Neutraliser la politique
Élucid - Les critiques des souverainistes ou des altermondialistes contre l’Union européenne portent en grande partie sur le fait qu’elle ne serait pas démocratique. Ont-ils raison ?
Christophe Beaudouin – En droit, l’Union européenne est une organisation supranationale établie par un traité et ses États-membres sont toujours les titulaires de la souveraineté. Comme le rappelle la Cour constitutionnelle allemande, l’Union ne répond pas à la définition d’un État souverain qui relierait un peuple unique à un territoire. Le préambule la définit comme un « processus visant à créer une union sans cesse plus étroite entre les peuples » (c’est moi qui souligne). Autrement dit, elle se définit par son propre mouvement, de centralisation continue des compétences, des administrations et intérêts nationaux, et non pas comme une institution achevée et stable. Il est donc illusoire de rechercher dans son système institutionnel les critères classiques d’un État démocratique : la séparation des pouvoirs y fait figure de principe périmé ; la hiérarchie des normes y est confuse du fait que sa Cour de justice nie la valeur juridique des Constitutions et jurisprudences nationales ; la responsabilité politique de l’exécutif y est impraticable, qui-plus-est en l’absence, rappelée par les juges de Karlsruhe, d’un « organe de représentation d’un peuple européen souverain ». La perte de démocratie des nations européennes n'a donc pu être compensée par l’édification d’une démocratie supranationale de remplacement.
On ne peut en tirer prétexte pour faire de l’Union le bouc émissaire de toutes les faiblesses et renoncements nationaux. En réalité, le manque de démocratie européenne est essentiellement le résultat de l’affaissement de nos démocraties nationales. Celles-ci sont les briques de base de celle-là. Ce n’est pas « la faute à Bruxelles » si les gouvernants se conduisent moins comme des mandataires du suffrage universel, que comme des administrateurs-délégués de Conseil d’administration. Nous sommes à l’ère gestionnaire des Managers et des « démocraties contrôlées » annoncée par James Burnham dans Managerial Revolution dès 1941. De ce point de vue, l’idéal de la société politique, de la cité et du citoyen, a vécu. Mais je ne parle ici que de la démocratie au sens ancien de « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ».
La réponse à votre question est tout à fait différente si l’on se réfère à définition moderne de la démocratie, telle qu’annoncée par Tocqueville.
En quoi la réponse serait-elle différente ?
Le sujet n’est plus alors l’« l’État démocratique » mais la « société démocratique ». Cette conception-là vise moins un système constitutionnel et un régime politique qu’une idéologie, un projet d’autonomie et d’émancipation des individus par les droits subjectifs, le mouvement continu d’abolition de toutes limites, distinctions et hiérarchies. A cet égard, l’Union européenne, le Conseil de l’Europe à Strasbourg et le comité des droits de l’Homme de l’ONU constituent sans aucun doute la pointe avancée de la modernité libérale et démocratique. Or, paradoxalement, ce cher Homo europaeus n’a jamais été, en 2022, aussi conditionné, entravé, contraint, traqué, jusque dans ses paroles et ses arrière-pensées. Le philosophe Jürgen Habermas avait raison de craindre que nous ne parvenions à cet idéal kantien du sujet autonome et capable d’influencer politiquement la marche du monde. Regardez ce que cet individu et citoyen qui se pensait « émancipé », souverain, est devenu en moins de deux ans, dans plusieurs pays occidentaux. Voyez comment nous avons passé par-dessus bord nos grands principes démocratiques, nos valeurs, les droits naturels de l’Homme et libertés constitutionnels soi-disant inviolables. Adieu la souveraineté collective et personnelle, bonjour le QR-code, la chasse aux « dissidents » et la société des robots.
Quels bouleversements politiques génère cette Union européenne à la fois trop démocratique et pas assez ?
