par Christophe Beaudouin (Figaro Vox, 19 novembre 2019)
L’interminable saga du Brexit ne doit pas faire oublier qu’elle est un point d’orgue, et non un point final, des multiples fractures qui lézardent l’Europe de Maastricht : entre nations de l’Ouest et de l’Est, petits et grands pays, nord et sud de la zone euro, inconditionnels soutiens de Washington et partisans de l’équilibre.
Face à la désillusion, sommes-nous condamnés à voir s’affronter ceux qui n’ont aucun projet européen et partisans d’une fausse Europe utopique, toujours « en marche » mais qui ne marche pas ?
Le moment est venu pour les chefs d’État de crever l’abcès, de montrer que le message envoyé par plusieurs référendums depuis vingt ans a été reçu : décréter une pause dans la réforme des traités, assigner à l’Union deux ou trois grands objectifs de civilisation, et reprendre démocratiquement en main son fonctionnement.
À cet égard, ils devraient commencer par rendre aux Constitutions leur supériorité sur le droit européen et reconnaître un droit de veto pour chaque État au Conseil, en donnant à la mise en œuvre de ces deux principes une assise populaire.
Défendre ses valeurs constitutionnelles
L’Europe véritable sera toujours une communauté de nations, unies autour d’un héritage civilisationnel et chérissant leur singularité. Rien d’autre.
Suivant l’exemple allemand de la Cour de Karlsruhe, chaque démocratie devrait donc pouvoir, dans le respect des Traités, défendre son modèle propre - social, politique, sociétal, culturel, éthique... son identité constitutionnelle et sa souveraineté contre les incursions supranationales.
Or, si sa Constitution n’est plus supérieure aux traités européens, elle n’est qu’une digue de papier.
Dans la déclaration n° 17 annexée au traité de Lisbonne, nos pays ont endossé en bloc une jurisprudence européenne fameuse et controversée, qui permet à une simple directive ou un arrêt de faire plier la Constitution.
Les États qui le souhaitent pourraient retirer leur signature de ce curieux texte, et inscrire dans leur Constitution que cette dernière prime le droit de l’Union dans tous ses éléments. Surtout, il ne faut plus laisser le juge national seul devant des conflits de cet ordre. « En France, la Cour suprême, c’est le peuple ! » disait de Gaulle : ils devraient donc être tranchés en ultime ressort par référendum.
D'un veto diplomatique au veto démocratique
Le droit de veto au Conseil existe, lui, théoriquement depuis le Compromis de Luxembourg arraché par la France en 1966, mettant un terme à la « crise de la chaise vide » qui avait violemment opposé le général de Gaulle aux projets de Walter Hallstein, alors chef de la Commission.
Aujourd’hui tombé en désuétude, il pourrait être reformulé de la façon suivante. Le pays qui invoquerait le veto au Conseil viendrait devant le Parlement européen expliquer en quoi ses intérêts vitaux sont menacés par une proposition de la Commission, et celle-ci expliquerait en quoi elle sert l’intérêt général européen. À tout moment, le texte pourrait être modifié ou retiré. Le débat se conclurait par un vote. Si le gouvernement opposant perd le vote, il resterait libre soit d’accepter finalement la proposition, soit de confirmer son refus au Conseil, après avoir consulté son parlement national voire son peuple par référendum. Sa décision ne lierait pas les autres États membres qui resteraient libres de continuer. Le droit de veto ainsi conçu est un droit de non-participation
Pouvoir automate
Cette proposition fut défendue, contre toute attente, par l’ancien chef de cabinet de Jean Monnet, Georges Berthoin, dans une tribune intitulée « L’Europe ne voit pas que les arbres cachent la forêt »*.
Aujourd’hui encore, les arbres, ce sont les règles contraignantes que l’Union s’efforce de multiplier. La forêt, le fond du problème, c’est la confiance dans les institutions qui risque de s’évanouir dans le cœur des peuples.
