Extraits du plaidoyer de Pierre Mendès France contre le traité de Rome, 19 janvier 1957
Extraits
« Le projet de marché commun tel qu’il nous est présenté est basé sur le libéralisme classique du XIXe siècle, selon lequel la concurrence pure et simple règle tous les problèmes. Dix crises graves, tant de souffrances endurées, les faillites et le chômage périodique nous ont montré le caractère de cette théorie classique de résignation. […] Dans le cas d’une crise économique, il se produira une baisse des salaires allemands, un dumping de l’industrie allemande contre la nôtre. […] L’harmonisation doit se faire dans le sens du progrès social, dans le sens du relèvement parallèle des avantages sociaux et non pas, comme les gouvernements français le redoutent depuis si longtemps, au profit des pays les plus conservateurs et au détriment des pays socialement les plus avancés.
En fait, ne nous ne le dissimulons pas, nos partenaires veulent conserver l’avantage commercial qu’ils ont sur nous du fait de leur retard en matière sociale. Notre politique doit continuer à consister, coûte que coûte, à ne pas construire l’Europe dans la régression au détriment de la classe ouvrière et, par contrecoup, au détriment des autres classes sociales qui vivent du pouvoir d’achat ouvrier. Il faut faire l’Europe dans l’expansion et dans le progrès social et non pas contre l’une et l’autre.
Si nos charges sont trop lourdes, comme il est certain, si notre balance des payements en est altérée, on nous invitera à dévaluer le franc, une ou plusieurs fois, autant qu’il le faudra, pour rétablir l’équilibre, en réduisant chez nous le niveau de vie et les salaires réels. […] Alors, la dévaluation ne sera plus une décision souveraine, nationale ; elle nous sera imposée du dehors, comme pour freiner nos initiatives sociales, jugées trop généreuses.
Il est prévu que le Marché commun comporte la libre circulation des capitaux. Il est évident que le mouvement naturel des capitaux, surtout des capitaux privés, sera orienté vers les pays à faibles charges, c’est-à-dire vers les pays où la politique sociale est la moins coûteuse. Les capitaux ont tendance à quitter les pays socialisants et leur départ exerce une pression dans le sens de l’abandon d’une politique sociale avancée.
Il m’est arrivé souvent de recommander plus de rigueur dans notre gestion économique. Mais je ne suis pas résigné à en faire juge un aréopage européen dans lequel règne un esprit qui est loin d’être le nôtre. Nous ne pouvons pas nous laisser dépouiller de notre liberté de décision dans des matières qui touchent d’aussi près notre conception même du progrès et de la justice sociale ; les suites peuvent en être trop graves du point de vue social comme du point de vue politique. Prenons-y bien garde aussi : le mécanisme une fois mis en marche, nous ne pourrons plus l’arrêter […] car ensuite, les décisions seront prises à la majorité.
L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie, on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement « une politique », au sens le plus large du mot, nationale et internationale. » (Pierre Mendès France, votant contre le Traité de Rome)
« Le projet de marché commun tel qu’il nous est présenté est basé sur le libéralisme classique du XIXe siècle, selon lequel la concurrence pure et simple règle tous les problèmes. Dix crises graves, tant de souffrances endurées, les faillites et le chômage périodique nous ont montré le caractère de cette théorie classique de résignation. […] Dans le cas d’une crise économique, il se produira une baisse des salaires allemands, un dumping de l’industrie allemande contre la nôtre. […] L’harmonisation doit se faire dans le sens du progrès social, dans le sens du relèvement parallèle des avantages sociaux et non pas, comme les gouvernements français le redoutent depuis si longtemps, au profit des pays les plus conservateurs et au détriment des pays socialement les plus avancés.
En fait, ne nous ne le dissimulons pas, nos partenaires veulent conserver l’avantage commercial qu’ils ont sur nous du fait de leur retard en matière sociale. Notre politique doit continuer à consister, coûte que coûte, à ne pas construire l’Europe dans la régression au détriment de la classe ouvrière et, par contrecoup, au détriment des autres classes sociales qui vivent du pouvoir d’achat ouvrier. Il faut faire l’Europe dans l’expansion et dans le progrès social et non pas contre l’une et l’autre.
Si nos charges sont trop lourdes, comme il est certain, si notre balance des payements en est altérée, on nous invitera à dévaluer le franc, une ou plusieurs fois, autant qu’il le faudra, pour rétablir l’équilibre, en réduisant chez nous le niveau de vie et les salaires réels. […] Alors, la dévaluation ne sera plus une décision souveraine, nationale ; elle nous sera imposée du dehors, comme pour freiner nos initiatives sociales, jugées trop généreuses.
Il est prévu que le Marché commun comporte la libre circulation des capitaux. Il est évident que le mouvement naturel des capitaux, surtout des capitaux privés, sera orienté vers les pays à faibles charges, c’est-à-dire vers les pays où la politique sociale est la moins coûteuse. Les capitaux ont tendance à quitter les pays socialisants et leur départ exerce une pression dans le sens de l’abandon d’une politique sociale avancée.
Il m’est arrivé souvent de recommander plus de rigueur dans notre gestion économique. Mais je ne suis pas résigné à en faire juge un aréopage européen dans lequel règne un esprit qui est loin d’être le nôtre. Nous ne pouvons pas nous laisser dépouiller de notre liberté de décision dans des matières qui touchent d’aussi près notre conception même du progrès et de la justice sociale ; les suites peuvent en être trop graves du point de vue social comme du point de vue politique. Prenons-y bien garde aussi : le mécanisme une fois mis en marche, nous ne pourrons plus l’arrêter […] car ensuite, les décisions seront prises à la majorité.
L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie, on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement « une politique », au sens le plus large du mot, nationale et internationale. » (Pierre Mendès France, votant contre le Traité de Rome)
Discours de Pierre Mendès France sur l’Europe du 19 janvier 1957 (intégral)
Le 18 janvier 1957 à l’Assemblée nationale , lors du débat sur la ratification du traité de Rome créant le marché commun, Pierre Mendes-France intervient contre ce texte, en particulier au nom de la démocratie. Nous reproduisons ci-dessous son intervention.
Sur le problème général, sur le problème proprement politique, je ne m’attarderai pas. J’ai toujours été partisan d’une construction organique de l’Europe. Je crois, comme beaucoup d’hommes dans cette Assemblée, que nos vieux pays européens sont devenus trop petits, trop étroits pour que puissent s’y développer les grandes activités du XXe siècle, pour que le progrès économique puisse y avancer à la vitesse qui nous est devenue nécessaire.
Un marché vaste est un élément de large circulation des progrès techniques et des échanges, et également un élément essentiel pour l’organisation et la consolidation de la paix entre les États européens, ce qui est tout aussi important.
Mais ce marché, nous devons l’aménager de telle sorte que nous puissions y obtenir les meilleurs résultats possibles, sans tomber dans un étroit égoïsme national, spécialement pour notre pays.
Un ancien président du Conseil a dit que nous devions « faire l’Europe sans défaire la France ». Ce résultat est-il obtenu dans les projets, tels, du moins, qu’ils sont connus de nous ? C’est ce que je voudrais rechercher.
Ces projets comportent essentiellement la suppression, pour les échanges entre les six pays participants, de tout droit de douane et de tout contingentement. Ce résultat sera obtenu progressivement au cours d’une période transitoire de douze à seize ans.
Au cours de chaque étape intermédiaire, les droits de douane seront réduits d’un tiers environ de leur montant initial, les contingents seront portés au double environ de ce qu’ils étaient au début de l’étape.
Les six pays appliqueront, vis-à-vis des pays extérieurs à la communauté, un tarif douanier commun. Le passage du tarif initial de chaque pays à ce tarif commun se fera progressivement au cours de la période transitoire.
Le Marché commun aura donc des effets très sensibles dès le début, dès la première étape. Ces effets porteront sur les trois aspects du Marché commun, lequel comporte, même assorti de restrictions temporaires, la libre circulation des personnes, la libre circulation des marchandises et la libre circulation des capitaux. C’est de ce triple point de vue que je vais me placer maintenant, en commençant par la libre circulation des personnes.
Bien qu’il soit expressément mentionné et annoncé, il semble que ce problème n’a été envisagé que très superficiellement dans les textes, au point de la discussion où ils sont parvenus, et M. le secrétaire d’État aux Affaires étrangères, dans le brillant discours que nous avons tous applaudi avant-hier, a été sur ce point — qu’il me permette de le lui dire — très imprécis. Aussi des questions doivent être posées à ce sujet, des garanties doivent être obtenues.
