle. On va encore qualifier de « démocratie participative » (pléonasme) l’intrusion d’associations ou de groupes d’intérêts minoritaires dans les procédures de décision publique. On arrive ainsi à tourner le sens du mot démocratie par des adjectifs cherchant à faire passer les exigences de minorités pour des décisions majoritaires.
Mais parfois c’est la définition même du mot démocratie qui est clairement et ouvertement falsifiée et l’on nous explique que la décision, par exemple, de trois ou de neuf juges nommés, quand ce n’est pas un juge unique, est un exercice de démocratie. L’État de droit version activisme judiciaire devient ainsi synonyme de démocratie dans une confusion intellectuelle et conceptuelle totale, mais dont la finalité anti-démocratique est parfaitement claire.
C’est ainsi que si la CEDH s’abstient de définir véritablement ce qu’est une « société démocratique », elle finit quand même par lâcher, au détour d’une décision, que « pluralisme, tolérance et esprit d’ouverture caractérisent une société démocratique » et que « la démocratie ne se ramène pas à la supériorité constante de l’opinion d’une majorité ; elle commande un équilibre qui assure aux minorités un juste traitement et qui évite tout abus de position dominante » (5). Le mot est lâché : la volonté générale est un instrument de domination.
Le droit ne vaut que s’il est démocratique et traduit la volonté du peuple, sinon il n’est pas légitime.
Lorsque la Cour indique que le principe de « prééminence du droit » mentionné dans le préambule du statut du Conseil de l’Europe et celui de la Convention est l’un des fondements essentiels d’une société démocratique (6) elle inverse évidemment la logique des sources : c’est la démocratie, c’est-à-dire la souveraineté du peuple qui est le fondement des normes dans un État de telle sorte que la prééminence du droit ne vaut que si ce droit est lui-même de source démocratique. Le droit ne vaut que s’il est démocratique et traduit la volonté du peuple, sinon il n’est pas légitime.
C’est donc dans ce contexte global sociologique et idéologique « démocratico-sceptique » très réticent à l’égard des États-nations et de la volonté majoritaire que se déploient la CEDH et sa jurisprudence qu’il convient maintenant d’observer.
II. La casuistique erratique et anti-démocratique de la CEDH
Tous les textes qui consacrent des catalogues de droits et de libertés, que ce soient les constitutions internes ou les conventions internationales, sont forcément rédigés de façon très vague et sommaire, se bornant à des énoncés très généraux qui posent, en face de chaque droit largement décrit (liberté d’expression, de religion, droit de propriété, sûreté, etc…) des limites tout aussi vaguement décrites (ordre public, sécurité nationale, protection de la santé, de la morale, droits et libertés d’autrui).
Il en résulte que lorsque l’on charge un juge de déterminer si ces droits ou libertés sont ou non contrariés par une disposition législative, ce juge a un pouvoir discrétionnaire pour placer le curseur là où il veut entre le droit considéré et, par exemple, le maintien de l’ordre public ou de la santé publique. Dans la confrontation de deux normes également indéfinies il va disposer d’un pouvoir d’interprétation colossal, lui permettant clairement de substituer son appréciation à celle du législateur. Cela vaut aussi bien pour les cours constitutionnelles internes que pour les cours européennes. Mais il y a cependant une grosse différence démocratique entre les deux systèmes. À l’intérieur d’un État, les membres des cours constitutionnelles sont identifiés et connus, leur responsabilité dans les décisions qu’ils prennent se trouve sur la place publique. Ils sont nommés ou élus par des organes politiques nationaux eux-mêmes responsables devant le peuple. Et si leur interprétation et leur décision s’éloignent trop du consensus national et de la volonté majoritaire, elles pourront être contournées par une révision constitutionnelle. C’est le principe du « lit de justice » qui permet au souverain de reprendre la main quand les juges dérivent. Mais en tout état de cause ces juges constitutionnels appliquent la Constitution de l’État, exprimant la souveraineté du peuple de cet État, sont intégrés dans le système juridique de cet État dont ils possèdent la culture juridique et politique, ils sont à la fois des éléments de l’identité constitutionnelle de l’État et les protecteurs de celle-ci.
Il n’y a rien de tel dans la Cour européenne des droits de l’homme. Certes, les droits généraux qui sont mentionnés dans la convention sont textuellement les mêmes que ceux que l’on trouve dans la plupart de nos constitutions anciennes ou plus récentes. Il faut d’ailleurs observer qu’un autre organe du Conseil de l’Europe, la commission de Venise (mal-nommée « commission pour la démocratie par le droit » alors qu’il conviendrait de dire « commission pour le droit par la démocratie »), se charge d’imposer à certains États l’adoption de dispositions constitutionnelles correspondant à ses standards.