Évacuons d’abord une idée reçue : l’intégration supranationale n’a pas pour effet de créer un nouveau « vouloir » politique à l’échelle du continent, mais de neutraliser ces grands producteurs de politique que sont les États-nations. Cette gouvernance post-nationale et post-politique ne sera, annonce Jean Monnet à la dernière phrase de ses Mémoires, « qu’une étape vers les formes d’organisation du monde de demain ». Quarante ans plus tard, la prophétie prend son sens. Car au-delà des quelques deux cents États reconnus, au-delà même des unions régionales telles que l’Union européenne, il existe aujourd’hui plus de deux mille organisations de niveau mondial, plus de cent tribunaux internationaux, une centaine d’organes quasi-juridictionnels et des milliers de normes d’application universelle qui s’adressent aux États, aux administrations et aux particuliers directement. Ces organisations ne procèdent pas forcément des États et leurs normes ignorent peu de domaines : commerce des biens et des services, transport aérien, environnement, espace, défense, transport ferroviaire, mer, santé, épidémies, police, monnaie, alimentation, énergies, climatologie, droit du travail, Internet, droits humains, sciences, ressources marines, contrats publics, terrorisme, politiques sociales… Mais le tableau est loin d’être complet. Parallèlement à cette première couche d’organisations classiques, s’est tramée en même temps une seconde couche, informelle, faite d’entités multiformes – agences de renseignement, banques d’affaires, grandes entreprises, associations, fondations, groupes d’experts - qui participent à ce que Joseph Nye appelle le « soft power », la guerre de l’information et de l’influence par tous les canaux, y compris éducatifs, culturels et philanthropiques. Ce double maillage qui a bouleversé la sociologie internationale depuis la fin de la guerre, a été décrit par Alexandre Zinoviev dans « La grande rupture » en 1999. Au sein de ce réseau de gouvernance qui a recouvert la terre, les États sont appelés à jouer un rôle essentiel comme bras séculier - ils possèdent l’administration d’exécution et le monopole de la violence légitime – mais aussi parce qu’ils peuvent recouvrir toute décision du manteau de leur propre légitimité.
Quelles sont les conséquences de ce réaménagement des pouvoirs ?
D’abord, pouvoir et autorité sont dissociés : le pouvoir d’agir – détenu par les États (administration, police, justice) – se trouve détaché de l’autorité – détenue ici par l’Union européenne dans un grand nombre de compétences essentielles. Cette dissociation provoque celle du droit et de la politique. Le peuple et ses représentants se sont progressivement dépris de l’essentiel du pouvoir législatif, jusqu’alors exercé à travers les institutions de l’État souverain. Cette déprise du souverain a pour effet historiquement inédit de voir le droit privé de sa formulation politique. Le lien entre la volonté populaire majoritaire et la loi, jusqu’ici garanti, même de manière imparfaite, par les mécanismes de la démocratie représentative, est rompu. Mais, pour ceux que cela chagrinerait, ce n’est pas inéluctable. Avec un peu de volonté politique et une retouche de trois articles de la Constitution, l’on pourrait, même à traités constants, reconnecter l’Europe, le droit et la démocratie, pour le plus grand bien des trois !
Christophe Beaudouin – En droit, l’Union européenne est une organisation supranationale établie par un traité et ses États-membres sont toujours les titulaires de la souveraineté. Comme le rappelle la Cour constitutionnelle allemande, l’Union ne répond pas à la définition d’un État souverain qui relierait un peuple unique à un territoire. Le préambule la définit comme un « processus visant à créer une union sans cesse plus étroite entre les peuples » (c’est moi qui souligne). Autrement dit, elle se définit par son propre mouvement, de centralisation continue des compétences, des administrations et intérêts nationaux, et non pas comme une institution achevée et stable. Il est donc illusoire de rechercher dans son système institutionnel les critères classiques d’un État démocratique : la séparation des pouvoirs y fait figure de principe périmé ; la hiérarchie des normes y est confuse du fait que sa Cour de justice nie la valeur juridique des Constitutions et jurisprudences nationales ; la responsabilité politique de l’exécutif y est impraticable, qui-plus-est en l’absence, rappelée par les juges de Karlsruhe, d’un « organe de représentation d’un peuple européen souverain ». La perte de démocratie des nations européennes n'a donc pu être compensée par l’édification d’une démocratie supranationale de remplacement.
On ne peut en tirer prétexte pour faire de l’Union le bouc émissaire de toutes les faiblesses et renoncements nationaux. En réalité, le manque de démocratie européenne est essentiellement le résultat de l’affaissement de nos démocraties nationales. Celles-ci sont les briques de base de celle-là. Ce n’est pas « la faute à Bruxelles » si les gouvernants se conduisent moins comme des mandataires du suffrage universel, que comme des administrateurs-délégués de Conseil d’administration. Nous sommes à l’ère gestionnaire des Managers et des « démocraties contrôlées » annoncée par James Burnham dans Managerial Revolution dès 1941. De ce point de vue, l’idéal de la société politique, de la cité et du citoyen, a vécu. Mais je ne parle ici que de la démocratie au sens ancien de « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ».