En effet, si le mouvement des capitaux et des biens peut à première vue ne pas paraître toucher aux concepts de Nation et de Patrie, il n’en est pas de même pour les migrations de populations. Il n’est pas indifférent pour l’avenir de la France ni que, pendant une période, les Italiens affluent en France, ni que, simultanément ou pendant une autre période, les Français du Languedoc, de l’Auvergne ou de la Bretagne soient conduits à chercher de meilleures conditions de travail dans une Allemagne qui, en cours de développement rapide, offrirait des emplois à des travailleurs menacés par le chômage.
Or, ces perspectives ne constituent pas une vue de l’esprit. Si les Italiens se montrent si attachés à la notion du marché commun, s’ils sont impatients d’aboutir à une conclusion concrète, c’est bien — et ils ne s’en cachent pas — pour permettre l’émigration de leurs chômeurs.
Dans une certaine conjoncture, lorsque nous manquons de main-d’œuvre, c’est tant mieux pour nous si nous pouvons en trouver dans un pays voisin. Mais dans d’autres cas, lorsque nous sommes menacés par le chômage ou lorsqu’il s’en produit dans notre pays, l’afflux de chômeurs venus du dehors et susceptibles, souvent, d’accepter des salaires sensiblement inférieurs à ceux qui sont pratiqués dans notre pays est évidemment de nature à provoquer des contrecoups et des difficultés que nous avons intérêt à éviter.
Quant à l’Allemagne, n’oublions pas sa puissance d’expansion, ses ressources, son dynamisme. Dans le cas d’une crise économique, dont, par sa structure industrielle, l’Allemagne souffrira plus tôt et plus fortement que nous, il se produira une baisse des salaires allemands, un dumping de l’industrie allemande contre la nôtre et un mouvement des chômeurs allemands, plus mobiles par tradition que les nôtres, vers la France pour y chercher du travail.
Jusqu’à présent, nous faisions face aux grandes crises économiques internationales mieux que d’autres pays, mieux que les pays plus industrialisés, comme l’Allemagne ou la Belgique, en raison de la structure mieux équilibrée de notre propre économie.
À la première récession économique, un pays comme l’Allemagne de l’Ouest, qui vient d’absorber en quelques années plusieurs millions d’immigrés encore mal digérés, disposera d’un volume de chômeurs considérable et exportable.
De ce fait, nous perdrons cet élément de stabilité relative dont nous jouissions jusque-là et qui nous avait permis, soit entre 1929 et 1932, soit en 1948-1949, de souffrir moins que les autres pays occidentaux.
Mais en période de conjoncture favorable, nous aurons aussi à subir dans le Marché commun une concurrence redoutable, concurrence qui pourra être salutaire à long terme si les aménagements nécessaires sont prévus — c’est le but même du traité — et qui pourra néanmoins être très douloureuse et néfaste même à long terme si les précautions appropriées ne sont pas prises et garanties.
Certaines de nos industries, tout au moins, ne pourront pas s’adapter ou s’adapteront mal. Il en résultera du chômage dans divers secteurs de nos régions sous-développées, notamment celles du sud de la Loire qui ont beaucoup à craindre de la rivalité commerciale et industrielle qui va se déclencher à l’intérieur du marché unifié et dont les populations peuvent être poussées à émigrer, à moins de consentir sur place à un niveau de vie très bas pour ne pas s’expatrier.
Je voudrais faire observer que le problème de la contagion des effets économiques n’est pas théorique et qu’il a donné lieu dans le passé à des expériences qui doivent nous faire réfléchir.
Après l’unité italienne, l’Italie du Sud a souffert beaucoup du contact et de la concurrence de la région du Centre et du Nord. Contrairement à ce que nous croyons trop souvent, l’Italie du Sud avait atteint, avant l’unité italienne, un degré d’industrialisation et de développement comparable et probablement même supérieur à celui du reste du pays. L’unité lui a porté un coup qui s’est traduit par une large émigration à l’intérieur de l’Italie unifiée et aussi vers l’extérieur, un coup que même les gens du Nord reconnaissent et auquel ils essayent maintenant de remédier. Pour obtenir le développement de la Sicile et de l’Italie du Sud, le gouvernement de Rome recrée précisément, depuis quelques années, un régime distinct qui supprime ou qui atténue le caractère absolu de l’intégration réalisée voici un siècle.
La situation est comparable dans d’autres pays.
Les États méridionaux des États-Unis se sont toujours plaints et se plaignent aujourd’hui encore d’avoir été défavorisés économiquement du fait de leur rattachement aux États du Nord.
En Allemagne même, qui a fait l’expérience d’un Zollverein, véritable précédent du Marché commun, bien que la Prusse, initiatrice et agent moteur de l’intégration, ait consenti de larges investissements en faveur des régions allemandes moins favorisées, les Wurtembergeois, les Bavarois ont dû émigrer en grand nombre vers les Amériques.
Au surplus, si, à l’échelle d’un siècle et en ne considérant que l’ensemble de l’économie allemande, le Sud et le Nord confondus, si le Zollverein a été un élément d’expansion, n’oublions pas qu’il a pu porter ses fruits parce qu’un État dominateur, principal bénéficiaire de la réforme, a fait la loi aux autres États dominés. En ce sens, c’est un précédent qui ne comporte pas que des aspects plaisants.
Le traité doit donc nous donner des garanties contre les risques qui se sont ainsi matérialisés en Allemagne, aux États-Unis, en Italie, ailleurs encore. Parmi ces garanties figurent le droit, que nous devons conserver, de limiter l’immigration en France, surtout lorsque la conjoncture économique le rendra nécessaire, et des sauvegardes contre le risque d’un chômage et d’un abaissement du niveau de vie importés du dehors. Je reviendrai tout à l’heure sur certaines modalités de ces indispensables garanties, mais pour cela il me faut, après avoir examiné les problèmes touchant à la circulation des personnes, en venir à ceux qui concernent la circulation des marchandises. Ici nous sommes au centre même du débat.
En cas de marché commun sans barrières douanières ou contingents, ou bien avec des barrières et des contingents rapidement réduits puis éliminés, les marchandises dont les prix de revient sont les plus bas se vendent par priorité et dans tous les pays participants. Ces prix de revient sont fonction des charges qui pèsent sur la production. Or, la France connaît de lourds handicaps dans la compétition internationale. Elle supporte des charges que les autres n’ont pas, tout au moins au même degré : charges militaires, charges sociales, charges d’outre-mer.
Les autres pays qui n’ont pas de charges équivalentes disposent ainsi de ressources pour leurs investissements, pour accélérer leurs progrès, pour abaisser leurs prix de revient et c’est bien ce que nous avons pu constater depuis dix ans.
Nous pouvons, bien entendu, espérer qu’après le règlement algérien nous pourrons réduire la disproportion des charges militaires, mais à cet égard je tiens à rappeler que les engagements pris dans le cadre de l’O.T.A.N. sont proportionnellement plus lourds pour nous que pour tous les autres pays de la Petite Europe.
[…] D’autre part, M. le président du Conseil nous a indiqué dans un discours récent qu’après la fin des hostilités en Algérie nous devrons consacrer aux dépenses économiques en Afrique du Nord autant, a-t-il dit, que nous avons donné jusqu’ici pour les dépenses militaires, de telle sorte que le règlement algérien lui-même risque de ne pas entraîner au total le soulagement très substantiel sur lequel nous pouvons compter.
En second lieu, après les charges militaires, les charges des territoires d’outre-mer sont, vous le savez, considérables au point que le gouvernement a demandé — et il a eu raison — d’en transférer une fraction à nos partenaires.
Même si nos partenaires acceptaient les propositions françaises dans ce domaine — et jusqu’à maintenant je ne crois pas que cet accord ait été obtenu — la majeure partie des charges d’outre-mer continuerait tout naturellement à nous incomber et ainsi, de ce chef encore, il n’est pas douteux que notre économie subirait un handicap de charges supérieures à celles qui incombent à nos cocontractants.
J’en viens, maintenant, aux charges sociales qui ont été évoquées à plusieurs reprises par un certain nombre de nos collègues.
La seule harmonisation prévue en principe concerne l’égalité des salaires masculins et féminins dans un délai de quatre, cinq ou six ans. C’est certainement une nouvelle satisfaisante et qui entraînera, si la promesse est tenue, des résultats favorables pour certaines industries françaises, par exemple pour l’industrie du textile. Mais aucune autre généralisation d’avantages sociaux n’est vraiment organisée ni même garantie et cela apparaît si l’on énumère un certain nombre de ces avantages sociaux qui pèsent, dans une mesure qui est loin d’être négligeable, sur la productivité et sur les prix de revient.