L’ex-bras droit de Jean Monnet sur la même longueur d’ondes que Philippe de Villiers et Philippe Séguin : quelle surprise !
À moins d’avoir compris qu’un fédéraliste sincère (pour des « États-Unis d’Europe ») sera toujours plus proche d’un confédéraliste (pour l’Europe des nations), que d’un fonctionnaliste (pour l’Europe techno-marchande).
Les deux premiers aspirent, certes très différemment, à la souveraineté du Politique en Europe. Le troisième lui, vise à l’évacuation pure et simple du Politique, au nom de la souveraineté des flux, du nouvel âge cybernétique, guéri de la politique, réalisant la paix par le marché et les droits illimités, et reconfigurant le pouvoir et le droit à leur image. Ce que Pierre Legendre appelle : « la grande machine à gérer, scientifique et conviviale, l’idée ultra-moderne du pouvoir automate ».
Face à ces métamorphoses, le droit de veto peut être vu comme la vieille lune d’un monde révolu, ou, si l’on croit que ce sont les Hommes qui font l’Histoire et non l’inverse, comme l’instrument politique vital pour reprendre l’Europe en main.
Ce veto démocratique forcerait la Commission à ajuster ses initiatives aux préférences des peuples en favorisant les allers-retours avec les parlements nationaux, faciliterait la réception de la loi européenne dans nos pays et offrirait aux États volontaires la liberté de défricher de nouvelles terres de coopération : migrations et co-développement, patriotisme économique, mer, numérique, souveraineté culturelle, etc. À terme, ou bien le pays réticent réaliserait qu’il a eu tort et rejoindrait les autres, ou bien l’expérience montrerait qu’il a eu raison et l’Europe serait heureuse de n’avoir pas mis tous ses œufs dans le même panier. Combien de crises auraient aussi pu être anticipées - vache folle, quotas de migrants, euro, directive Bolkestein, Turquie, Glyphosate, etc.- si un vrai débat européen contradictoire, révélant au grand jour les enjeux et les préférences de l’opinion, s’était tenu, à chaque fois, en amont, et si chacun avait eu le droit de refuser pour lui la décision projetée ? Les institutions bruxelloises n’auraient eu d’autre choix que d’écouter et s’incliner. Le dialogue entre intérêt européen et intérêts nationaux sur les grands enjeux ferait naître l’agora européenne bien utile à ce kratos sans demos. Il responsabiliserait enfin des élus nationaux trop enclins à voter les yeux fermés de nouveaux transferts de pouvoirs, pour ensuite accuser Bruxelles de tous les maux.
Dès lors que les compétences et moyens d’intervention de l’Union sont de facto peu limités, ce droit de refus devrait être élargi à l’ensemble de cette « gouvernance multiniveaux », incontrôlable et que travaillent toutes sortes d’influences, y compris aux milliers d’actes non-législatifs et de soft law dont le volume a explosé.
Brexit juridique
La formalisation de cette proposition se suffirait d’une déclaration solennelle du Conseil européen, prolongée pourquoi pas par un accord interparlementaire associant les parlements nationaux (article 9 du Protocole 1 encore inusité).
Primauté constitutionnelle et veto démocratique offriraient à l’Union une souplesse salutaire, et à la démocratie européenne une vraie bouffée d’air frais. Ils permettraient par exemple au Royaume-Uni de réformer sa politique d’immigration afin d’entendre la préoccupation exprimée lors du référendum de 2016, en concertation avec les autres Européens. Un Brexit juridique pour régler la question du Brexit politique ? Il nous sortirait en tous cas de l’impasse du « tout ou rien » et sauverait peut-être l’Europe de la désaffection et de la dislocation.
Christophe Beaudouin, docteur en droit, chercheur associé à l’ECLJ est l’auteur de plusieurs livres sur l’Union européenne. Dernier ouvrage paru : Droit de la gouvernance de l’Union européenne, (IS, 2018).