Il convient donc de se poser une première question d’ordre général. En quoi les juges européens, tels qu’ils sont désignés et formés, auraient-ils une pensée, une analyse, un raisonnement et un jugement qualitativement « supérieurs » à ceux des juges nationaux ? La CEDH n’intervient qu’après épuisement des voies de recours internes. Celles-ci sont désormais très développées dans les États-parties qui ont tous deux ou trois degrés de juridiction et souvent un contrôle de constitutionnalité distinct qui s’y ajoute encore. En quoi les juges de Strasbourg auraient-ils donc une faculté de jugement meilleure et supérieure à celle des juges nationaux qui devrait l’emporter sur ceux-ci ? Un exemple : lorsque le Tribunal régional de Hambourg, la cour d’appel de Hambourg, la Cour fédérale allemande de justice et la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, quatre juridictions allemandes dont on ne peut quand même pas prétendre qu’elles seraient composés de juges dilettantes, corrompus ou incompétents ont toutes jugé que la publication de photographies de la princesse Caroline de Monaco ne constituaient pas une atteinte à sa vie privée, qu’est ce qui permet de prétendre que la CEDH serait « mieux » à même de juger par une décision qui s’imposera à la République fédérale (7) ? Sur le plan qualitatif, la prétention des juges européens à une quelconque supériorité est indéfendable, c’est une vue de l’esprit.
Mais la Cour interprète de surcroît la Convention d’une façon très « personnelle » et arbitraire en se permettant des excès de pouvoir caractérisés de telle sorte que des États qui avaient ratifié une convention qui leur paraissait raisonnable et conforme à leurs conceptions se retrouvent plus tard confrontés à une jurisprudence chaotique qui vient contrarier jusqu’à leurs valeurs et leurs intérêts fondamentaux (A). En outre, cette jurisprudence qui s’impose aux juges nationaux au nom de la primauté des traités sur les lois nationales en arrive à remettre complètement en cause les traditions et les systèmes juridiques de droit continental au mépris clairement revendiqué du principe démocratique (B).
A. Une jurisprudence activiste et militante
L’ancien ministre du général de Gaulle, Jean Foyer, raconte dans ses mémoires qu’il avait rédigé une note à l’attention du chef de l’État lui expliquant que la ratification de la CESDH allait ouvrir immanquablement la voie au « gouvernement des juges européens ». Au Conseil des ministres suivant, lorsque le ministre des affaires étrangères Couve de Murville avait plaidé pour la ratification, le général s’est tourné vers son garde des sceaux en lui disant : « J’ai lu votre note, vous m’avez convaincu, la Convention ne sera pas ratifiée. La séance est levée » (8). La convention n’a été ratifiée par la France en mai 1974 qu’à la faveur de l’intérim présidentiel assuré par le président du Sénat Alain Poher et le droit de recours individuel encore plus tard par le Président Mitterrand en 1981.
Effectivement, la CEDH s’est très vite lancée dans des méthodes d’interprétation extrêmement « constructives » (9) voire franchement abusives, dans lesquels on a pu constater que la « balance des intérêts » penche clairement en faveur de l’accumulation de droits individuels et catégoriels au mépris des valeurs collectives et de l’intérêt général. La Cour s’est très clairement érigée en défenseur des intérêts des minorités contre les droits nationaux pour défendre une conception des droits de l’homme aux antipodes, en tous cas, de ceux que la France avaient proclamés dans sa Déclaration de 1789.
Pour cela, elle se livre à des acrobaties intellectuelles éminemment contestables consistant à prétendre donner de la Convention une interprétation « consensuelle » fondée sur un « dénominateur commun » des États-parties. Mais, dans l’établissement de ce « consensus », elle fait preuve d’une sélection arbitraire, prétendant statuer de façon dynamique à l’aune des évolutions sociologiques contemporaines (« à la lumière des conditions d’aujourd’hui ») en n’hésitant pas d’ailleurs à se libérer de ce dénominateur commun européen pour aller chercher l’inspiration dans d’autres textes internationaux y compris ceux que l’État en cause n’a jamais ratifiés. La Cour réussit ainsi le tour de force d’imposer à un État-partie à la convention les stipulations ou interprétations d’un autre traité auquel il est parfaitement étranger. Il n’échappe à personne qu’il arrive souvent à la Cour d’anéantir la marge d’appréciation d’un État malgré l’absence évidente de consensus, et, à l’inverse, qu’elle s’abstient parfois d’invoquer un consensus qui existe pourtant. En réalité « l’interprétation consensuelle n’est que le masque du pouvoir discrétionnaire du juge européen » (10) qui confine souvent à l’arbitraire, voire à la malhonnêteté, et génère des solutions incohérentes.