S’agit-il du tarif spécial des heures supplémentaires dont a parlé hier M. le secrétaire d’Etat aux affaires étrangères ? Le problème est en effet mentionné et il est dit dans les textes qui, paraît-il, ont été arrêtés sur ce point, que le système français sera pris comme base de référence. Je ne sais pas exactement ce que signifie cette formule. Je ne crois pas qu’elle implique qu’il en résultera une obligation pour nos cocontractants de réaliser une égalisation entre eux et nous et, lorsque le problème sera examiné à la fin de la première période, c’est bien la majorité qualifiée qui en décidera, ce qui, je le montrerai tout à l’heure, ne nous donne malheureusement aucune garantie sur un terrain où la plupart de nos cocontractants ont des intérêts très évidemment opposés aux nôtres.
S’agit-il des allocations familiales ? Je crois que le problème n’a même pas été envisagé ou, s’il a été discuté, il n’a abouti à aucun accord. Or, ce problème est important, puisque les allocations familiales correspondent à 12 p. 100 de la masse salariale.
S’agit-il du problème des salaires des jeunes ? Ce point est important puisque, en raison de la pyramide des âges, nous aurons, dans les prochaines années, en France comme dans les autres pays occidentaux, un nombre croissant de jeunes au travail.
Les salaires des jeunes, des mineurs, sont, en France, très supérieurs à ceux qui sont pratiqués en Allemagne, en Italie, en Belgique. D’une part, en vertu de la réglementation officielle, d’autre part, en vertu des conventions collectives, la situation est beaucoup plus satisfaisante pour les jeunes travailleurs en France qu’elle ne l’est dans les autres pays.
On pourrait poursuivre très longtemps l’énumération des avantages sociaux très supérieurs en France à ce qu’ils sont dans les pays avec lesquels nous allons nous associer.
La thèse française, à laquelle nous devons nous tenir très fermement et que le gouvernement a soutenue, sans avoir, je le crains malheureusement, obtenu l’adhésion de nos interlocuteurs, c’est l’égalisation des charges et la généralisation rapide des avantages sociaux à l’intérieur de tous les pays du marché commun. C’est la seule thèse correcte et logique sauf, toutefois, celle que personne n’a soutenue, selon laquelle nous serions conduits à supprimer les allocations familiales ou à réduire les salaires horaires pour obtenir le même résultat.
Je sais bien que l’on invoque quelquefois le fait que certaines dispositions sociales, à vrai dire peu nombreuses et peu importantes, de la réglementation française, se trouvent être moins avantageuses que celles prévues dans tel ou tel pays voisin.
Par exemple, les indemnités de chômage sont plus élevées dans un certain nombre de pays voisins qu’elles ne le sont en France.
À vrai dire, les indemnités de chômage représentent peu de chose par rapport à la masse salariale, mais je voudrais que nous poussions sur ce point notre position jusqu’à l’extrême logique. L’unification, la péréquation des charges doit se faire, elle doit être générale et elle doit toujours se faire par le haut.
Il serait parfaitement normal que nous relevions nos allocations de chômage si elles sont inférieures à celles de nos voisins à condition que ceux-ci, réciproquement, relèvent par exemple les allocations familiales ou les créent pour les pays qui n’en ont pas.
L’harmonisation doit se faire dans le sens du progrès social, dans le sens du relèvement parallèle des avantages sociaux et non pas, comme les gouvernements français le redoutent depuis si longtemps, au profit des pays les plus conservateurs et au détriment des pays socialement les plus avancés.
On dit quelquefois, et cette opinion a été exprimée à la tribune au cours des derniers jours, qu’il ne faut pas considérer seulement le déséquilibre des législations sociales, mais l’ensemble de toutes les charges salariales, c’est-à-dire les salaires proprement dits augmentés des charges sociales, dites aussi salaires indirects.
Ce point de vue est peut-être contestable car la concurrence n’est pas un phénomène global : toute l’économie d’un pays contre toute l’économie d’un autre pays. La concurrence s’opère, en réalité, industrie par industrie et ce sont bien les prix de revient par marchandises, c’est-à-dire par catégories industrielles, qui comptent.
Mais, peu importe, car, au cours des récentes négociations, nos experts ont prouvé que les salaires proprement dits en Hollande, en Italie et même en Allemagne étaient très généralement inférieurs aux nôtres.
Par conséquent, c’est bien l’ensemble salaires plus charges sociales qui est supérieur en France à ce qu’il est chez nos voisins et concurrents étrangers.
Or, l’harmonisation des charges salariales, directes et indirectes, c’est la vieille revendication de tous les Français qui ne veulent pas que notre pays soit victime des pas en avant qu’il a faits ou qu’il fait dans le sens du progrès. À cet égard, qu’il me suffise d’évoquer la proposition qui a été présentée par le gouvernement français au Conseil de l’Europe le 20 septembre 1954 en vue d’égaliser les charges sociales par le haut pour empêcher qu’une libération des échanges réalisée sans précaution conduise à l’égalisation par le bas.
À la suite de cette initiative gouvernementale, M. Guy Mollet, qui était alors président en exercice de l’assemblée de Strasbourg, chargea la commission des affaires sociales de ladite assemblée, d’une part, et pria le comité des ministres, d’autre part, d’élaborer une charte sociale commune.
Quelques mois plus tard, en janvier 1955, une conférence était convoquée aux mêmes fins par le bureau international du travail, dont le directeur demanda que soit discutée la proposition française et que soient étudiées les différences de coût de la main-d’œuvre dans les pays européens.
L’affaire depuis, fut poursuivie, lentement, hélas ! Divers rapports d’experts ont été élaborés. Parmi eux, des points de vue très hostiles au nôtre se sont manifestés et notre représentant M. Byé, mis en minorité, a dû rédiger un rapport distinct de celui de ses collègues étrangers.
Le rapport établi par la majorité a été combattu par M. Hauck, au nom des organisations syndicales, et par M. Waline, au nom des organisations patronales. L’assemblée de Strasbourg a néanmoins voté une motion indiquant que si, à ses yeux, l’harmonisation des charges sociales n’est pas un préalable, elle constitue une condition essentielle de l’intégration.
Depuis, rien n’a été fait et aucune suite n’a été donnée à une demande présentée par un autre de nos représentants, M. Jacques Doublet, qui avait élaboré au nom du gouvernement français la liste des conventions du Bureau international du travail à ratifier avant l’établissement du Marché commun pour que ce dernier n’entraîne pas les plus graves inconvénients économiques et sociaux pour nous.
En fait, mes chers collègues, ne nous ne le dissimulons pas, nos partenaires veulent conserver l’avantage commercial qu’ils ont sur nous du fait de leur retard en matière sociale. Notre politique doit continuer à consister, coûte que coûte, à ne pas construire l’Europe dans la régression au détriment de la classe ouvrière et, par contrecoup, au détriment des autres classes sociales qui vivent du pouvoir d’achat ouvrier. Il faut faire l’Europe dans l’expansion et dans le progrès social et non pas contre l’une et l’autre.
Un des aspects essentiels de la politique de défense des travailleurs — et d’ailleurs de la vitalité générale du pays — c’est la politique du plein emploi. Dans un pays comme le nôtre, qui a tant souffert, et où tant de retard a été pris sur les progrès qui auraient été possibles, pas un élément de la richesse nationale ne doit être gaspillé ou inutilisé. Pas un travailleur ne doit être condamné au sous-emploi ou au chômage. C’est encore sous cet angle que nous devons considérer les projets qui nous sont soumis. Ils ne doivent pas mettre en danger les possibilités d’expansion et de plein emploi de la main-d’œuvre.
Or, c’est un fait que cette opinion n’est pas dominante en Allemagne. Par contre, elle est communément admise en Angleterre, même chez les conservateurs. Et c’est là une raison de plus pour nous — je le dis en passant — de déplorer l’absence de l’Angleterre de l’association projetée.
À cet égard, le gouvernement devra reprendre la discussion et exiger des dispositions très strictes pour protéger l’économie française. À défaut des précautions nécessaires, le traité comporterait des risques économiques et sociaux que nous devons éviter coûte que coûte à ce pays dont l’économie a déjà tant souffert.
