Le 23 juin 2016 a marqué une cassure profonde dans l’épopée de la construction européenne. En une nuit, le château de cartes patiemment empilées depuis les années 1950 s’est brutalement effondré. Plus rien ne sera comme avant. Mais alors que les Vingt-Sept minimisent la menace que constituent l’Angleterre post-Brexit et son modèle spécifique et que la pensée unique affirme qu’il n’est point de salut hors de l’Union européenne, Marc Roche, correspondant du Monde à Londres pendant vingt-cinq ans, aujourd’hui chroniqueur au Point et au Soir, pense au contraire que les membres de l’UE se fourvoient. Certes le Brexit fera incontestablement mal à court terme au Royaume-Uni, mais ce pays va se forger un nouveau destin, à la fois plus britannique et plus planétaire. Il va accoucher d’un pays non pas meilleur, mais différent, plus inégalitaire, mais en même temps plus ouvert, le Brexit permettant de reprendre une course au grand large alors que le dessein européen de cette nation n’est que récent et momentané.
Dans l’immédiat, les négociations sont dans l’impasse. Une période de transition jusqu’au 31 décembre 2020 a été acquise, mais l’ex-puissance impériale a été confrontée à l’unité totale des Vingt-Sept qui a permis à l’UE d’être inflexible. L’approche de Theresa May est typiquement britannique, c’est-à-dire analytique, pragmatique et empirique alors qu’a contrario l’UE veut une vision, une architecture, un cadre général où l’on pourra inclure tous les domaines de coopération, économie, commerce, sécurité, défense ainsi que toute coopération thématique souhaitée par les parties. La ligne est claire : l’intégrité du marché unique et l’indivisibilité des quatre libertés ne sont pas négociables. Ni Europe à la carte, ni concurrence déloyale : tels sont les mots intangibles.
La reconquête d’un destin planétaire s’appuie sur plusieurs éléments : soft power, pouvoir financier, déréglementation du marché du travail et réservoir de main-d’oeuvre, contraction des dépenses sociales, immigration choisie, économie du savoir, cheval de Troie de la Chine en Europe, croissance et plein emploi, en dehors de la zone euro, exportations.
Dans les faits, l’ascendant du Royaume-Uni sur la scène internationale ne peut que profiter de sa sortie prochaine de l’UE. Le patrimoine artistique et culturel va aider le pays à absorber le choc du départ en préservant une influence au-delà de son rôle géopolitique et de sa réorientation économique. L’industrie de la création est très prospère : cinéma et télévision sont des industries anglosaxonnes par essence, le numérique est dominé en Europe par le Royaume-Uni, la primauté de la langue anglaise est le fondement de ce prestige. Le gouvernement a desserré les cordons de la bourse pour financer le développement de la BBC : l’audience actuelle de 300 millions doit passer à plus d’un demi-milliard d’ici 2022 avec son développement en Russie, en Corée du Nord, en Afrique et au Proche-Orient. La presse écrite britannique est également dominante : la voie européenne du business restera dans les mains du Financial Times et de The Economist. Il n’existe pas d’équivalent sur le vieux continent. Il en est de même pour les agences d’information économique anglosaxonnes (Reuters et Bloomberg). Dans le soft power, on inclut également le sport, en particulier le football. L’Asie à commencer par la Chine suit de près les marques mondiales que sont les clubs anglais. Enfin, last but not least, la famille royale participe également à ce soft power. La marque Windsor est une donnée incontournable de la politique étrangère du Royaume-Uni.
Deuxième atout et non des moindres : la Royaume-Uni pourra devenir un paradis fiscal aux portes de l’UE. La City pourrait se transformer en une plateforme offshore. La prise de risques sera encouragée. En vue d’accueillir les sièges de multinationales, le Royaume-Uni s’adonnera au dumping fiscal. Londres pourra décupler ses atouts traditionnels que sont l’avantage des fuseaux horaires, la langue anglaise, le droit coutumier, ainsi que le savoir-faire en ingéniérie financière. Même si des promesses ont été faites pour respecter les normes financières, l’Angleterre tient un double langage. Un tiers des territoires offshore dans le monde sont britaniques. Après le référendum, les GAFAM ont annoncé de gros investissements au Royaume-Uni.
Dans le domaine de la défense et du renseignement, l’UE dépendra encore plus du Royaume-Uni après le Brexit. Premier budget militaire d’Europe, les Britanniques participent aux missions de défense communes européennes, même s’ils n’ont jamais voulu de l’armée européenne. En matière de renseignement, ils font partie de la bourse aux renseignements entre les USA, l’Australie, le Canada et la Nouvelle Zélande. Le GCHQ (Government Communications Headquarters) en charge des écoutes téléphoniques est le maillon essentiel de la National Security Agency américaine.
