Interview de M. Romain Rochas, auteur du « Livre noir de la construction européenne »
L’ObsE. M. Rochas, nous nous connaissons depuis longtemps, surtout à travers nos échanges épistolaires…et les lecteurs de l'ObsE connaissent aussi bien votre pensée...
R. Rochas. C’est vrai ! Et c’est toujours la question européenne qui nous a rapprochés. C’est aussi, je dois le dire, l’hospitalité qu’a maintes fois accordé L’Observatoire de l’Europe à nombre de mes articles.
L’ObsE. Vous avez travaillé longtemps, je crois, au sein des institutions européennes.
R.R. Exact. J’ai été vingt ans au service de la Cour des comptes européenne, à Luxembourg. Je suis donc ce que certains appellent un eurocrate. Admettons, mais je précise un eurocrate réfractaire, éprouvant un désaccord croissant avec bien des décisions de l’Union, ou plutôt avec la politique européenne, dont les Etats membres sont tout aussi responsables que les Institutions elles-mêmes, voire davantage, puisque ce sont eux qui ont signé et ratifié les traités européens qui nous régissent. Nous avons l’Europe que nous méritons ! Cela ne m’a pas empêché de faire des choses passionnantes pendant ces longues années de service européen, car à travers les Institutions, le travail me mettait en contact direct avec les réalités européennes, et aussi avec les réalités du Tiers Monde, puisque j’ai longtemps servi dans le secteur d’audit des aides européennes aux Pays en voie de développement.
L’ObsE. Alors dites-moi ce que vous reprochez à la politique et à l’intégration européennes, car le titre de votre ouvrage est sévère…
R.R. Ce qui m’a très vite rapidement et fortement choqué, c’est l’action progressive, mais continue, pour transférer à l’Union de plus en plus d’attributions et de pouvoirs au détriment des Etats membres. Malgré l’inscription du principe de subsidiarité dans les traités (c’est un des principes fondamentaux de la doctrine sociale de l’Église, rappelons-le), la succession des traités européens a été marquée par un gonflement ininterrompu des domaines de compétence des institutions européennes aux dépens des attributions des Etats membres, au point qu’un Député européen a pu dire : « Les Etats membres ne sont plus que des coquilles vides ». Or Saint Jean-Paul II, lui, a dit :
« Veillez, par tous les moyens à votre disposition, sur cette souveraineté fondamentale que possède chaque Nation en vertu de sa propre culture. Protégez-la comme la prunelle de vos yeux pour l'avenir de la grande famille humaine. » Or combien de chrétiens savent-ils cela ?
L’ObsE. C’est là l’essentiel de vos critiques ?
R.R. Loin de là, hélas ! Il y a aussi la question gravissime de la politique économique.
L’ObsE. Nous entrons là dans un domaine de désaccords conjoncturels et techniques ?
R.R. En partie techniques, oui, mais pas seulement. Nous sommes déjà là en pleine idéologie, et, comme d’habitude, l’idéologie, c’est nocif, c’est le lieu des « idées folles », dénoncées par Chesterton. Les Institutions européennes, et notamment la Commission, professent, en matière économique, l’ultra-libéralisme : principe absolu de concurrence ; sur le plan extérieur, libre-échange universel. Pour réaliser un fonctionnement de l’économie conforme à cette doctrine, la Commission cherche à « pulvériser » la société, de façon à placer chaque grain résultant de ce concassage en position de concurrence avec tous les autres. L’idée qu’une société n’est pas composée seulement d’individus, mais de corps sociaux intermédiaires porteurs d’un bien commun propre, et qui mérite d’être recherché en tant que tel, se heurte à bien des aspects de la politique européenne du fait de ce primat de la concurrence, tant pour les relations internes à l’Union qu’externes. Comme l’a souligné notre Prix Nobel d’économie feu Maurice Allais, cette politique est la cause de dégâts économiques et sociaux majeurs : disparition des emplois industriels et plans dits « sociaux » (ainsi appelés par antiphrase) ; absence de politique industrielle, toute prétention d’agir pour soutenir les industries nationales étant considérées comme des aides d’État contraires à la concurrence ; appauvrissement de la catégorie des agriculteurs, réduits au désespoir, parfois au suicide.
L’ObsE. Oui, c’est d’ailleurs l’un des fils rouges qui court à travers l’oeuvre de Houellebecq par exemple, jusqu’au dernier, Sérotonine, ou encore de Sylvain Tesson (par exemple, son formidable récit : Sur les chemins noirs) et on le sentiment qu’il n’y a plus grand monde, du moins en France, qui ne réalise la nocivité de cette politique ultra-libérale et mondialiste. Y voyez vous aussi une des causes du mouvement des gilets jaunes ?