À ce sujet, je voudrais, ouvrant une parenthèse, formuler une remarque qui mériterait d’ailleurs un plus long développement. Ce que je viens de dire de l’harmonisation des charges sociales s’applique dans une large mesure aussi à l’harmonisation des charges fiscales et aussi à celles des tarifs de transport et d’un certain nombre d’autres éléments des prix de revient, comme par exemple le prix de l’énergie.
Je ne citerai qu’un cas, mais qui a son importance. Le taux des taxes sur les chiffres d’affaires est environ deux fois plus élevé en France que dans les autres pays européens. Par contre, les impôts sur les revenus sont beaucoup plus lourds en Allemagne ou en Hollande qu’en France. Seulement, les taxes sur les chiffres d’affaires pèsent sur les prix beaucoup plus que les impôts sur les revenus. Il se pose donc un problème d’équilibre dont la solution ne nous est pas franchement proposée.
Je dis « pas franchement proposée » car, en fait, nos partenaires ont bien arrêté cette solution dans leur esprit. Lorsqu’ils contestent la véritable existence d’un problème de l’équilibre des charges fiscales, sociales, militaires ou autres, c’est qu’ils ont une réponse prête, et, au cours des conversations avec nos négociateurs, ils ne l’ont jamais caché.
Lisons le rapport établi par M. Spaak l’été dernier. Le rapport Spaak estime qu’il est impossible et inutile d’harmoniser les régimes sociaux, fiscaux, financiers et économiques des six pays, l’égalisation des conditions de concurrence entre producteurs de pays différents devant être obtenue par une fixation convenable des taux de change, ce qui signifierait évidemment, au départ, une dévaluation du franc français.
En septembre dernier, le gouvernement français fit connaître l’impossibilité où il se trouvait de dévaluer sa monnaie et il réclama une harmonisation des régimes sociaux. On convint alors à Bruxelles que si la France ne pouvait pas modifier officiellement ses parités de change, elle pourrait être autorisée à maintenir, à titre provisoire, les correctifs monétaires qu’elle avait utilisés jusqu’à présent, à savoir, à l’importation la taxe spéciale temporaire dite de compensation et, à l’exportation, le remboursement des charges fiscales et sociales, en langage courant l’aide à l’exportation.
Il parait actuellement acquis, d’après les indications qui ont été données à cette tribune, que, pour une période transitoire, la France pourra donc maintenir ces correctifs à condition, toutefois, de s’interdire d’en augmenter les taux. Au bout de cette période transitoire, la conservation des correctifs sera subordonnée au consentement de l’autorité supranationale.
Cette concession qui nous a été faite sur le maintien des correctifs monétaires étant accordée, les cinq pays européens déclarèrent qu’il n’y avait plus lieu de parler d’harmonisation. Ils acceptèrent cependant — je cite l’un d’eux — « dans un esprit de conciliation poussé à l’extrême, de promettre à la France de mettre en application, avant la fin de la première étape, la convention de Genève sur l’égalité des salaires féminins et masculins », convention qu’ils avaient tous signée depuis de nombreuses années, mais qu’ils n’avaient jamais appliquée.
Ce dernier point mis à part, il n’y a plus, dans le projet de traité de marché commun, aucune obligation d’harmonisation des conditions de concurrence, de quelque nature qu’elle soit.
Eh bien ! mes chers collègues, c’est l’une des lacunes les plus graves des projets qui sont aujourd’hui en discussion et c’est l’un des points sur lesquels l’Assemblée devrait demander au gouvernement d’insister auprès de nos partenaires pour leur faire comprendre qu’il serait impossible à la France de donner son adhésion aux projets qui lui sont soumis si, à cet égard, aucune garantie ne nous était donnée.
Jusqu’à présent, je le répète, il n’existe aucune garantie ; il n’y a qu’une mesure de transition, qui réside dans l’autorisation de maintenir provisoirement, pendant quatre, cinq ou six ans, les taxes à l’importation et les primes à l’exportation. Pendant cette période, nous pouvons maintenir taxes et primes, mais nous ne pouvons pas les augmenter.
Alors se pose une question : qu’arriverait-il si, dans cette période transitoire, la disparité des prix français et étrangers venait à s’accroître ?
Supposons qu’une crise économique éclate et qu’il en résulte une baisse massive des prix en Allemagne ou en Belgique. Supposons que l’Italie dévalue. Supposons qu’une hausse nouvelle des prix survienne en France — nous ne pouvons, hélas ! exclure une telle éventualité — du fait d’une nouvelle poussée d’inflation ou du vote de nouvelles lois sociales.
Dans chacune de ces hypothèses, soit du fait de tel ou tel pays étranger, soit de notre propre fait, la disparité des prix entre la France et l’étranger serait accrue et nous ne pourrions rien faire pour nous protéger et pour nous défendre : nous devrions maintenir et subir purement et simplement le statu quo. Mais, après le délai transitoire, ce serait pire encore, car le maintien du statu quo ne nous est même plus assuré.
Après la période transitoire, nous serons livrés à la volonté de l’autorité supranationale qui décidera, à la majorité, si les correctifs pourront ou ne pourront pas être maintenus. En fait, la tendance évidente sera de les abolir.
Le rapport Spaak, que je citais, montre clairement ce qu’on nous dira ce jour-là. Si nos charges sont trop lourdes, comme il est certain, si notre balance des payements en est altérée, on nous invitera à dévaluer le franc, une ou plusieurs fois, autant qu’il le faudra, pour rétablir l’équilibre, en réduisant chez nous le niveau de vie et les salaires réels.
Alors, la dévaluation ne sera plus une décision souveraine, nationale ; elle nous sera imposée du dehors, comme pour freiner nos initiatives sociales, jugées trop généreuses.
D’ailleurs, on peut se poser une question : ces initiatives sociales seront-elles encore possibles ? Je voudrais poser la question à M. le ministre des Affaires sociales s’il était au banc du gouvernement.
La tendance à l’uniformisation n’implique-t-elle pas que les pays les plus avancés vont se voir interdire, au moins momentanément, de nouveaux progrès sociaux ?
C’est bien ce que donne à croire l’article 48 du projet en discussion, et dont voici le texte :
« Après l’entrée en vigueur du traité, les États membres, afin de prévenir l’apparition de nouvelles distorsions de la concurrence, se consulteront mutuellement avant de procéder à l’introduction ou à la modification de dispositions législatives ou administratives susceptibles d’avoir une incidence sérieuse sur le fonctionnement du Marché commun. »
Tout relèvement de salaire ou octroi de nouveaux avantages sociaux n’est-il pas dès lors, et pour longtemps, exclu pour les ouvriers français ?
Mes chers collègues, il m’est arrivé souvent de recommander plus de rigueur dans notre gestion économique. Mais je ne suis pas résigné, je vous l’avoue, à en faire juge un aréopage européen dans lequel règne un esprit qui est loin d’être le nôtre.
Sur ce point, je mets le gouvernement en garde : nous ne pouvons pas nous laisser dépouiller de notre liberté de décision dans des matières qui touchent d’aussi près notre conception même du progrès et de la justice sociale ; les suites peuvent en être trop graves du point de vue social comme du point de vue politique.
Prenons-y bien garde aussi : le mécanisme une fois mis en marche, nous ne pourrons plus l’arrêter.
La France avait demandé qu’à la fin de la première étape de quatre ans la continuation de la progression vers le Marché commun ne puisse être décidée qu’à l’unanimité des pays participants, c’est-à-dire avec notre assentiment. Une disposition de ce genre a été catégoriquement refusée et il ne reste dans le projet de traité, comme on l’a rappelé à maintes reprises, qu’une clause qui permet, après quatre ans, de faire durer la première étape un an ou deux ans de plus. Ensuite, les décisions sont prises à la majorité.
Même si l’expérience des six premières années s’est révélée néfaste pour nous, nous ne pourrons plus nous dégager. Nous serons entièrement assujettis aux décisions de l’autorité supranationale devant laquelle, si notre situation est trop mauvaise, nous serons condamnés à venir quémander des dérogations ou des exemptions, qu’elle ne nous accordera pas, soyez-en assurés, sans contreparties et sans conditions.
Jusqu’à présent, j’ai envisagé les relations commerciales entre pays associés et la disparition progressive des droits de douane et des protections entre eux. Mais il faut aussi examiner leurs relations avec les pays tiers, étrangers à la communauté.