Mais surtout, la façon dont la Cour statue en droit et en fait, dans un contentieux de pleine juridiction où il s’agit en permanence de régler des face-à-face soit entre un intérêt privé et un intérêt public, soit entre deux intérêts privés, l’a conduite à s’aligner clairement sur les systèmes juridiques anglo-saxons de common law en donnant la priorité à l’individu ou à son appartenance communautaire au mépris de la loi nationale qui garantit l’intérêt général. En particulier l’article 8 de la Convention sur le droit au respect de la vie privée et familiale est devenu pour la Cour un prétexte pour torpiller notamment les dispositions législatives nationales sur l’immigration ou le droit de la famille, y compris dans ses principes bioéthiques. La Cour le fait d’une façon parfaitement hypocrite, empruntée à la casuistique laxiste des pères jésuites que dénonçait Pascal au XVIIe siècle dans Les Provinciales. Elle ne va pas toujours rentrer en conflit direct avec la démocratie en disant que c’est la loi nationale elle-même qui est contraire à la convention, mais elle va plus subtilement considérer que, dans l’espèce en cause, l’application de la loi porterait une atteinte excessive au droit à la vie privée et familiale, alors pourtant que les faits de l’espèce n’ont rien de particulier et ne constituent qu’une hypothèse banale de violation de la loi.
Cette technique revient donc à sanctionner les juges nationaux qui appliquent la loi et à obliger tous les autres États à opérer à l’avenir les mêmes arbitrages favorables aux revendications individuelles au nom de l’autorité interprétative des décisions de la Cour. Ainsi, par exemple, les États ont le droit d’interdire la gestation pour autrui mais, lorsque des personnes enfreignent la loi nationale pour recourir à une mère porteuse à l’étranger, l’État va devoir s’incliner devant la fraude en transcrivant cette filiation sur ses registres d’État-civil parce qu’un refus porterait une atteinte excessive au droit à une vie familiale des parents et de l’enfant frauduleusement conçu (11). Ou encore, l’État a le droit de sanctionner pénalement l’offense au chef de l’État, mais si un ressortissant est puni de 30 euros d’amende avec sursis pour avoir insulté le Président de la République, la Cour juge que cette sanction porte une atteinte « disproportionnée » à sa liberté d’expression, après avoir admis la recevabilité de la requête au motif d’un préjudice « important » (12) ! Autant dire que c’est bel et bien la loi de l’État qui est ainsi complètement vidée de sa substance et qui devient en réalité inapplicable, comme toutes les autres lois identiques des autres États.
Mais comme la convention et son interprétation s’imposent aux États-parties, ce sont les juges nationaux eux-mêmes qui se trouvent contraints de s’aligner quitte à bafouer la démocratie et à remettre en cause tout le système juridique qui est le leur.
B. Une atteinte au principe démocratique et à l’identité constitutionnelle des États
La remise en cause de la souveraineté des États et donc celle de leurs peuples pour ceux d’entre eux qui fonctionnent effectivement sur la base d’élections et de référendums aux résultats incontestables, est beaucoup plus profonde que ne le laissent paraître quelques décisions spectaculaires et polémiques de la Cour. La réalité est que les juges nationaux eux- mêmes se croient tenus de se conformer par anticipation à sa casuistique en changeant parfois complètement l’office qui est le leur dans la Constitution de l’État. On voit aujourd’hui, par exemple en France, le Conseil d’État, qui a construit le droit administratif français et le contrôle de légalité sur les notions d’intérêt général, de service public et de puissance publique, statuer ouvertement contra legem au mépris total de dispositions parfaitement claires et explicites de la loi au motif que son application porterait une atteinte excessive au droit à la vie privée d’une personne (insémination post-mortem d’une veuve, par exemple) (13). Autant dire qu’il renie ainsi ce qui est sa fonction et sa raison d’être institutionnelle.
De la même façon, la Cour de cassation française, dont le rôle spécifique est depuis l’origine celui d’un juge du droit et non du fait, chargé d’assurer dans tout le pays une application égale de la loi par toutes les juridictions, est en train de se transformer seule, sans le secours d’aucune loi votée par les représentants du peuple français pour en décider, en juge du fait et du droit et donc en super juge d’appel, pour s’aligner sur les méthodes de la CEDH et n’être pas marginalisée ni court-circuitée par celle-ci (14). Plus globalement ce sont les systèmes juridiques romano-germaniques continentaux dont la nature se trouve remise en cause par la casuistique européenne clairement inspirée de la Cour suprême canadienne. Dans le conflit entre l’intérêt collectif et les intérêts individuels ce sont les derniers qui l’emportent et la démocratie comme principe majoritaire est donc clairement écartée. C’est la conception totémique verticale du droit démocratique qui est en train de se renverser, le droit objectif étant pulvérisé par le triomphe des droits subjectifs.
De quel droit la Cour se permet-elle de porter une appréciation sur le droit de vote des détenus en Grande-Bretagne, les crucifix dans les écoles italiennes, le voile islamique dans les écoles françaises, les unions homosexuelles, la grossesse pour autrui, la vocation successorale des enfants adultérins ou incestueux ou le droit syndical dans l’armée française, le tout à partir d’interprétations élastiques et contestables d’un texte conventionnel très vague ?