*G. Berthoin, “Today’s Europe Can’t See the Forest for the Trees”, International Herald Tribune, 7 décembre 2000.
Publication originale : FigaroVox
Face à la désillusion, sommes-nous condamnés à voir s’affronter ceux qui n’ont aucun projet européen et partisans d’une fausse Europe utopique, toujours « en marche » mais qui ne marche pas ?
Le moment est venu pour les chefs d’État de crever l’abcès, de montrer que le message envoyé par plusieurs référendums depuis vingt ans a été reçu : décréter une pause dans la réforme des traités, assigner à l’Union deux ou trois grands objectifs de civilisation, et reprendre démocratiquement en main son fonctionnement.
À cet égard, ils devraient commencer par rendre aux Constitutions leur supériorité sur le droit européen et reconnaître un droit de veto pour chaque État au Conseil, en donnant à la mise en œuvre de ces deux principes une assise populaire.
Défendre ses valeurs constitutionnelles
L’Europe véritable sera toujours une communauté de nations, unies autour d’un héritage civilisationnel et chérissant leur singularité. Rien d’autre.
Suivant l’exemple allemand de la Cour de Karlsruhe, chaque démocratie devrait donc pouvoir, dans le respect des Traités, défendre son modèle propre - social, politique, sociétal, culturel, éthique... son identité constitutionnelle et sa souveraineté contre les incursions supranationales.
Or, si sa Constitution n’est plus supérieure aux traités européens, elle n’est qu’une digue de papier.
Dans la déclaration n° 17 annexée au traité de Lisbonne, nos pays ont endossé en bloc une jurisprudence européenne fameuse et controversée, qui permet à une simple directive ou un arrêt de faire plier la Constitution.
Les États qui le souhaitent pourraient retirer leur signature de ce curieux texte, et inscrire dans leur Constitution que cette dernière prime le droit de l’Union dans tous ses éléments. Surtout, il ne faut plus laisser le juge national seul devant des conflits de cet ordre. « En France, la Cour suprême, c’est le peuple ! » disait de Gaulle : ils devraient donc être tranchés en ultime ressort par référendum.
D'un veto diplomatique au veto démocratique
Le droit de veto au Conseil existe, lui, théoriquement depuis le Compromis de Luxembourg arraché par la France en 1966, mettant un terme à la « crise de la chaise vide » qui avait violemment opposé le général de Gaulle aux projets de Walter Hallstein, alors chef de la Commission.
Aujourd’hui tombé en désuétude, il pourrait être reformulé de la façon suivante. Le pays qui invoquerait le veto au Conseil viendrait devant le Parlement européen expliquer en quoi ses intérêts vitaux sont menacés par une proposition de la Commission, et celle-ci expliquerait en quoi elle sert l’intérêt général européen. À tout moment, le texte pourrait être modifié ou retiré. Le débat se conclurait par un vote. Si le gouvernement opposant perd le vote, il resterait libre soit d’accepter finalement la proposition, soit de confirmer son refus au Conseil, après avoir consulté son parlement national voire son peuple par référendum. Sa décision ne lierait pas les autres États membres qui resteraient libres de continuer. Le droit de veto ainsi conçu est un droit de non-participation
Pouvoir automate
Cette proposition fut défendue, contre toute attente, par l’ancien chef de cabinet de Jean Monnet, Georges Berthoin, dans une tribune intitulée « L’Europe ne voit pas que les arbres cachent la forêt »*.
Aujourd’hui encore, les arbres, ce sont les règles contraignantes que l’Union s’efforce de multiplier. La forêt, le fond du problème, c’est la confiance dans les institutions qui risque de s’évanouir dans le cœur des peuples.
L’ex-bras droit de Jean Monnet sur la même longueur d’ondes que Philippe de Villiers et Philippe Séguin : quelle surprise !