Les six pays participants vont constituer progressivement une entité douanière unique avec, autour d’eux, à l’égard des marchandises venant du dehors, une protection douanière unique dite « tarif commun ». Ce tarif sera fixé, pour chaque produit, à la moyenne arithmétique entre les droits actuellement en vigueur dans chacun des six pays. Le tarif commun sera donc très inférieur au tarif actuellement le plus élevé, c’est-à-dire le nôtre. Nous devrons donc nous adapter rapidement non seulement, comme chacun l’a bien compris, dès le début, aux importations bientôt libres venant des cinq pays participants avec nous, mais encore, comme on ne l’a pas assez aperçu, aux importations bientôt dégrevées ou en partie dégrevées venant de tous les autres pays, de l’extérieur.
Il aurait été essentiel, puisque désormais la protection sera celle du nouveau tarif, que le gouvernement nous fournît, au cours même de ce débat, un tableau des tarifs comparés des six pays participants et de la moyenne pondérée qui en résulte afin que nous nous rendions compte de la protection douanière qui subsistera une fois la réforme mise en vigueur.
Il me paraît impossible que l’Assemblée se prononce définitivement sur un objet aussi vaste et qui implique pour notre main-d’œuvre un risque terrible de chômage, sans qu’elle connaisse exactement, par l’étude du nouveau tarif, cependant facile à calculer lorsqu’on dispose des éléments d’information que le gouvernement possède, les conséquences précises qui peuvent en résulter pour l’ensemble de nos productions.
Toutefois, certaines clauses me paraissent plus préoccupantes encore. C’est, d’abord, celle qui consiste à dire que le tarif externe, déjà très bas, qui protège l’industrie des six pays associés contre la concurrence des autres pays du dehors, pourra être, pour certains produits, totalement suspendu par simple décision de la majorité.
Compte tenu des tendances vers la fixation de tarifs très bas qui règnent aujourd’hui en Allemagne et en Belgique, nous risquons donc de voir sacrifiées, totalement privées de protection, certaines productions essentielles pour nous et pour notre main-d’œuvre.
C’est une clause parmi les plus préoccupantes, les plus graves. C’est une clause à écarter en tout cas.
N’oublions jamais que, parmi nos associés, l’Allemagne, le Benelux et, pour certains produits, l’Italie, voudraient un tarif commun le plus bas possible. Demain, l’autorité supranationale étant chargée de fixer ce tarif, il sera donc inévitablement modéré, parfois même il sera nul ou bien, comme je viens de l’indiquer, il pourra être suspendu. Notre industrie se trouvera alors découverte contre toutes les concurrences du dehors, celle des États-Unis comme celle du Japon.
Je le répète, il faut que nous sachions que le démantèlement, la libération vers lesquels nous nous acheminons ne vont pas seulement s’appliquer aux échanges entre les six pays participants, ils s’appliqueront aussi à l’égard des importations venues du dehors. C’est bien ce qui explique la déclaration officielle qu’a faite le State Department et que vous avez lue dans la presse hier matin, déclaration dans laquelle le gouvernement américain se félicite particulièrement du projet actuellement en discussion et, dit-il, de la libéralisation des contrôles sur les importations provenant de la zone dollar.
Je le répète, c’est là un aspect du problème sur lequel l’opinion parlementaire et l’opinion publique ne sont peut-être pas suffisamment averties.
Il ne s’agit pas, mes chers collègues, d’un danger lointain. Il s’agit d’une situation qui va être rapidement sensible.
L’élargissement rapide des contingents que nous envisageons ne concerne, en principe, que les marchandises venant des six pays participants. Mais certains de nos associés, comme l’Allemagne ou la Belgique, pratiquent dès maintenant une libération à peu près totale à l’égard des pays de la zone dollar et d’un certain nombre d’autres pays. L’ouverture du marché, ou même la suppression des contingents, qui va être décidée et qui va entrer en vigueur progressivement mais rapidement, va donc s’étendre aussitôt à des marchandises venues de l’extérieur du Marché commun mais ayant transité à travers l’un des pays associés, marchandises importées par exemple en Allemagne ou en Belgique mais, de là, passant en France au bénéfice du tarif douanier réduit intérieur à la communauté et des contingents largement desserrés.
Voulez-vous un exemple ? L’importation des montres suisses en France est contingentée, mais ces marchandises peuvent entrer librement en Belgique. De ce fait, elles pourront passer en Belgique et, de là, entrer en France en ne payant que le droit de douane réduit.
C’est ainsi que la libération à l’égard de la Belgique va profiter à des marchandises suisses qui auront pu entrer en Belgique.
Je viens de parler de montres d’origine extérieure à la communauté et j’imagine que le gouvernement pourra obtenir, à l’égard de ce détournement de trafic, je dirais presque de cette fraude, bien qu’en réalité le mot s’applique mal, des dispositions de protection. Mais dans d’autres domaines, plus complexes, les dispositions devront être étudiées avec minutie.
C’est le cas, par exemple, de pièces détachées importées de l’extérieur dans la communauté et qui permettront, à l’intérieur de celle-ci, de fabriquer telle ou telle catégorie de produits manufacturés complexes. Il s’agira, notamment, de pièces détachées ou d’éléments divers qui entrent dans la fabrication automobile, susceptibles d’être importés en Allemagne, en Italie ou en Belgique, mis en œuvre par l’industrie locale pour la production d’automobiles, qui seront ensuite déclarés allemands, italiens ou belges et qui se prévaudront, alors, des droits de douane et des contingents privilégiés réservés, en principe, aux États membres et à eux seuls.
Eh bien ! je ne pense pas que notre balance des comptes, que l’état de notre industrie nous permettent d’envisager sans inquiétude des situations de ce genre. C’est pourquoi nous devons demander au gouvernement, dans les pourparlers qu’il va continuer à mener, de se montrer extrêmement énergique et de s’opposer à des dispositions tellement incompatibles avec l’état de notre économie qu’elles nous condamneraient vite, si elles étaient maintenues et adoptées, à des dévaluations de plus en plus accentuées, après quoi, sous la pression d’une expérience amère, l’opinion exigerait que nous révoquions les engagements que nous aurions pris. Ce serait certainement un bien mauvais chemin pour réaliser finalement cette coopération européenne à laquelle nous voudrions aboutir.
Après cet examen des dispositions touchant la libre circulation des personnes et la libre circulation des marchandises, j’envisagerai — ce sera beaucoup moins long — le problème de la libre circulation des capitaux.
Il est prévu que le Marché commun comporte la libre circulation des capitaux. Or, si l’harmonisation des conditions concurrentielles n’est pas réalisée et si, comme actuellement, il est plus avantageux d’installer une usine ou de monter une fabrication donnée dans d’autres pays, cette liberté de circulation des capitaux conduira à un exode des capitaux français. Il en résultera une diminution des investissements productifs, des pertes de potentiel français et un chômage accru.
M. le secrétaire d’État aux Affaires étrangères indiquait hier que la libération des mouvements de capitaux ne sera pas complète et qu’un certain nombre de précautions seront prises. Je m’en réjouis. Mais il a aussitôt précisé que la liberté des mouvements de capitaux serait entière pour les investissements à réaliser à l’intérieur des six pays participants.
La question qui se pose est alors la suivante : où se feront les investissements futurs, créateurs de nouvelles occasions de travail pour la classe ouvrière, créateurs de nouvelles occasions de production pour le pays tout entier ? Où les capitaux des six pays participants se dirigeront-ils pour financer de nouveaux investissements ?
Il est évident que le mouvement naturel des capitaux, surtout des capitaux privés, sera orienté vers les pays à faibles charges, c’est-à-dire vers les pays où la politique sociale, les obligations militaires et autres sont les moins coûteuses.
Les capitaux ont tendance à quitter les pays socialisants et leur départ exerce une pression dans le sens de l’abandon d’une politique sociale avancée. On a vu des cas récents où des gouvernements étrangers ont combattu des projets de lois sociales en insistant sur le fait que leur adoption provoquerait des évasions de capitaux.
Nous-mêmes, en France, avons vécu en 1936 une période, que beaucoup d’entre vous n’ont pas oubliée, durant laquelle un certain nombre de lois sociales importantes ont été adoptées.
Il est de fait que, dans les années suivantes, cette attitude a entraîné des évasions, une véritable hémorragie des capitaux français.
Mais les capitaux français ne sont pas les seuls qui risquent de s’évader. Il n’y a pas que les capitaux européens qui risquent de s’investir ailleurs que chez nous. Les capitaux étrangers, par exemple ceux des institutions internationales ou ceux des États-Unis, risquent aussi de se concentrer sur l’Allemagne, sur l’Italie ou sur le Benelux.
On peut redouter, par exemple, que certaines grandes affaires américaines, désireuses de créer des filiales en Europe, les implantent de préférence en Allemagne où il est probablement plus avantageux aujourd’hui de monter une usine, non seulement pour les besoins allemands, mais aussi, désormais, pour les besoins de tous les pays du Marché commun.