R.R. Vous avez certainement raison. Mais il faut aller plus loin dans l’analyse. Il est impossible de ne pas détecter un profond matérialisme dans les conceptions de l’Union européenne, pour ne pas dire un antichristianisme. Primat de l’argent en lui-même, déconnecté de son utilité sociale. Le chrétien n’est pas l’adversaire de l’argent. Les régimes communistes qui ont tenté d’organiser la croissance économique uniquement en volumes, sans chiffrage par les prix, ont totalement échoué. Mais l’argent n’a de valeur que s’il représente des biens et services nécessaires ou tout au moins utiles et légitimes. Tout travail utile doit recevoir une juste rémunération. Le commerçant qui vend un bien utile doit en compensation en recevoir le prix.
L’ObsE. Pourriez-vous nous donner quelques exemples typiques de cette primauté de l’argent et de la finance pure dans la politique européenne ?
R.R. Eh bien que dire de la Commission européenne qui a imposé d’inclure dans le PIB (produit intérieur brut) le produit des activités de prostitution, ou encore la valeur marchande du trafic de la drogue ? Notre INSEE n’était pas d’accord, mais il a dû se coucher. Et comment justifier que, de réforme en réforme, la PAC (politique agricole commune), qui avait fort bien commencé, ait fini par définir le revenu de l’agriculteur en le déconnectant totalement de ce qu’il produit, certaines aides à l’hectare étant accordées quelle que soit la spéculation cultivée et même en l’absence de toute culture, les hectares en friche étant éligibles à la même rémunération ? Il y a là un mépris de la noblesse du travail créateur du paysan.
L’ObsE. Dans son dernier livre (J’ai tiré sur le fil du mensonge…), Philippe de Villiers évoque aussi ces aspects en lien avec l’abolition de la frontière physique, qui accompagne la fin de la frontière anthropologique, toutes deux portées par un prétendu progressisme…
R.R. En effet. Une des dérives les plus alarmantes de la politique européenne porte sur la vie humaine et sur le respect et l’amour qui lui est dû : recherche autorisée et financée sur des cellules humaines embryonnaires ; constat de la dénatalité généralisée des pays européens sans qu’il entraîne le moindre souci d’une reprise de la natalité, les trous dans la pyramide des âges pouvant d’ailleurs être comblés par un apport massif de migrants ; adoption d’une Charte des droits fondamentaux qui, à la différence de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948, méconnaît la référence au droit naturel dans la définition de la famille, la définition retenue n’étant pas incompatible avec la polygamie, le mariage homosexuel, et même le clonage. Pour toutes ces raisons, nous avons donc besoin que les Européens organisent autrement leur Union, en respectant les nations qui sont les murs porteurs de leur belle et fragile civilisation.
Le Livre noir de la construction européenne, de Romain Rochas, (éd. Sydney Laurent, 2019) est disponible en librairie et peut être commandé en ligne sur votre site habituel.
- Prix de la version digitale : 9,99 €.
- Prix de la version papier : 19,90 €.
R. Rochas. C’est vrai ! Et c’est toujours la question européenne qui nous a rapprochés. C’est aussi, je dois le dire, l’hospitalité qu’a maintes fois accordé L’Observatoire de l’Europe à nombre de mes articles.
L’ObsE. Vous avez travaillé longtemps, je crois, au sein des institutions européennes.
R.R. Exact. J’ai été vingt ans au service de la Cour des comptes européenne, à Luxembourg. Je suis donc ce que certains appellent un eurocrate. Admettons, mais je précise un eurocrate réfractaire, éprouvant un désaccord croissant avec bien des décisions de l’Union, ou plutôt avec la politique européenne, dont les Etats membres sont tout aussi responsables que les Institutions elles-mêmes, voire davantage, puisque ce sont eux qui ont signé et ratifié les traités européens qui nous régissent. Nous avons l’Europe que nous méritons ! Cela ne m’a pas empêché de faire des choses passionnantes pendant ces longues années de service européen, car à travers les Institutions, le travail me mettait en contact direct avec les réalités européennes, et aussi avec les réalités du Tiers Monde, puisque j’ai longtemps servi dans le secteur d’audit des aides européennes aux Pays en voie de développement.
L’ObsE. Alors dites-moi ce que vous reprochez à la politique et à l’intégration européennes, car le titre de votre ouvrage est sévère…
R.R. Ce qui m’a très vite rapidement et fortement choqué, c’est l’action progressive, mais continue, pour transférer à l’Union de plus en plus d’attributions et de pouvoirs au détriment des Etats membres. Malgré l’inscription du principe de subsidiarité dans les traités (c’est un des principes fondamentaux de la doctrine sociale de l’Église, rappelons-le), la succession des traités européens a été marquée par un gonflement ininterrompu des domaines de compétence des institutions européennes aux dépens des attributions des Etats membres, au point qu’un Député européen a pu dire : « Les Etats membres ne sont plus que des coquilles vides ». Or Saint Jean-Paul II, lui, a dit :
« Veillez, par tous les moyens à votre disposition, sur cette souveraineté fondamentale que possède chaque Nation en vertu de sa propre culture. Protégez-la comme la prunelle de vos yeux pour l'avenir de la grande famille humaine. » Or combien de chrétiens savent-ils cela ?
L’ObsE. C’est là l’essentiel de vos critiques ?