La réponse à votre question est tout à fait différente si l’on se réfère à définition moderne de la démocratie, telle qu’annoncée par Tocqueville.
En quoi la réponse serait-elle différente ?
Le sujet n’est plus alors l’« l’État démocratique » mais la « société démocratique ». Cette conception-là vise moins un système constitutionnel et un régime politique qu’une idéologie, un projet d’autonomie et d’émancipation des individus par les droits subjectifs, le mouvement continu d’abolition de toutes limites, distinctions et hiérarchies. A cet égard, l’Union européenne, le Conseil de l’Europe à Strasbourg et le comité des droits de l’Homme de l’ONU constituent sans aucun doute la pointe avancée de la modernité libérale et démocratique. Or, paradoxalement, ce cher Homo europaeus n’a jamais été, en 2022, aussi conditionné, entravé, contraint, traqué, jusque dans ses paroles et ses arrière-pensées. Le philosophe Jürgen Habermas avait raison de craindre que nous ne parvenions à cet idéal kantien du sujet autonome et capable d’influencer politiquement la marche du monde. Regardez ce que cet individu et citoyen qui se pensait « émancipé », souverain, est devenu en moins de deux ans, dans plusieurs pays occidentaux. Voyez comment nous avons passé par-dessus bord nos grands principes démocratiques, nos valeurs, les droits naturels de l’Homme et libertés constitutionnels soi-disant inviolables. Adieu la souveraineté collective et personnelle, bonjour le QR-code, la chasse aux « dissidents » et la société des robots.
L’intégration supranationale n’a pas pour effet de créer un nouveau « vouloir » politique à l’échelle du continent, mais de neutraliser ces grands producteurs de politique que sont les États-nations. Nous sommes à l’ère gestionnaire des Managers et des « démocraties contrôlées » annoncée dès 1941.
Quels bouleversements politiques génère cette Union européenne à la fois trop démocratique et pas assez ?
Évacuons d’abord une idée reçue : l’intégration supranationale n’a pas pour effet de créer un nouveau « vouloir » politique à l’échelle du continent, mais de neutraliser ces grands producteurs de politique que sont les États-nations. Cette gouvernance post-nationale et post-politique ne sera, annonce Jean Monnet à la dernière phrase de ses Mémoires, « qu’une étape vers les formes d’organisation du monde de demain ». Quarante ans plus tard, la prophétie prend son sens. Car au-delà des quelques deux cents États reconnus, au-delà même des unions régionales telles que l’Union européenne, il existe aujourd’hui plus de deux mille organisations de niveau mondial, plus de cent tribunaux internationaux, une centaine d’organes quasi-juridictionnels et des milliers de normes d’application universelle qui s’adressent aux États, aux administrations et aux particuliers directement. Ces organisations ne procèdent pas forcément des États et leurs normes ignorent peu de domaines : commerce des biens et des services, transport aérien, environnement, espace, défense, transport ferroviaire, mer, santé, épidémies, police, monnaie, alimentation, énergies, climatologie, droit du travail, Internet, droits humains, sciences, ressources marines, contrats publics, terrorisme, politiques sociales… Mais le tableau est loin d’être complet. Parallèlement à cette première couche d’organisations classiques, s’est tramée en même temps une seconde couche, informelle, faite d’entités multiformes – agences de renseignement, banques d’affaires, grandes entreprises, associations, fondations, groupes d’experts - qui participent à ce que Joseph Nye appelle le « soft power », la guerre de l’information et de l’influence par tous les canaux, y compris éducatifs, culturels et philanthropiques. Ce double maillage qui a bouleversé la sociologie internationale depuis la fin de la guerre, a été décrit par Alexandre Zinoviev dans « La grande rupture » en 1999. Au sein de ce réseau de gouvernance qui a recouvert la terre, les États sont appelés à jouer un rôle essentiel comme bras séculier - ils possèdent l’administration d’exécution et le monopole de la violence légitime – mais aussi parce qu’ils peuvent recouvrir toute décision du manteau de leur propre légitimité.
Quelles sont les conséquences de ce réaménagement des pouvoirs ?