La démonstration du danger telle qu’elle a été faite dans une étude que nous a fournie l’industrie de l’automobile me paraît, à cet égard, particulièrement impressionnante.
Il sera tentant demain, pour telle puissante industrie américaine ou canadienne ou anglaise, désireuse de se créer un débouché dans l’ensemble du marché européen unifié, d’ouvrir une usine à l’échelle de ce marché européen, mais de l’ouvrir plutôt en Allemagne qu’en France.
Le danger de voir péricliter l’économie française par rapport aux économies des pays voisins va donc être très réel.
Mes chers collègues, l’ensemble des conditions dans lesquelles vont désormais se développer les mouvements de marchandises et les mouvements de capitaux tels que je viens de les décrire ne peut pas ne pas entraîner très vite des suites faciles à prévoir sur notre balance des payements dont le déséquilibre risque de devenir permanent.
Ce danger a été aperçu par les rédacteurs du traité et une clause de sauvegarde y a été inscrite sur laquelle M. Maurice Faure a hier appelé notre attention.
Cette clause de sauvegarde prévoit qu’en cas de crise grave de la balance des payements, le pays en difficulté peut prendre des mesures d’urgence. A vrai dire, il n’est en droit de le faire que s’il n’a pas reçu préalablement de recommandation de l’autorité supranationale. Supposons que ce n’ait pas été le cas et qu’il ait pris librement les mesures qui lui paraissaient appropriées. Ces mesures peuvent et doivent aussitôt disparaître sur la simple injonction de l’autorité internationale qui a le droit d’imposer d’autres mesures qu’elle estime devoir substituer aux premières.
En quelque sorte, l’autorité internationale, dans le cas particulier, va avoir le droit de légiférer d’une manière autoritaire à laquelle nous ne pourrons pas échapper et de prendre des décisions qui primeront celles du gouvernement et même celles du Parlement. Ce sera une loi supérieure à la loi française qui s’imposera à nous.
On peut d’ailleurs supposer que, dans le cas d’un déséquilibre profond et durable de la balance, la majorité nous imposera, comme je l’ai déjà indiqué, des dévaluations qui se traduiront par des abaissements de niveau de vie ou par des mesures de déflation dont nous n’aurons pas été juges nous-mêmes.
Eh bien ! mes chers collègues, le salut de la monnaie — je l’ai dit souvent à cette tribune — exige parfois une politique financière de courage et de rigueur. Des sacrifices peuvent être nécessaires et peut-être avons-nous quelquefois dans ces dernières années manqué du courage qu’il aurait fallu pour les faire aboutir. Mais il appartient néanmoins au Parlement de choisir ces sacrifices et de les répartir et je supporte mal l’idée que ces sacrifices peuvent être demain dosés pour nous, choisis pour nous, répartis pour nous par les pays qui nous sont associés et dont l’objectif premier n’est pas nécessairement le mieux-être en France pour la masse de nos concitoyens et le progrès de notre économie.
Et puis nous recueillons des bruits, nous entendons des suggestions. Le docteur Schacht, qui n’est pas sans influence, a esquissé un plan qui consisterait à utiliser l’excédent de réserves monétaires constituées par les Allemands pour reconstituer les réserves françaises par le moyen de la prise de participations par des sociétés allemandes dans des entreprises françaises. La mise en œuvre d’un tel plan aboutirait évidemment à une emprise allemande sur l’économie française.
Je ne dis pas que ce plan est celui de nos partenaires, mais je dis qu’il est parfaitement compatible avec les propositions qu’on nous fait et qu’aucune sauvegarde ne paraît nous en protéger vraiment.
Quoi qu’il en soit, que nous l’ayons décidé librement ou que cela nous soit imposé par l’autorité extérieure, des reconversions parfois difficiles, parfois douloureuses seront nécessaires.
À cette fin, le rapport de M. Spaak prévoyait la constitution d’un fonds d’investissement européen dont l’une des missions aurait été de financer, au moins partiellement, les opérations de reconversion industrielle rendues nécessaires par la situation économique nouvelle résultant du Marché commun.
La création de ce fonds est d’autant plus intéressante pour nous Français que — je l’ai montré tout à l’heure — nous risquons de n’être pas favorisés par les capitaux privés, aussi bien ceux des six pays associés, dont le nôtre, que ceux du dehors.
Le projet de M. Spaak prévoyait donc un fonds d’investissement important, largement doté, orienté vers la reconversion. Cette disposition était utile et sage. À vrai dire, c’est selon cette procédure qu’aurait dû commencer, à mon avis, la construction d’une Europe économiquement intégrée. C’est ce que j’avais proposé dès 1945. Je crois que toute la reconstruction de l’Europe, tout son développement d’après-guerre auraient dû être conçus sur la base d’investissements européens coordonnés selon des plans d’intérêt commun, évitant les doubles emplois, les investissements excessifs ou superflus, les concurrences ruineuses et aussi les pénuries communes.
Dix ans après la fin de la guerre, cette idée réapparaissait heureusement dans le rapport de M. le président Spaak. Hélas ! elle a pratiquement disparu.
[…] Car, sous la pression des Allemands qui, eux, n’ont guère besoin de reconversion, le fonds d’investissement apparaît, dans la phase finale des négociations, sous une forme tout à fait nouvelle.
Le fonds est devenu en fait un organisme de caractère bancaire traditionnel, se procurant des capitaux, soit à l’intérieur de la communauté, soit surtout en Suisse et aux États-Unis et les utilisant pour des placements dans les entreprises des six pays dont la rentabilité lui paraîtra optimum, ce qui exclut dans une large mesure le financement des opérations de reconversion.
Cependant, pour satisfaire l’Italie, il reste prévu que le fonds d’investissement pourra apporter un certain soutien à la mise en valeur des régions sous-développées. Eh bien ! il serait indispensable que nous jouissions de garanties semblables pour nos industries à moderniser et à reconvertir, sinon nous courrons un risque véritablement paradoxal.
Il est prévu que notre souscription au fonds d’investissement sera égale à celle de l’Allemagne, ce qui est contestable — je le dis entre parenthèses — puisque l’Allemagne souffre d’un excédent de capitaux et d’un excédent de sa balance extérieure, tandis que nous souffrons d’une pénurie de capitaux et du déficit de notre balance des comptes.
Encore faudrait-il être assuré que notre souscription au fonds ne sera pas supérieure à l’aide qu’il va nous apporter, sinon ce serait un élément supplémentaire de déséquilibre de notre balance des payements et un danger de plus pour nos chances de voir se développer nos investissements déjà insuffisants.
Je ne saurais donc trop demander au gouvernement d’exiger des garanties très strictes pour le fonctionnement et — je dirai plus — pour la conception même du fonds d’investissement.
Pour nous, le fonds d’investissement doit être un organisme compensateur pour pallier les insuffisances ou les malfaçons résultant des mouvements spontanés des capitaux libres. Si le fonds, loin de jouer ce rôle compensateur, venait à amplifier encore les inconvénients que nous redoutons déjà, il présenterait alors beaucoup plus de dangers que d’avantages et l’on ne voit pas pourquoi nous lui fournirions des dizaines et des centaines de milliards dont notre économie métropolitaine ou ultra-marine pourrait faire un usage beaucoup meilleur.
Mes chers collègues, je voudrais conclure sur le plan politique.
Le gouvernement a raison de rechercher une amélioration économique à long terme dans l’élargissement du marché, dans la création d’un marché global européen, pour contribuer à élever le niveau de vie en France. Mais cet élément d’une politique économique d’ensemble ne doit pas le conduire à sacrifier les autres éléments. Le but alors ne serait pas atteint, car l’élévation du niveau de vie n’est pas seulement fonction de l’ampleur du marché national, mais d’autres conditions aussi qu’on ne peut pas négliger.
Il est bien vrai que les États-Unis, avec leur marché de 150 millions d’habitants, sont en tête du palmarès des pays si on les classe d’après le niveau des conditions d’existence qui y règnent.
Mais derrière les États-Unis, en rangeant les pays d’après l’importance du revenu par tête, on trouve le Canada, avec un marché de 13 millions d’habitants seulement, la Suisse, avec 5 millions, la Suède, avec 7 millions d’habitants. Puis viennent le Royaume-Uni, avec 50 millions d’habitants et le vaste marché de l’Empire britannique derrière lui, mais, aussitôt après, la Nouvelle-Zélande, avec 2 millions, l’Australie, avec 8 millions, le Danemark, avec 4 millions, puis encore la Belgique, la Hollande, la Norvège — pays de petit marché — qui précèdent la France malgré ses 43 millions d’habitants et son marché africain.