L’on a bien vu, lors de la conférence de Brighton en 2012, tous les blocages et les freins qui se sont mis en place pour empêcher la réforme de la Cour et stériliser l’initiative britannique tendant à limiter ses ingérences dans les souverainetés nationales. Ce devait être le procès de ses excès de pouvoir et l’on a fini par déclarer qu’elle n’en avait pas assez et que les dysfonctionnements étaient dus à son succès ainsi qu’à quelques États montrés du doigt. Le protocole n°15 intégrant dans le préambule de la convention le principe de subsidiarité et la marge nationale d’appréciation pourra avoir momentanément un effet de rappel à l’ordre en permettant aux États de le brandir explicitement, mais il suffit de lire certains arrêts récemment rendus par nos juridictions nationales pour comprendre que cela ne saurait évidemment suffire.
Il y a évidemment beaucoup d’intérêts corporatistes qui se cachent derrière cette affaire : ceux des juges et des fonctionnaires européens jaloux de leur pouvoir, ceux de juges nationaux auxquels la Convention a fourni le pouvoir exorbitant et enivrant d’écarter l’application des lois, ceux de tous les avocats et praticiens du droit qui ont trouvé là un juteux fonds de commerce, ceux des juristes universitaires qui ont fait du droit européen leur spécialité et de la CEDH leur idole, ceux enfin de tous les lobbies, associations et militants défendant des intérêts individuels et catégoriels auxquels la Cour donne si souvent satisfaction. Il se trouve, sans rire, des professeurs de droit français pour expliquer doctement que réduire les pouvoirs de la Cour ou dénoncer la Convention ce serait « renoncer aux droits de l’homme », comme si la jurisprudence de la Cour avait encore quelque chose à voir avec la Révolution française et sa belle déclaration. Nous avons en France, une Constitution qui suffit amplement à la protection des droits de l’homme et nous avons des procédures de contrôle de constitutionnalité internes qui rendent parfaitement inutiles et superfétatoires l’existence d’un étage supérieur de bien moindre qualité qui nous est étranger.
Le fait que l’Union européenne ait cru nécessaire de se doter d’une Charte européenne des droits fondamentaux, alors que tous les États-membres sont parties à la CEDH et que la CJUE intègre déjà la Convention dans les principes généraux du droit communautaire et que, de surcroît, le traité de Lisbonne prévoit encore son adhésion en tant que telle à la convention, prouve bien que nous sommes entraînés dans une surenchère judiciaire absurde et délirante, de plus en plus confiscatoire de la démocratie, à laquelle il conviendrait assurément de mettre un coup d’arrêt.
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1 Anne-Marie LE POURHIET, Définir la démocratie, RFDC, 2011, n°87, p. 453
2 Décisions du 30 juin 2009 sur le traité de Lisbonne, du 7 septembre 2011 sur le plan d’aide à la Grèce, du 12 septembre 2012 sur le Mécanisme européen de stabilité et du 21 juin 2016 sur les opérations monétaires sur
titres. V. Alexis FOURMONT, L’identité constitutionnelle allemande à l’aune de la décision du 21 juin 2016,
Revue Constitutions, 2016, n°3, p. 4
Dans un Etat, le principe du « lit de justice » permet au souverain de reprendre la main quand les juges dérivent. Rien de tel au niveau européen.
Il en résulte que lorsque l’on charge un juge de déterminer si ces droits ou libertés sont ou non contrariés par une disposition législative, ce juge a un pouvoir discrétionnaire pour placer le curseur là où il veut entre le droit considéré et, par exemple, le maintien de l’ordre public ou de la santé publique. Dans la confrontation de deux normes également indéfinies il va disposer d’un pouvoir d’interprétation colossal, lui permettant clairement de substituer son appréciation à celle du législateur. Cela vaut aussi bien pour les cours constitutionnelles internes que pour les cours européennes. Mais il y a cependant une grosse différence démocratique entre les deux systèmes. À l’intérieur d’un État, les membres des cours constitutionnelles sont identifiés et connus, leur responsabilité dans les décisions qu’ils prennent se trouve sur la place publique. Ils sont nommés ou élus par des organes politiques nationaux eux-mêmes responsables devant le peuple. Et si leur interprétation et leur décision s’éloignent trop du consensus national et de la volonté majoritaire, elles pourront être contournées par une révision constitutionnelle. C’est le principe du « lit de justice » qui permet au souverain de reprendre la main quand les juges dérivent. Mais en tout état de cause ces juges constitutionnels appliquent la Constitution de l’État, exprimant la souveraineté du peuple de cet État, sont intégrés dans le système juridique de cet État dont ils possèdent la culture juridique et politique, ils sont à la fois des éléments de l’identité constitutionnelle de l’État et les protecteurs de celle-ci.
Il n’y a rien de tel dans la Cour européenne des droits de l’homme. Certes, les droits généraux qui sont mentionnés dans la convention sont textuellement les mêmes que ceux que l’on trouve dans la plupart de nos constitutions anciennes ou plus récentes. Il faut d’ailleurs observer qu’un autre organe du Conseil de l’Europe, la commission de Venise (mal-nommée « commission pour la démocratie par le droit » alors qu’il conviendrait de dire « commission pour le droit par la démocratie »), se charge d’imposer à certains États l’adoption de dispositions constitutionnelles correspondant à ses standards.