Les Britanniques ont toujours été darwiniens : ils croient à la loi du plus fort. Chacun doit prendre son destin en main, à l’inverse des Européens du continent qui peuvent compter sur les services publics ou leur famille pour s’en sortir. Le Royaume-Uni n’a jamais été comme la France un pays vivant dans le mythe de l’égalité. Au contraire le pays a toujours privilégié les inégalités, qu’elles soient économiques, sociales ou régionales. Pour défier les Vingt-Sept après sa sortie de l’UE, le Royaume-Uni va bénéficier de trois atouts au coeur de sa culture darwinienne : la déréglementation du marché du travail, l’inépuisable réservoir de main-d’oeuvre bon marché, la contraction des dépenses sociales, l’Etat-providence étant devenu squelettique. La flexibilité du marché du travail et l’immigration vont de pair avec le défi post-Brexit. Le nouveau régime migratoire britannique(Commonwealth) sera adapté aux besoins de l’économie. Le futur dispoisitif de permis à point permettra de choisir les migrants.
L’économie du savoir est anglaise. Brexit ou pas, les meilleures universités parmi les 130 établissements du pays continueront à truster les premières places des classements internationaux. Le poids historique, la renommée internationale, la langue anglaise, les revues scientifiques, les moyens financiers, la sélection des étudiants et les liens avec le privé en matière de recherche font des universités de véritables entreprises multinationales. Pour se financer elles se comportent en firmes commerciales. A cause du Brexit, les Européens pensent que les universités britanniques vont à la catastrophe. Au contraire, en dominant la nouvelle économie du savoir, basée sur la matière grise, elles se fabriquent un nouvel essor planétaire.
Dans l’ère post-Brexit, la City va pouvoir renforcer son rôle d’architecte de l’internationalisation de la monnaie chinoise. Or, la finance choinoise cache un système totalement différent du nôtre. Depuis longtemps, Londres a offert à Hong Kong un cadre parfaitement légal pour blanchir l’argent. En arrimant plus facilement la finance chinoise à la finance européenne, le Royaume-Uni a fait rentrer le diable dans la boîte.
En utilisant le Royaume-Uni comme tremplin vers le marché européen, les industriels américains et asiatiques n’ont pas décampé après le référendum. L’attrait imbattable du droit jurisprudentiel anglais plaît aux investisseurs. La common law qui règle le business international est un atout imparable. Le Royaume-Uni est resté en dehors de l’euro. La Banque d’Angleterre est maître de sa politique monétaire. Sur ce plan, le Royaume-Uni est loin des contraintes de l’UE où les règles du jeu économique changent sans cesse.
Après quatre décennies de protectionnisme, un certain nombre de secteurs économiques vont tirer un meilleur profit de la mondialisation. Ainsi en sera-t-il de l’agriculture (le monde paysan a soutenu la sortie de l’UE, critiquant le bureaucratisme de la PAC), de la pêche, l’automobile (niches de marché pour les voitures à forte valeur ajoutée et voitures de sport), le transport maritime (flotte, capacité portuaire, shipping : assurances, affrètement et courtage…).
Il est plus facile de prendre des décisions seul qu’à Vingt-Sept. Maître de sa destinée, le Royaume-Uni disposera d’un modèle plus adapté à la nouvelle donne planétaire. En choisissant le Brexit, le Royaume-Uni a été le précurseur du désamour des citoyens européens envers le projet communautaire. Rongés par le doute et les pesanteurs décisionnelles, prisonniers de leurs blocages et de leurs divisions, les Vingt-Sept apparaissent tétanisés devant la transformation profonde du paysage européen et mondial, la crise démocratique et la montée d'une résistance "populiste", le problème migratoire, l'enjeu démographique et la pauvreté, le développement d'un nouveau protectionnisme par les grandes puissances. L’Angleterre, loin de s’effondrer, va se renouveler, conclut Marc Roche.
(Fiche de lecture : AFFCE)
Mettant à rude épreuve les nerfs des négociateurs de Bruxelles, mobilisant toutes les ressources de sa diplomatie qui opère dans les coulisses de la Commission européenne, maniant le bluff comme au temps glorieux de la reine Victoria, les Anglais se révèlent d’un cynisme admirable.
Plate-forme off-shore à nos portes, acceptation totale des inégalités, immigration à la carte, le pays est désormais libre de se forger un nouveau destin planétaire, avec le soutien discret de la reine Elizabeth II en personne.
Marc Roche révèle une autre vision que celle, catastrophiste, selon laquelle il n’y aurait point de salut hors de l’Union européenne. Il existe au contraire une alternative : le choix d’une nation de rester maître de sa destinée.
Entre récit personnel et décryptage d’une transition apparemment chaotique, une enquête qui bouscule les idées reçues.