La relation qui existe entre l’importance du marché et le revenu moyen, le niveau de vie, n’est donc pas si simple qu’on le dit parfois.
D’autres facteurs aussi importants entrent en jeu, qu’il ne faut pas sacrifier dans l’entreprise d’élargissement du marché, sans quoi on risque de perdre d’un côté beaucoup plus qu’on ne gagnera de l’autre.
Il nous faut donc tout à la fois rechercher l’élargissement du marché, c’est-à-dire faire l’Europe, et éviter telles modalités dangereuses qui altéreraient complètement les conséquences espérées et qui transformeraient, au total, le solde actif attendu en un solde passif désastreux.
Il est difficile d’en juger dès aujourd’hui d’une manière définitive. Il y a encore dans le traité de vastes lacunes sur lesquelles nous ne savons rien ou pas grand-chose. Il contient des articles qui se contentent de déléguer à de futurs négociateurs ou à de futures autorités supranationales la solution des plus grandes difficultés restées en suspens.
On nous a dit hier — M. le ministre des Affaires étrangères le répétait cet après-midi, et c’est juste — qu’on ne peut pas demander à un traité de régler tous les détails, toutes les modalités jusqu’aux plus minimes.
Mais, lorsqu’il s’agit du statut de l’agriculture, de l’harmonisation des lois sociales, du statut des territoires d’outre-mer, on est bien en droit d’affirmer que ce ne sont pas des détails, des modalités secondaires, mais des points véritablement les plus importants.
La procédure suivie, qui consiste donc à renvoyer à plus tard la solution des problèmes qui n’ont pas pu être réglés dès maintenant est une mauvaise procédure. Pour un certain nombre de problèmes essentiels que je viens de mentionner, la France, nous le savons d’ores et déjà, sera seule ou à peu près seule de son avis. Elle a donc intérêt à ce que ces problèmes soient tranchés avant la signature du traité, car, après, elle sera désarmée.
Nous avons eu des lois-cadre. Nous demandons fermement au gouvernement de ne pas accepter un traité-cadre. Les affaires les plus importantes doivent être tranchées clairement par le traité lui-même ; de même que les garanties obtenues doivent y figurer. Auprès, il sera trop tard.
On nous dit qu’il faut aller très vite, qu’il faut conclure dans les jours ou dans les semaines à venir. J’avoue que je me demande par moment pourquoi tant de hâte. En effet, jusqu’en novembre dernier, il était envisagé que la négociation serait relativement lente et la mise en vigueur tardive. Il avait même été admis par nos partenaires que la mise en vigueur pourrait être ajournée si, à la fin de l’année 1957, la France avait encore à supporter les charges militaires exceptionnelles résultant de la situation en Algérie.
Depuis le début du mois de décembre, une perspective nouvelle s’est dessinée : on prend maintenant comme objectif la mise en vigueur effective du traité dès le 1er janvier prochain. Or, les charges de la guerre d’Algérie ne seront pas réduites et risquent de ne pas l’être très prochainement. Pourquoi donc a-t-on brusquement accéléré le rythme prévu il y a quelques mois ?
Je crois qu’il y a à cela plusieurs raisons que je voudrais mentionner.
D’abord on envisage avec une certaine inquiétude la séparation du Bundestag actuel en juin 1957 en vue des élections allemandes de septembre, car on peut éprouver la crainte de voir apparaître un nouveau Bundestag moins favorable à une ratification rapide que celui qui est actuellement en fonctions.
Rien n’est aussi mauvais que de fonder des arrangements internationaux, sur des circonstances de politique intérieure dans l’un des pays participants. On aboutit alors trop souvent à des accords qui sont remis en cause rapidement, selon les fluctuations de cette même politique intérieure.
Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas un assentiment donné par une majorité de hasard, c’est un engagement qui lie valablement l’Allemagne. S’il apparaît dès maintenant que la prochaine assemblée allemande nous demandera de nouvelles concessions, notamment sur les points les plus graves non encore réglés, nous aurions bien tort de nous lier avec l’actuel Bundestag.
Je sais bien qu’on invoque une deuxième raison, également de nature politique. Certains ont vu dans l’échec de notre politique au Moyen-Orient une raison de hâter l’édification de l’Europe. Or les conséquences de l’opération de Suez vont se faire sentir sur notre économie dans un sens, hélas ! défavorable et vont ainsi nous éloigner du moment où nous pourrons affronter la concurrence internationale.
En fait, le plan qui est destiné à fortifier notre économie à cet effet vient d’être — vous le savez mieux que moi, monsieur le ministre — retardé d’un an.
D’une façon générale, la situation de notre balance des comptes est plus fragile qu’à aucun moment et, si elle n’est pas rétablie, la mise en vigueur du Marché commun est une impossibilité de fait.
N’oublions pas non plus que, dans l’affaire de Suez, nous avons été ostensiblement condamnés par l’Allemagne, par l’Italie et par les autres États de la Petite Europe et que cette Petite Europe ne comprend pas la Grande-Bretagne, seul pays européen qui se soit solidarisé avec nous au Moyen-Orient. Nous sommes donc vraiment en plein paradoxe.
Mais il y a une troisième raison à laquelle je veux venir puisque je viens d’évoquer précisément l’absence de la Grande-Bretagne dans la formation politique ou technique qui nous est proposée.
Je fais allusion aux travaux qui ont été engagés à l’O.E.C.E. sur l’initiative de la Grande-Bretagne pour l’étude de cette « zone de libre échange » dont parlait tout à l’heure M. Christian Pineau. En plus des six pays de Bruxelles, la Grande-Bretagne, l’Autriche et, éventuellement, les pays Scandinaves pourraient faire partie de cette zone.
Nous assistons alors à une étrange course de vitesse dans laquelle on peut se demander pourquoi nous voulons coûte que coûte devancer l’initiative anglaise et, en quelque sorte, la dévaloriser ou même la paralyser, d’avance l’empêcher d’aboutir.
La Grande-Bretagne a fait un pas en avant considérable le jour où elle a proposé à l’O.E.C.E. la création de cette zone de libre échange à laquelle elle participerait. Il fallait évidemment saisir la balle au bond et essayer d’en tirer le plus large parti possible. Au contraire, il semble qu’on veuille forcer de vitesse et devancer coûte que coûte l’évolution de la négociation anglaise, comme si l’on voulait vraiment empêcher l’aboutissement de la zone de libre échange.
M. Maurice Faure nous a dit hier que l’on pourrait faire en même temps et le marché avec nos cinq partenaires et la zone de libre échange avec une demi-douzaine d’autres pays dont la Grande-Bretagne.
Cette solution est peu vraisemblable. La création d’une zone de marché commun avec cinq partenaires est déjà une opération très compliquée qui comporte toutes les modalités dont nous avons parlé ici depuis quatre jours, et nous nous apercevons tous actuellement de l’extraordinaire complexité de la situation.
Comment peut-on imaginer qu’à cette construction déjà difficile, et à certains égards obscurs, on pourra surajouter, avec les mêmes pays participants et d’autres pays étrangers, une construction supplémentaire soumise à un statut et à un régime différents ?
Et cependant, dans le cas présent, en dehors des raisons politiques d’ordre général, nous aurions des raisons particulièrement fortes de souhaiter, plus encore que jamais, la présence de l’Angleterre, étant donné le parallélisme de certaines des positions de nos deux pays.
Je parlais tout à l’heure de nos préoccupations en matière de plein emploi. Elles règnent aussi en Angleterre, elles sont à la base de la politique économique de ce pays.
L’Angleterre a pratiqué, comme nous, une politique sociale plus avancée que celle qui a été pratiquée dans les autres pays avec lesquels nous allons nous associer. L’Angleterre, comme nous, a le souci de ne pas desservir certains intérêts importants qu’elle possède outre-mer. L’Angleterre, comme nous, veut éviter certains risques en matière agricole. Nous le voulons pour protéger notre production agricole ; les Anglais le veulent pour maintenir les engagements préférentiels qu’ils ont pris au profit de certains de leurs dominions, eux-mêmes producteurs agricoles.
J’ajoute que les circonstances politiques sont vraiment particulièrement favorables, alors que vient d’être appelé à la plus haute charge gouvernementale en Angleterre l’homme qui, depuis longtemps déjà, s’était signalé par sa volonté de contribuer de toutes ses forces au resserrement des liens entre l’Angleterre et le continent et à la participation même de l’Angleterre à une formation politique qui associerait ce pays aux pays du continent.