Quand pas moins de quatre juridictions allemandes ont toutes jugé que la publication de photographies de la princesse Caroline de Monaco ne constituaient pas une atteinte à sa vie privée, au nom de quoi la CEDH serait « mieux » à même de prendre l'ultime décision qui s’imposera à la République fédérale ?
Il convient donc de se poser une première question d’ordre général. En quoi les juges européens, tels qu’ils sont désignés et formés, auraient-ils une pensée, une analyse, un raisonnement et un jugement qualitativement « supérieurs » à ceux des juges nationaux ? La CEDH n’intervient qu’après épuisement des voies de recours internes. Celles-ci sont désormais très développées dans les États-parties qui ont tous deux ou trois degrés de juridiction et souvent un contrôle de constitutionnalité distinct qui s’y ajoute encore. En quoi les juges de Strasbourg auraient-ils donc une faculté de jugement meilleure et supérieure à celle des juges nationaux qui devrait l’emporter sur ceux-ci ? Un exemple : lorsque le Tribunal régional de Hambourg, la cour d’appel de Hambourg, la Cour fédérale allemande de justice et la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, quatre juridictions allemandes dont on ne peut quand même pas prétendre qu’elles seraient composés de juges dilettantes, corrompus ou incompétents ont toutes jugé que la publication de photographies de la princesse Caroline de Monaco ne constituaient pas une atteinte à sa vie privée, qu’est ce qui permet de prétendre que la CEDH serait « mieux » à même de juger par une décision qui s’imposera à la République fédérale (7) ? Sur le plan qualitatif, la prétention des juges européens à une quelconque supériorité est indéfendable, c’est une vue de l’esprit.
Mais la Cour interprète de surcroît la Convention d’une façon très « personnelle » et arbitraire en se permettant des excès de pouvoir caractérisés de telle sorte que des États qui avaient ratifié une convention qui leur paraissait raisonnable et conforme à leurs conceptions se retrouvent plus tard confrontés à une jurisprudence chaotique qui vient contrarier jusqu’à leurs valeurs et leurs intérêts fondamentaux (A). En outre, cette jurisprudence qui s’impose aux juges nationaux au nom de la primauté des traités sur les lois nationales en arrive à remettre complètement en cause les traditions et les systèmes juridiques de droit continental au mépris clairement revendiqué du principe démocratique (B).
A. Une jurisprudence activiste et militante
L’ancien ministre du général de Gaulle, Jean Foyer, raconte dans ses mémoires qu’il avait rédigé une note à l’attention du chef de l’État lui expliquant que la ratification de la CESDH allait ouvrir immanquablement la voie au « gouvernement des juges européens ». Au Conseil des ministres suivant, lorsque le ministre des affaires étrangères Couve de Murville avait plaidé pour la ratification, le général s’est tourné vers son garde des sceaux en lui disant : « J’ai lu votre note, vous m’avez convaincu, la Convention ne sera pas ratifiée. La séance est levée » (8). La convention n’a été ratifiée par la France en mai 1974 qu’à la faveur de l’intérim présidentiel assuré par le président du Sénat Alain Poher et le droit de recours individuel encore plus tard par le Président Mitterrand en 1981.
La Cour européenne défend une conception des droits de l’homme aux antipodes de la Déclaration de 1789.
Effectivement, la CEDH s’est très vite lancée dans des méthodes d’interprétation extrêmement « constructives » (9) voire franchement abusives, dans lesquels on a pu constater que la « balance des intérêts » penche clairement en faveur de l’accumulation de droits individuels et catégoriels au mépris des valeurs collectives et de l’intérêt général. La Cour s’est très clairement érigée en défenseur des intérêts des minorités contre les droits nationaux pour défendre une conception des droits de l’homme aux antipodes, en tous cas, de ceux que la France avaient proclamés dans sa Déclaration de 1789.
Pour cela, elle se livre à des acrobaties intellectuelles éminemment contestables consistant à prétendre donner de la Convention une interprétation « consensuelle » fondée sur un « dénominateur commun » des États-parties. Mais, dans l’établissement de ce « consensus », elle fait preuve d’une sélection arbitraire, prétendant statuer de façon dynamique à l’aune des évolutions sociologiques contemporaines (« à la lumière des conditions d’aujourd’hui ») en n’hésitant pas d’ailleurs à se libérer de ce dénominateur commun européen pour aller chercher l’inspiration dans d’autres textes internationaux y compris ceux que l’État en cause n’a jamais ratifiés. La Cour réussit ainsi le tour de force d’imposer à un État-partie à la convention les stipulations ou interprétations d’un autre traité auquel il est parfaitement étranger. Il n’échappe à personne qu’il arrive souvent à la Cour d’anéantir la marge d’appréciation d’un État malgré l’absence évidente de consensus, et, à l’inverse, qu’elle s’abstient parfois d’invoquer un consensus qui existe pourtant. En réalité « l’interprétation consensuelle n’est que le masque du pouvoir discrétionnaire du juge européen » (10) qui confine souvent à l’arbitraire, voire à la malhonnêteté, et génère des solutions incohérentes.