R.R. Loin de là, hélas ! Il y a aussi la question gravissime de la politique économique.
L’ObsE. Nous entrons là dans un domaine de désaccords conjoncturels et techniques ?
R.R. En partie techniques, oui, mais pas seulement. Nous sommes déjà là en pleine idéologie, et, comme d’habitude, l’idéologie, c’est nocif, c’est le lieu des « idées folles », dénoncées par Chesterton. Les Institutions européennes, et notamment la Commission, professent, en matière économique, l’ultra-libéralisme : principe absolu de concurrence ; sur le plan extérieur, libre-échange universel. Pour réaliser un fonctionnement de l’économie conforme à cette doctrine, la Commission cherche à « pulvériser » la société, de façon à placer chaque grain résultant de ce concassage en position de concurrence avec tous les autres. L’idée qu’une société n’est pas composée seulement d’individus, mais de corps sociaux intermédiaires porteurs d’un bien commun propre, et qui mérite d’être recherché en tant que tel, se heurte à bien des aspects de la politique européenne du fait de ce primat de la concurrence, tant pour les relations internes à l’Union qu’externes. Comme l’a souligné notre Prix Nobel d’économie feu Maurice Allais, cette politique est la cause de dégâts économiques et sociaux majeurs : disparition des emplois industriels et plans dits « sociaux » (ainsi appelés par antiphrase) ; absence de politique industrielle, toute prétention d’agir pour soutenir les industries nationales étant considérées comme des aides d’État contraires à la concurrence ; appauvrissement de la catégorie des agriculteurs, réduits au désespoir, parfois au suicide.
L’ObsE. Oui, c’est d’ailleurs l’un des fils rouges qui court à travers l’oeuvre de Houellebecq par exemple, jusqu’au dernier, Sérotonine, ou encore de Sylvain Tesson (par exemple, son formidable récit : Sur les chemins noirs) et on le sentiment qu’il n’y a plus grand monde, du moins en France, qui ne réalise la nocivité de cette politique ultra-libérale et mondialiste. Y voyez vous aussi une des causes du mouvement des gilets jaunes ?
R.R. Vous avez certainement raison. Mais il faut aller plus loin dans l’analyse. Il est impossible de ne pas détecter un profond matérialisme dans les conceptions de l’Union européenne, pour ne pas dire un antichristianisme. Primat de l’argent en lui-même, déconnecté de son utilité sociale. Le chrétien n’est pas l’adversaire de l’argent. Les régimes communistes qui ont tenté d’organiser la croissance économique uniquement en volumes, sans chiffrage par les prix, ont totalement échoué. Mais l’argent n’a de valeur que s’il représente des biens et services nécessaires ou tout au moins utiles et légitimes. Tout travail utile doit recevoir une juste rémunération. Le commerçant qui vend un bien utile doit en compensation en recevoir le prix.
L’ObsE. Pourriez-vous nous donner quelques exemples typiques de cette primauté de l’argent et de la finance pure dans la politique européenne ?
R.R. Eh bien que dire de la Commission européenne qui a imposé d’inclure dans le PIB (produit intérieur brut) le produit des activités de prostitution, ou encore la valeur marchande du trafic de la drogue ? Notre INSEE n’était pas d’accord, mais il a dû se coucher. Et comment justifier que, de réforme en réforme, la PAC (politique agricole commune), qui avait fort bien commencé, ait fini par définir le revenu de l’agriculteur en le déconnectant totalement de ce qu’il produit, certaines aides à l’hectare étant accordées quelle que soit la spéculation cultivée et même en l’absence de toute culture, les hectares en friche étant éligibles à la même rémunération ? Il y a là un mépris de la noblesse du travail créateur du paysan.
L’ObsE. Dans son dernier livre (J’ai tiré sur le fil du mensonge…), Philippe de Villiers évoque aussi ces aspects en lien avec l’abolition de la frontière physique, qui accompagne la fin de la frontière anthropologique, toutes deux portées par un prétendu progressisme…
R.R. En effet. Une des dérives les plus alarmantes de la politique européenne porte sur la vie humaine et sur le respect et l’amour qui lui est dû : recherche autorisée et financée sur des cellules humaines embryonnaires ; constat de la dénatalité généralisée des pays européens sans qu’il entraîne le moindre souci d’une reprise de la natalité, les trous dans la pyramide des âges pouvant d’ailleurs être comblés par un apport massif de migrants ; adoption d’une Charte des droits fondamentaux qui, à la différence de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948, méconnaît la référence au droit naturel dans la définition de la famille, la définition retenue n’étant pas incompatible avec la polygamie, le mariage homosexuel, et même le clonage. Pour toutes ces raisons, nous avons donc besoin que les Européens organisent autrement leur Union, en respectant les nations qui sont les murs porteurs de leur belle et fragile civilisation.
Le Livre noir de la construction européenne, de Romain Rochas, (éd. Sydney Laurent, 2019) est disponible en librairie et peut être commandé en ligne sur votre site habituel.
- Prix de la version digitale : 9,99 €.
- Prix de la version papier : 19,90 €.