Eh bien ! c’est une grande erreur politique de donner une fois de plus aux Anglais l’impression que nous nous passons d’eux, ou même, si leur concours futur est envisagé, qu’il y aura deux séries de liaisons, les unes plus lâches qui les concernent, les autres plus étroites, les seules qui compteront pour le développement politique ultérieur et dont ils seront exclus.
C’est une méthode détestable.
Il est vrai que l’Angleterre a souvent été réticente quand il s’agissait de s’engager sur le chemin de l’unification européenne. Elle ne la pas été toujours. Elle ne l’a pas été en 1954, lors de la création de l’union de l’Europe occidentale et nous avons eu grand tort de ne pas exploiter à fond, à cette époque, le pas en avant considérable qu’elle avait fait alors vers le continent. Elle ne l’a pas été non plus lorsqu’elle nous a proposé la zone de libre échange que nous sommes en train d’étouffer silencieusement.
Je sais bien que la politique française, dans ce domaine, est difficile. L’intérêt bien compris de la France consiste à associer des pays continentaux, comme l’Allemagne, qui ne souhaitent pas forcément la présence de l’Angleterre, et l’Angleterre qui hésite parfois à se lier avec le continent.
De là la difficulté même de notre entreprise et de notre politique. Mais cette difficulté ne doit pas nous faire oublier notre véritable intérêt et ne doit pas nous faire renoncer à organiser l’Europe avec un équilibre sain et non sous l’influence décisive et unilatérale de l’Allemagne.
La facilité consiste à céder à ceux qui, sur le continent ou en Grande-Bretagne, ne veulent pas s’associer ; mais l’intérêt français consiste, au contraire, à les obliger à se lier et, tout d’abord, à ne jamais laisser passer une occasion, à la saisir chaque fois pour en tirer le maximum.
Je redoute que nous ne le fassions pas aujourd’hui avec la zone de libre échange et je le regrette.
J’ai lu, hier, dans la presse française, un extrait d’un article paru le même jour dans le Times, dont on sait que, très souvent, il traduit le sentiment du Foreign Office, et que voici :
« Les principaux architectes du projet d’association de la Grande-Bretagne au Marché commun, MM. Macmillan et Thorneycroft, occupent maintenant des postes plus importants que lorsque ce projet a commencé à être envisagé… Mais jusqu’à quel point la Grande-Bretagne pourra-t-elle négocier un accord de marché commun si les conditions de celui-ci sont déterminées à l’avance ? Mettra-t-on notre pays devant le fait accompli sur plusieurs points vitaux ? »
Mes chers collègues, sans mésestimer aucunement l’intérêt que présente pour nous le développement des relations économiques et commerciales franco-allemandes ou franco-continentales, il ne faut jamais négliger celles qui nous lient à la Grande-Bretagne et au bloc sterling.
L’Allemagne est un bon client, par exemple, pour nos exportations agricoles, mais l’Angleterre peut nous acheter beaucoup plus encore si nous savons prendre une place plus large sur son marché. En fait l’Angleterre est le premier importateur du monde pour la viande, les céréales, les corps gras.
Toute formation de l’Europe qui nous éloigne de l’Angleterre diminue nos chances de pénétrer sur ce marché qui peut être l’un des plus lucratifs pour nos exportateurs, surtout agricoles.
Dès lors, on comprend mal les réticences qui accueillent le projet de zone de libre échange à laquelle l’Angleterre participerait et cette priorité jalouse accordée si vite à une organisation volontairement limitée à l’Europe des Six.
Enfin, pour en revenir au fond, le projet de marché commun tel qu’il nous est présenté ou, tout au moins, tel qu’on nous le laisse connaître, est basé sur le libéralisme classique du XIXe siècle, selon lequel la concurrence pure et simple règle tous les problèmes.
Dix crises graves, tant de souffrances endurées, les faillites et le chômage périodique nous ont montré le caractère de cette théorie classique de résignation. En fait, la concurrence qui s’instaurera dans le cadre du traité tel qu’il est aujourd’hui — mais je veux croire qu’il est encore perfectible — n’assurera pas le triomphe de celui qui a, intrinsèquement, la meilleure productivité, mais de ceux qui détiennent les matières premières ou les produits nécessaires aux autres, des moyens financiers importants, des productions concentrées et intégrées verticalement, de vastes réseaux commerciaux et de transport, de ceux aussi qui ont les moindres charges sociales, militaires et autres.
Lorsque le nouveau régime entrera en vigueur dans quelques mois, au début de 1958, nous serons probablement en grave difficulté de devises, chacun le sait ici. Nous devrons accepter aussitôt un surcroît d’importations sans avoir aucune possibilité de les solder. Nous devrons aussi subir une correction de changes que certains croient inévitable mais qu’il vaudrait mieux, si nous devons vraiment la faire, organiser librement, selon nos propres décisions, plutôt que dans les conditions imposées par une technocratie internationale où nous n’avons jamais trouvé beaucoup de compréhension et de soutien jusqu’à présent.
Beaucoup d’autres questions restent obscures. Quelle est, dans le nouveau système, la situation réelle de l’agriculture ? Quels sont les risques, pour nos producteurs, d’une concurrence accrue venue des cinq pays ou de pays tiers ? Quelles sont les chances, réduites ou accrues, pour nos exportateurs ? Je ne suis pas rassuré par les indications qu’on nous a données à cet égard. Quelle est la portée réelle d’une certaine clause, assez mystérieuse, sur le passage de la première à la deuxième étape, en fonction d’accords agricoles passés dans l’intervalle ? Quel est le statut de nos territoires d’outre-mer ? C’est un point essentiel, beaucoup de nos collègues l’ont dit, puisque nos exportations vers les pays d’outre-mer ont été, en 1955, supérieures de 100 milliards de francs à l’ensemble de nos exportations vers les cinq pays avec lesquels nous allons nous associer.
À cet égard, je voudrais seulement appeler votre attention sur les réactions qui se sont fait jour dans les pays qui veulent rester attachés à l’Union française.
Au Togo, en Tunisie, au Maroc, dans toute l’Afrique noire, nos amis expriment une vive inquiétude. Ils demandent à être plus complètement informés sur la compatibilité du Marché commun, tel qu’il est prévu, et de la survie de l’Union française des points de vue économique, douanier et monétaire, l’économie et la monnaie constituant les éléments les plus solides et les plus efficaces du maintien de notre présence et de notre rôle en Afrique et dans nos autres territoires.
Il serait évidemment lamentable qu’ayant versé tant de sang et dépensé tant d’argent pour conserver les pays de l’Union française nous en arrivions aujourd’hui à les mettre, gratuitement ou presque, à la disposition de nos concurrents étrangers, à les séparer de nous par un cordon douanier qui marquerait, de notre fait, le commencement de l’éloignement, même sur le terrain économique et monétaire.
Dire cela, monsieur le secrétaire d’État, ce n’est pas être hostile à l’édification de l’Europe, mais c’est ne pas vouloir que l’entreprise se traduise, demain, dans la Métropole comme dans l’outre-mer, par une déception terrible pour notre pays, après un grand et bel espoir, par le sentiment qu’il en serait la victime et, tout d’abord, ses éléments déjà les plus défavorisés, aussi bien en France qu’en Afrique.
C’est avec de telles préoccupations constamment dans l’esprit que la France peut et doit coopérer à la construction de l’Europe ; ce ne doit pas être avec un sentiment de méfiance en soi, d’impuissance à se réformer soi-même, avec l’idée de se faire imposer par des contraintes extérieures, par une autorité supranationale, des réformes que nous n’aurions pas eu le courage de promouvoir nous-mêmes.
L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement « une politique », au sens le plus large du mot, nationale et internationale.
Si la France est prête à opérer son redressement dans le cadre d’une coopération fraternelle avec les autres pays européens, elle n’admettra pas que les voies et moyens de son redressement lui soient imposés de l’extérieur, même sous le couvert de mécanismes automatiques.
C’est par une prise de conscience de ses problèmes, c’est par une acceptation raisonnée des remèdes nécessaires, c’est par une résolution virile de les appliquer qu’elle entrera dans la voie où, tout naturellement, elle se retrouvera auprès des autres nations européennes, pour avancer ensemble vers l’expansion économique, vers le progrès social et vers la consolidation de la paix. “
Source : Marché commun européen, dans Journal officiel de la République française. 19 janvier 1957, n° 3, p. 159-166.