Le soi-disant "consensus européen" n'est que le masque de l'arbitraire du juge européen
Mais surtout, la façon dont la Cour statue en droit et en fait, dans un contentieux de pleine juridiction où il s’agit en permanence de régler des face-à-face soit entre un intérêt privé et un intérêt public, soit entre deux intérêts privés, l’a conduite à s’aligner clairement sur les systèmes juridiques anglo-saxons de common law en donnant la priorité à l’individu ou à son appartenance communautaire au mépris de la loi nationale qui garantit l’intérêt général. En particulier l’article 8 de la Convention sur le droit au respect de la vie privée et familiale est devenu pour la Cour un prétexte pour torpiller notamment les dispositions législatives nationales sur l’immigration ou le droit de la famille, y compris dans ses principes bioéthiques. La Cour le fait d’une façon parfaitement hypocrite, empruntée à la casuistique laxiste des pères jésuites que dénonçait Pascal au XVIIe siècle dans Les Provinciales. Elle ne va pas toujours rentrer en conflit direct avec la démocratie en disant que c’est la loi nationale elle-même qui est contraire à la convention, mais elle va plus subtilement considérer que, dans l’espèce en cause, l’application de la loi porterait une atteinte excessive au droit à la vie privée et familiale, alors pourtant que les faits de l’espèce n’ont rien de particulier et ne constituent qu’une hypothèse banale de violation de la loi.
Cette technique revient donc à sanctionner les juges nationaux qui appliquent la loi et à obliger tous les autres États à opérer à l’avenir les mêmes arbitrages favorables aux revendications individuelles au nom de l’autorité interprétative des décisions de la Cour. Ainsi, par exemple, les États ont le droit d’interdire la gestation pour autrui mais, lorsque des personnes enfreignent la loi nationale pour recourir à une mère porteuse à l’étranger, l’État va devoir s’incliner devant la fraude en transcrivant cette filiation sur ses registres d’État-civil parce qu’un refus porterait une atteinte excessive au droit à une vie familiale des parents et de l’enfant frauduleusement conçu (11). Ou encore, l’État a le droit de sanctionner pénalement l’offense au chef de l’État, mais si un ressortissant est puni de 30 euros d’amende avec sursis pour avoir insulté le Président de la République, la Cour juge que cette sanction porte une atteinte « disproportionnée » à sa liberté d’expression, après avoir admis la recevabilité de la requête au motif d’un préjudice « important » (12) ! Autant dire que c’est bel et bien la loi de l’État qui est ainsi complètement vidée de sa substance et qui devient en réalité inapplicable, comme toutes les autres lois identiques des autres États.
Mais comme la convention et son interprétation s’imposent aux États-parties, ce sont les juges nationaux eux-mêmes qui se trouvent contraints de s’aligner quitte à bafouer la démocratie et à remettre en cause tout le système juridique qui est le leur.
B. Une atteinte au principe démocratique et à l’identité constitutionnelle des États
La remise en cause de la souveraineté des États et donc celle de leurs peuples pour ceux d’entre eux qui fonctionnent effectivement sur la base d’élections et de référendums aux résultats incontestables, est beaucoup plus profonde que ne le laissent paraître quelques décisions spectaculaires et polémiques de la Cour. La réalité est que les juges nationaux eux- mêmes se croient tenus de se conformer par anticipation à sa casuistique en changeant parfois complètement l’office qui est le leur dans la Constitution de l’État. On voit aujourd’hui, par exemple en France, le Conseil d’État, qui a construit le droit administratif français et le contrôle de légalité sur les notions d’intérêt général, de service public et de puissance publique, statuer ouvertement contra legem au mépris total de dispositions parfaitement claires et explicites de la loi au motif que son application porterait une atteinte excessive au droit à la vie privée d’une personne (insémination post-mortem d’une veuve, par exemple) (13). Autant dire qu’il renie ainsi ce qui est sa fonction et sa raison d’être institutionnelle.
De quel droit la Cour statue t-elle sur le droit de vote des détenus en Grande-Bretagne, les crucifix dans les écoles italiennes, le voile islamique dans les écoles françaises, les unions homosexuelles, la grossesse pour autrui, la vocation successorale des enfants adultérins ou incestueux ou le droit syndical dans l’armée française, le tout à partir d’interprétations élastiques et contestables d’un texte conventionnel très vague ?