D’abord, pouvoir et autorité sont dissociés : le pouvoir d’agir – détenu par les États (administration, police, justice) – se trouve détaché de l’autorité – détenue ici par l’Union européenne dans un grand nombre de compétences essentielles. Cette dissociation provoque celle du droit et de la politique. Le peuple et ses représentants se sont progressivement dépris de l’essentiel du pouvoir législatif, jusqu’alors exercé à travers les institutions de l’État souverain. Cette déprise du souverain a pour effet historiquement inédit de voir le droit privé de sa formulation politique. Le lien entre la volonté populaire majoritaire et la loi, jusqu’ici garanti, même de manière imparfaite, par les mécanismes de la démocratie représentative, est rompu. Mais, pour ceux que cela chagrinerait, ce n’est pas inéluctable. Avec un peu de volonté politique et une retouche de trois articles de la Constitution, l’on pourrait, même à traités constants, reconnecter l’Europe, le droit et la démocratie, pour le plus grand bien des trois !
Anéantir l'incertitude
Si l’Union européenne n’est pas une démocratie de remplacement à une échelle supranationale, comment la qualifiez-vous ?
Pour tenter de répondre à cette question, il faut changer de lunettes. Ici, abandonner le prisme du droit international, de la théorie constitutionnelle et de la science politique classiques. Penser hors de sa zone de confort. La seconde moitié du XXème siècle a vu non seulement émerger une nouvelle société internationale et la construction européenne, mais qu’ elle est aussi marquée par une révolution silencieuse, qui a transformé toutes les sciences, les pouvoirs et la culture, l’entreprise comme l’administration à tous les niveaux, ainsi que les manières de dire le droit : on lui a donné le nom de « cybernétique ». Science du gouvernement (du grec kubernêtiké), plus généralement du pilotage des systèmes vivants, des machines et du contrôle de l’information, elle fut inventée par le mathématicien Norbert Wiener et développée par les conférences Macy. Wiener était traumatisé par la folie collective des hommes, qu’il croyait résoudre grâce à un monde sans politique, rendu rationnel par la technique et le management, un monde sans aucune frontière, d’où auraient même disparu les barrières entre humain, animal et machine. Ce modèle informationnel de pilotage des organisations est né dans les agences militaires américaines, et a pris son essor avec les réseaux informatiques, le génie génétique, l’intelligence artificielle, les sciences sociales et cognitives, mais aussi, les sciences politiques et juridiques. A la fin des années 60, Heidegger voyait la cybernétique prendre la place de la philosophie. Ma thèse (1) est que les voies et moyens spécifiques choisis pour unir l’Europe par l’intégration, ce laboratoire des grandes mutations globales, font émerger non pas une construction sui generis - comme on la qualifie souvent faute de mieux - mais le premier régime cybernétique de l’Histoire.
Comment cela se manifeste-t-il dans la construction européenne ?
Je m’en tiendrai ici à trois indices. Premièrement, il s’agit d’une « Communauté de droit ». L’Europe communautaire n’a pas été fondée par les armes ou par la volonté d’un peuple européen souverain, mais par le droit, et pas n’importe lequel : un droit supranational, impératif et immédiat, évolutif et largement jurisprudentiel. Il est le fruit de l’interprétation téléologique des traités par la Cour de justice, de sa vision propre de l’intégration et de l’usage prolifique qu’elle a fait des objectifs multiples, détaillés et programmatiques y figurant. Deuxièmement, la régulation produite au quotidien par cette gouvernance repose sur un appareillage décisionnel et exécutif en réseau où le politique est fortement neutralisé, tissé de commissions, cours, comités, groupes d’experts, agences, et associant les représentants d’intérêts et autres « parties prenantes ». Troisièmement, cette gouvernance repose sur les idéaux de transparence et de contrôle, conformes à notre obsession contemporaine de réduction de l’incertitude. Ces trois caractéristiques font bruyamment écho aux principes de la cybernétique théorisés à la même époque.
La « machine à gouverner » corrige progressivement ses insuffisances, à la manière d’une mise à jour logicielle, pour transformer chaque crise en opportunité, et se développer de manière autonome à la manière d’un être vivant. C’est la magie de ce que la cybernétique, en informatique comme en biologie, appelle « boucles de rétroaction ».
Qu’est-ce que cela implique ?
