Les vrais maîtres de l'Union européenne ?
Lobbyiste chevronné installé à Bruxelles depuis plus de vingt ans, Daniel Guéguen raconte dans un livre qu’en 1996, le représentant des principales sociétés mondiales de boissons gazeuses de Bruxelles lui a demandé de dresser une « liste des 10 personnes les plus importantes » pour leurs intérêts à Bruxelles.
En tête de cette liste, il avait inscrit le nom d’un certain Gilbert Mignon. « Ce nom a créé beaucoup de trouble chez mes clients aux Etats Unis. Gilbert Mignon n’était ni directeur, ni député, ni directeur général ni Commissaire. Il était pourtant l’homme-clé de la « sugar division » (sans pour autant en être le patron), une unité comme beaucoup d'autres au sein de la direction générale de l'agriculture (DG VI à l'époque devenue DG AGRI).
La division «sucre » traite, comme son nom l’indique, de toutes les questions relatives au sucre dans l'Union européenne (exportations, importations, relations avec les pays ACP, remboursements, stocks, appels d'offres, etc.), y compris politiques (prix, préférence communautaire, quotas de production, etc.).
Au sein de ce service, Gilbert Mignon commença comme simple fonctionnaire, puis gravit rapidement les échelons jusqu’à devenir administrateur principal. Il termina sa carrière comme directeur-adjoint d’unité mais, grâce à sa parfaite connaissance des dossiers, sa vision stratégique, sa crédibilité technique vis à vis des professionnels du secteur, ses convictions propres au sujet des stratégies boursières, son autorité et sa capacité à pousser la porte du bureau de son directeur général pour plaider telle cause, il était le véritable « Monsieur Sucre » à la Commission européenne.
Le fait que n’importe quel fonctionnaire puisse acquérir par lui-même des pouvoirs de fait sans rapport avec sa responsabilité en titre au sein du service n'est ni nouveau, ni rare au sein de la fonction publique européenne.
L'administration supranationale de l’Union est extrêmement réduite compte tenu des compétences qu’elle exerce (un millier de fonctionnaires seulement pour gérer l’agriculture européenne par exemple), mais très structurée et techniquement compétente.
Les Etats et administrations nationales peuvent ainsi en prendre plus aisément le relais au stade de l’exécution. La Commission abrite des centaines si ce n’est des milliers de « Gilbert Mignon » aujourd’hui ».
Guéguen rappelle ainsi à quel point le critère décisif du pouvoir au sein du système décisionnel européen n’est pas d’ordre politique (lié notamment à la légitimité démocratique de tel ou tel) mais bien la compétence technique. Il regrette que cette « supériorité de la technique » sur la politique confine souvent à « l’arrogance » au sein d’institutions, Commission et Parlement, où les fonctionnaires en déduisent un peu rapidement qu’ils incarneraient seuls « l’intérêt général ».
CHB
D. Guéguen, Comitology: Hijacking European Power ?, Europolitics, 2012