De la même façon, la Cour de cassation française, dont le rôle spécifique est depuis l’origine celui d’un juge du droit et non du fait, chargé d’assurer dans tout le pays une application égale de la loi par toutes les juridictions, est en train de se transformer seule, sans le secours d’aucune loi votée par les représentants du peuple français pour en décider, en juge du fait et du droit et donc en super juge d’appel, pour s’aligner sur les méthodes de la CEDH et n’être pas marginalisée ni court-circuitée par celle-ci (14). Plus globalement ce sont les systèmes juridiques romano-germaniques continentaux dont la nature se trouve remise en cause par la casuistique européenne clairement inspirée de la Cour suprême canadienne. Dans le conflit entre l’intérêt collectif et les intérêts individuels ce sont les derniers qui l’emportent et la démocratie comme principe majoritaire est donc clairement écartée. C’est la conception totémique verticale du droit démocratique qui est en train de se renverser, le droit objectif étant pulvérisé par le triomphe des droits subjectifs.
De quel droit la Cour se permet-elle de porter une appréciation sur le droit de vote des détenus en Grande-Bretagne, les crucifix dans les écoles italiennes, le voile islamique dans les écoles françaises, les unions homosexuelles, la grossesse pour autrui, la vocation successorale des enfants adultérins ou incestueux ou le droit syndical dans l’armée française, le tout à partir d’interprétations élastiques et contestables d’un texte conventionnel très vague ?
L’on a bien vu, lors de la conférence de Brighton en 2012, tous les blocages et les freins qui se sont mis en place pour empêcher la réforme de la Cour et stériliser l’initiative britannique tendant à limiter ses ingérences dans les souverainetés nationales. Ce devait être le procès de ses excès de pouvoir et l’on a fini par déclarer qu’elle n’en avait pas assez et que les dysfonctionnements étaient dus à son succès ainsi qu’à quelques États montrés du doigt. Le protocole n°15 intégrant dans le préambule de la convention le principe de subsidiarité et la marge nationale d’appréciation pourra avoir momentanément un effet de rappel à l’ordre en permettant aux États de le brandir explicitement, mais il suffit de lire certains arrêts récemment rendus par nos juridictions nationales pour comprendre que cela ne saurait évidemment suffire.
Il faut mettre un terme à cette surenchère judiciaire absurde et délirante, de plus en plus confiscatoire de la démocratie
Il y a évidemment beaucoup d’intérêts corporatistes qui se cachent derrière cette affaire : ceux des juges et des fonctionnaires européens jaloux de leur pouvoir, ceux de juges nationaux auxquels la Convention a fourni le pouvoir exorbitant et enivrant d’écarter l’application des lois, ceux de tous les avocats et praticiens du droit qui ont trouvé là un juteux fonds de commerce, ceux des juristes universitaires qui ont fait du droit européen leur spécialité et de la CEDH leur idole, ceux enfin de tous les lobbies, associations et militants défendant des intérêts individuels et catégoriels auxquels la Cour donne si souvent satisfaction. Il se trouve, sans rire, des professeurs de droit français pour expliquer doctement que réduire les pouvoirs de la Cour ou dénoncer la Convention ce serait « renoncer aux droits de l’homme », comme si la jurisprudence de la Cour avait encore quelque chose à voir avec la Révolution française et sa belle déclaration. Nous avons en France, une Constitution qui suffit amplement à la protection des droits de l’homme et nous avons des procédures de contrôle de constitutionnalité internes qui rendent parfaitement inutiles et superfétatoires l’existence d’un étage supérieur de bien moindre qualité qui nous est étranger.
Le fait que l’Union européenne ait cru nécessaire de se doter d’une Charte européenne des droits fondamentaux, alors que tous les États-membres sont parties à la CEDH et que la CJUE intègre déjà la Convention dans les principes généraux du droit communautaire et que, de surcroît, le traité de Lisbonne prévoit encore son adhésion en tant que telle à la convention, prouve bien que nous sommes entraînés dans une surenchère judiciaire absurde et délirante, de plus en plus confiscatoire de la démocratie, à laquelle il conviendrait assurément de mettre un coup d’arrêt.