Cela implique le passage de la politique au management, du gouvernement à la gouvernance. En 2001, la Commission, a publié un Livre blanc sur la « gouvernance » définie comme « la forme postmoderne des organisations économiques et politiques » et par la quelle on peut « gouverner sans gouvernement ». Une « machine à gouverner » ainsi conçue peut corriger progressivement ses « erreurs » et insuffisances, à la manière d’une mise à jour logicielle, transformer chaque crise en opportunité, et se développer de manière autonome à la manière d’un être vivant. C’est la magie de ce que la cybernétique, en informatique comme en biologie, appelle « boucles de rétroaction ». Par exemple, une fois les traités communautaires ratifiés en 1957, des acteurs non-politiques – multinationales, banques d’affaires, groupes d’intérêts, ONG, lawyers américains et européens formés aux États-Unis – ont immédiatement investi ce nouveau « terrain de jeu » communautaire. Ils purent recourir à ses jeunes institutions et à son droit pour servir leur agenda. En retour, ces mêmes institutions et ce droit encore vacillants purent se légitimer, s’affermir et « auto-élargir » les compétences supranationales en arguant des « pouvoirs implicites » procurés par les compétences déjà attribuées, notamment pour la mise en œuvre du marché commun. A partir des quatre « libertés de circulation » (capitaux, marchandises, individus, services), les domaines d’intervention supranationaux se sont ainsi graduellement étendus, conformément à la théorie fonctionnaliste du débordement (spill over) et du cliquet. C’est la physique de la tache d’huile qui recouvre peu à peu tout le champ des décisions publiques. La loi et le droit deviennent un « marché » - c’est la doctrine du Law shopping - et le Management bouleverse les pouvoirs publics à tous les niveaux, c’est la doctrine du New public management. Cette métamorphose voit l’apparition non seulement de nouveaux acteurs dans la décision publique, mais aussi d’une gamme infinie de nouveaux instruments para-juridiques, de « soft-law », de normes techniques et managériales qui bouleversent la notion même de Droit : gouvernance par objectifs, lignes directrices, plans d’action, communications, contrats, stratégies, codes de conduite, indicateurs, meilleures pratiques, analyses d’impact, lois de programmation, chartes, classements… la liste et les appellations sont innombrables. C’est une révolution dont le juriste français sous-estime souvent la portée.
(1) La démocratie à l’épreuve de l’intégration européenne, LGDJ, 2014
C'est l'histoire d'une société divisée par la recherche de perfection et le contrôle total. "Bienvenue à Gattaca", à voir ou revoir absolument. ©Columbia Pictures
Cybérie promise
En quoi la nature apolitique de l’Union européenne est-elle conforme à l’idéologie libérale ?
Elle traduit d’abord la vision ordo-libérale de la pensée allemande, qui a, dès l’origine, conçu les quatre libertés de circulation comme la « constitution économique » (Wirtschaftsverfassung) de la Communauté, s’imposant donc aux gouvernements, et promu le développement d’entités indépendantes du pouvoir politique et composées « d’experts », qu’il s’agisse de la concurrence ou des banques centrales. Il est vrai aussi que les traités communautaires sont nés au beau milieu d’un tourbillon de contestations radicales, qui ébranlèrent toutes les institutions, l’Église catholique, l’université, la famille, la nation. Ces contestations portaient non seulement sur l’émancipation des individus, mais aussi sur la légitimité et le sens mêmes de ces institutions et ces communautés. C’est le moment où les églises commencent à se vider, de la fin du monde paysan, de Mai 68, de l’effacement des pères, du départ du général de Gaulle et de la montée en force du juge européen et du Conseil constitutionnel. C’est aussi l’extension sans limite du productivisme, du consumérisme y compris à la culture et au vivant, de la mainmise sur l’environnement, du divertissement de masse, de la dégradation rapide de l’école et des arts, des nouvelles sociologies de la déconstruction. Sous couvert d’émancipation, il fallait tout déraciner, désaffilier, nettoyer l’individu et le peuple de toute trace de liens. Nous rendre « libres » au sens de « disponibles » pour de nouvelles sujétions, c’est-à-dire à disposition du Système marchand et technologique global. Sous ce règne du pur calcul et de la quantité, l’individu n’est pas considéré comme sacré. Il est soumis au collectif. Les finalités collectives du moment - sécuritaires, sanitaires, climatiques ou autres – peuvent alors justifier tous les moyens, toutes les dérives, toutes les coercitions, toutes les maltraitances, toutes les violences contre lui. Cette perspective post-libérale tourne évidemment le dos à la civilisation européenne qui croit à la dignité de la personne humaine, au libre-arbitre et à la justice.