À moins d’avoir compris qu’un fédéraliste sincère (pour des « États-Unis d’Europe ») sera toujours plus proche d’un confédéraliste (pour l’Europe des nations), que d’un fonctionnaliste (pour l’Europe techno-marchande).
Les deux premiers aspirent, certes très différemment, à la souveraineté du Politique en Europe. Le troisième lui, vise à l’évacuation pure et simple du Politique, au nom de la souveraineté des flux, du nouvel âge cybernétique, guéri de la politique, réalisant la paix par le marché et les droits illimités, et reconfigurant le pouvoir et le droit à leur image. Ce que Pierre Legendre appelle : « la grande machine à gérer, scientifique et conviviale, l’idée ultra-moderne du pouvoir automate ».
Face à ces métamorphoses, le droit de veto peut être vu comme la vieille lune d’un monde révolu, ou, si l’on croit que ce sont les Hommes qui font l’Histoire et non l’inverse, comme l’instrument politique vital pour reprendre l’Europe en main.
Ce veto démocratique forcerait la Commission à ajuster ses initiatives aux préférences des peuples en favorisant les allers-retours avec les parlements nationaux, faciliterait la réception de la loi européenne dans nos pays et offrirait aux États volontaires la liberté de défricher de nouvelles terres de coopération : migrations et co-développement, patriotisme économique, mer, numérique, souveraineté culturelle, etc. À terme, ou bien le pays réticent réaliserait qu’il a eu tort et rejoindrait les autres, ou bien l’expérience montrerait qu’il a eu raison et l’Europe serait heureuse de n’avoir pas mis tous ses œufs dans le même panier. Combien de crises auraient aussi pu être anticipées - vache folle, quotas de migrants, euro, directive Bolkestein, Turquie, Glyphosate, etc.- si un vrai débat européen contradictoire, révélant au grand jour les enjeux et les préférences de l’opinion, s’était tenu, à chaque fois, en amont, et si chacun avait eu le droit de refuser pour lui la décision projetée ? Les institutions bruxelloises n’auraient eu d’autre choix que d’écouter et s’incliner. Le dialogue entre intérêt européen et intérêts nationaux sur les grands enjeux ferait naître l’agora européenne bien utile à ce kratos sans demos. Il responsabiliserait enfin des élus nationaux trop enclins à voter les yeux fermés de nouveaux transferts de pouvoirs, pour ensuite accuser Bruxelles de tous les maux.
Dès lors que les compétences et moyens d’intervention de l’Union sont de facto peu limités, ce droit de refus devrait être élargi à l’ensemble de cette « gouvernance multiniveaux », incontrôlable et que travaillent toutes sortes d’influences, y compris aux milliers d’actes non-législatifs et de soft law dont le volume a explosé.
Brexit juridique
La formalisation de cette proposition se suffirait d’une déclaration solennelle du Conseil européen, prolongée pourquoi pas par un accord interparlementaire associant les parlements nationaux (article 9 du Protocole 1 encore inusité).
Primauté constitutionnelle et veto démocratique offriraient à l’Union une souplesse salutaire, et à la démocratie européenne une vraie bouffée d’air frais. Ils permettraient par exemple au Royaume-Uni de réformer sa politique d’immigration afin d’entendre la préoccupation exprimée lors du référendum de 2016, en concertation avec les autres Européens. Un Brexit juridique pour régler la question du Brexit politique ? Il nous sortirait en tous cas de l’impasse du « tout ou rien » et sauverait peut-être l’Europe de la désaffection et de la dislocation.
Christophe Beaudouin, docteur en droit, chercheur associé à l’ECLJ est l’auteur de plusieurs livres sur l’Union européenne. Dernier ouvrage paru : Droit de la gouvernance de l’Union européenne, (IS, 2018).
*G. Berthoin, “Today’s Europe Can’t See the Forest for the Trees”, International Herald Tribune, 7 décembre 2000.
Publication originale : FigaroVox