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1 Anne-Marie LE POURHIET, Définir la démocratie, RFDC, 2011, n°87, p. 453
2 Décisions du 30 juin 2009 sur le traité de Lisbonne, du 7 septembre 2011 sur le plan d’aide à la Grèce, du 12 septembre 2012 sur le Mécanisme européen de stabilité et du 21 juin 2016 sur les opérations monétaires sur
titres. V. Alexis FOURMONT, L’identité constitutionnelle allemande à l’aune de la décision du 21 juin 2016,
Revue Constitutions, 2016, n°3, p. 4
3 Naissance d’un constitutionnalisme transnational, Pouvoirs, Les cours européennes, n°96, 2001, p. 20
4 Emmanuel DECAUX, « Les États-parties et leurs engagements », in La CEDH, Louis-Edmond Pettiti, Emmanuel Decaux et Pierre-Henri Imbert (dir.), Economica, 1995, p.p. 3-25
4 Emmanuel DECAUX, « Les États-parties et leurs engagements », in La CEDH, Louis-Edmond Pettiti, Emmanuel Decaux et Pierre-Henri Imbert (dir.), Economica, 1995, p.p. 3-25
5 CEDH, Young, James et Webster, 13 août 1981, série A, n°44
6 CEDH, Golder c/ Royaume-Uni, 21 février 1975, série A, n° 18
6 CEDH, Golder c/ Royaume-Uni, 21 février 1975, série A, n° 18
7 Von Hannover c/ Allemagne (n)2), n° 40660/08 et 60641/08, 7 février 2012
8 Jean FOYER, Sur les chemins du droit avec le Général – Mémoires de ma vie politique – 1944-1988, Fayard, p. 294
9 Valeri ZORKIN, La CEDH et les problèmes de sa mise en œuvre, Revue Constitutions, 2016, n°3, p. 371
9 Valeri ZORKIN, La CEDH et les problèmes de sa mise en œuvre, Revue Constitutions, 2016, n°3, p. 371
10 Frédéric SUDRE, À propos du dynamisme interprétatif de la Cour européenne des droits de l’homme, JCP,
2001, I, p. 335
11 Mennesson c/ France, 26 juin 2014, n° 65192/11
12 Eon c/France, 14 mars 2013, n°26118/10
2001, I, p. 335
11 Mennesson c/ France, 26 juin 2014, n° 65192/11
12 Eon c/France, 14 mars 2013, n°26118/10
13 V. CE, Ass. 31 mai 2016, Mme Gonzalez-Gomez, n°396848, RFDA, 2016, n°4, p. 754, note Pierre DELVOLVÉ ; Anne-Marie LE POURHIET, L’hégémonie des droits fondamentaux ou l’inversion des fins ? Revue Politeia, 2016, n°30, p. 317
14 François CHÉNEDÉ, Contre-révolution tranquille à la Cour de cassation ? Recueil Dalloz, 2016, p. 796
14 François CHÉNEDÉ, Contre-révolution tranquille à la Cour de cassation ? Recueil Dalloz, 2016, p. 796
A.M. Le Pourhiet - Audition parlement européen -7 février 2018.pdf
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Sur la conférence-débat du 7 février 2018 à Strasbourg
Droits de l'Homme et libertés fondamentales : qui doit avoir le dernier mot ?
Conférence-débat organisée par le groupe de travail sur la réforme institutionnelle
du groupe des conservateurs et réformistes européens (ECR)
au Parlement européen
Conférence-débat organisée par le groupe de travail sur la réforme institutionnelle
du groupe des conservateurs et réformistes européens (ECR)
au Parlement européen
Intervenants principaux :
- Professeur Anne-Marie Le Pourhiet, Université de Rennes, vice-présidente de l'Association française de droit constitutionnel
- Professeur Bryde Andersen, Université de Copenhague (sa présentation Powerpoint ci-dessous)
- Paulo Pinto de Albuquerque, Juge à la Cour européenne des droits de l'Homme et des libertés fondamentales
Modérateur : Morten Messerschmidt, député (ECR), Vice-président de la commission des affaires constitutionnelles du Parlement européen
Débat avec les participants
***
Presentation (EN) :
Does a European country still have the right to control its security or assert its cultural identity without conflicting with the European Court of Human Rights? What democratic margin of appreciation remains on the major societal, ethical and political issues? Many lawyers consider the decisions of the Strasbourg Court as sacred: not only national courts, but also NGO are happy to refer to these case-law. At the same time, we are witnessing a new phenomenon: political leaders as well as a growing number of lawyers across Europe and not only from the United Kingdom, no longer hesitate to openly criticize the ECHR. Instead of defining minimum standards, the Court standardizes the interpretation of fundamental rights according to its own views, without regard to subsidiarity, history, cultural or economical differences. France has recently been sentenced for refusing to register in the civil status register, the child of two married men, born abroad from a surrogate mother, as a common child of this couple. In reaction, the French Prime Minister (Republican) has called for a fundamental reform of the Court, otherwise he would propose the withdrawal of France from the ECHR. While some denounce "abuses of power" by the Court of Strasbourg, there would still remain a consensus on the idea of a minimum standard for the protection of human rights in a broad European area that includes Russia and Turkey. Finally, should one leave by denouncing the European Convention of HR ? Or better redefine together the jurisdiction perimeter of the Court ? Impose through our Constitutions the absolute primacy of constitutional law ? The debate is opened.
Speakers:
Professeur Anne-Marie Le Pourhiet, University of Rennes, French Association of Constitutional Law, France
Professeur Bryde Andersen, University of Copenhagen, Denmark (See his powerpoint presentation below)
Paulo Pinto de Albuquerque, Judge at the European Court of Human Rights
Moderator: Morten Messerschmidt, Member of the European Parliament, Vice-chair of the constitutionnal affairs committee (AFCO), European Conservatives & Reformists group.
Human rights and democracy Presentation from Pr Andersen.ppt
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