L’État de droit a reculé au profit de l’État moralisateur, infantilisant et punisseur. L’« État-Misery » qui rappelle la nurse tyrannique incarnée par Katy Bates dans le film adapté du roman de Stephen King. Grâce aux moyens de multi-surveillance, il est en train d’acquérir un pouvoir sur les corps et les esprits qu’aucun empereur ou dictateur n’aurait pu rêver : celui de vous désactiver à distance.
N'est-il pas paradoxal qu’il y ait autant de contrôles dans une société libérale ?
Nous vivions depuis un demi-siècle sous un faux libéralisme qui a dénaturé la liberté avant de l’étrangler. Le contrat social cède la place au contrôle social. Et la frontière extérieure à mille frontières intérieures, et invisibles. A toujours plus de contraintes, de surveillance et à d’incroyables ségrégations. Dans nombre de pays occidentaux, l’État de droit a reculé au profit de l’État moralisateur, infantilisant et punisseur. L’« État-Misery » qui rappelle la nurse tyrannique incarnée par Katy Bates dans le film adapté du roman de Stephen King. Grâce aux moyens de multi-surveillance, il est en train d’acquérir un pouvoir sur les corps et les esprits qu’aucun empereur ou dictateur n’aurait pu rêver : celui de vous désactiver à distance selon son bon vouloir. Sans base légale, sans que vous n’ayez commis aucun délit, ni été présenté à aucun juge, il a le pouvoir de vous assigner à résidence, anéantir votre vie sociale, vous priver d’emploi, désinscrire vos enfants de l’école et geler votre compte bancaire, c’est à dire réduire n’importe qui à néant. En un clic. Certains pays occidentaux ont déjà commencé. Nous ne dirons pas que nous ne savions pas. Bien avant 2020, nos sociétés étaient devenues moins libres, moins démocratiques, plus intolérantes, grégaires et prêtes à suivre le premier joueur de flûte qui passerait, vers la grotte maléfique, comme dans le conte d’Hamelin. Nous n’avons jamais été aussi connectés, dépendants, si peu souverains intérieurement et dans la cité. Nous avons glissé dans un état d’exception permanente avec, aujourd’hui, une concentration inédite de pouvoirs entre les mains de quelques membres de l’exécutif décidant sous le secret défense et qui n’ont aucun compte à rendre, la mise entre parenthèses des assemblées parlementaires, le délitement des contre-pouvoirs, la création d’une « sous-citoyenneté »…j’en passe.
Aurons-nous les moyens de rebâtir après ça ?
La démocratie, c’est l’exercice du kratos (le pouvoir) par le demos (le peuple). Quel demos, quel « peuple en corps » va bien pouvoir réémerger de ces masses effrayées, hypnotisées, manipulables à loisir, dont la culture, la langue, l’humanité s’effacent, où tant d’individus ont renoncé à penser par eux-mêmes, obéi sans broncher à des injonctions délirantes et contradictoires, et accepté l’inacceptable ? Et de quel kratos parlerons-nous, lorsque nous aurons définitivement basculé dans le contrôle social total, la dépendance généralisée au complexe financier et technologique et à la bureaucratie qui le sert ? Le pouvoir n’est plus aisément localisable dans la mondialisation. Ce que l’on sait, par exemple, c’est que quatre titans financiers, les fameux fonds d’investissement BlackRock, Vanguard, Statestreet et Fidelity, contrôlent aujourd’hui une bonne partie de l’économie, la finance mondiales et des grandes entreprises - industrie pharmaceutique, GAFAM, stockage des données, grands médias… - et qu’en même temps, ils conseillent les gouvernements et les Banques centrales. En 2020, leur portefeuille pesait beaucoup plus que le PIB des vingt-huit pays réunis : 22,6 contre 15,7 billions de dollars. Et ils encaissent depuis deux ans les plus gros gains de leur histoire. Quelques soient leurs motivations ou leur agenda, ceux qui tentent de nous conduire à marche forcée vers la Cybérie promise, ont apparemment sous-estimé le nombre des réfractaires, le degré de résistance au sein des populations, et la possibilité d’un réveil des consciences.
Cet entretien a été réalisé en février 2022 par Laurent Ottavi pour le média en ligne Elucid et publié ici.
Pour aller plus loin :
"Droit de la gouvernance de l'Union européenne (avec Armel Pécheul)", IS Editions, 2018
"La démocratie à l'épreuve de l'intégration européenne", LGDJ, 2014