L'OBSERVATOIRE DE L'EUROPE
Forum d'analyse et d'opinions pour un débat libre sur la construction européenne
Lundi 12 Novembre 2012

Ce que nous coûterait le fédéralisme budgétaire



Passer au « fédéralisme » implique que les politiques budgétaires des États membres de la fédération soient contrôlées par le gouvernement « fédéral », en l’occurrence dans la situation actuelle la Commission Européenne. Mais, le « fédéralisme » implique aussi des transferts budgétaires importants, qui existent d’ailleurs dans les États fédéraux. D'après une estimation de l'économiste Jacques Sapir, ils représenteraient au minimum 258 milliards d’euros par an pour les seuls pays du sud (Grèce, Italie, Espagne, Portugal), hors fonds structurels et aides financières actuelles. Autant dire que les transferts massifs qu'implique le fédéralisme budgétaire sont évidemment impossible.

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par Jacques Sapir


L’hypothèse « fédérale » fait actuellement couler beaucoup d’encre. Elle est présentée comme « la » solution à la crise de l’Euro, les autres alternatives étant l’appauvrissement dramatique des pays du « sud » de la zone Euro ou l’éclatement de la dite zone [1]. Certains n’hésitent pas à ajouter qu’elle était déjà en germe dans les imperfections aujourd’hui reconnues de la zone Euro [2]. Pour autant, il ne semble pas que l’on ait une réelle compréhension de ce qu’implique la constitution d’une « Fédération Européenne », et en particulier du point de vue des flux de transferts. Par contre, on commence à en percevoir les contraintes, et ceci en particulier dans l’abandon de la souveraineté budgétaire. La volonté de l’Allemagne de soumettre les budgets à une décision préalable de Bruxelles va, bien évidemment, dans ce sens [3].

En effet, passer au « fédéralisme » implique que les politiques budgétaires des États membres de la fédération soient contrôlées par le gouvernement « fédéral », en l’occurrence dans la situation actuelle la Commission Européenne. Mais, le « fédéralisme » implique aussi des transferts budgétaires importants, qui existent d’ailleurs dans les États fédéraux, qu’il s’agisse de l’Allemagne, des Etats-Unis, du Brésil ou de la Russie. Le Président russe, Vladimir Poutine, a d’ailleurs parfaitement posé le problème en signalant, lors de la discussion qu’avec des experts internationaux on a eu avec lui, que le passage à une monnaie unique entre pays fortement hétérogènes impliquait des flux de transferts élevés [4].

I. Le niveau d’hétérogénéité au sein de la zone Euro

Trois éléments permettent de mesurer le niveau d’hétérogénéité de la Zone Euro. Le premier est incontestablement la hausse cumulée de la productivité du travail dans les différents pays. Les niveaux d’origine étaient déjà très différents, avec des écarts de 1 à 3, et l’Allemagne et la France avaient une productivité très élevée en 1998. Logiquement, les autres pays auraient dû rattraper le niveau de productivité. On constate que ceci s’est bien passé pour la Grèce [5], du moins jusqu’en 2008, et l’Irlande, mais absolument pas pour l’Italie. L’Espagne et le Portugal ont maintenu l’écart que ces pays avaient avec la France et l’Allemagne. La création de l’Euro n’a donc pas engendré de mouvement général de convergence entre les économies, et les écarts de productivité du travail se sont maintenus, voire se sont aggravés dans le cas de l’Italie.
 
Graphique 1



Mais un autre facteur doit être pris en compte, c’est l’inflation induite par les salaires sur longue période. Les écarts sont ici très importants. Dans une situation « normale », ils auraient pu être corrigés par des dévaluations, ce qu’interdit l’appartenance à une monnaie unique. En 2010, l’écart de la Grèce à l’Allemagne était de 50%. Il tend à baisser à la suite de la politique dramatique mise en œuvre en Grèce, mais dont la conséquence a été de plonger le pays dans une dépression extrêmement violente. L’Espagne, qui a maintenu son écart de productivité avec l’Allemagne, à vu son inflation salariale accumuler un écart de 25% avec ce dernier pays, tout comme la France par ailleurs. L’Italie, dont l’inflation salariale apparaît la plus faible par comparaison avec l’Allemagne, accuse un écart de 12%, auquel il faut ajouter pour mesurer l’écart de compétitivité, le retard qu’elle a pris en matière de productivité.
 
Graphique 2

 

On le voit, la combinaison des gains cumulés de productivité et du mouvement de l’inflation salariale, se traduit par une ouverture des écarts de compétitivité. En fait, la différence des taux d’inflation au sein d’une monnaie unique renvoie à l’existence de taux structurels d’inflation différents entre pays, et dictés par les structures économiques de ces pays. Contrairement à l’opinion la plus répandue, l’inflation n’est pas majoritairement un phénomène monétaire. En effet, si tel avait été le cas, comme nous avons été sous la même politique monétaire dans le cadre de la monnaie unique, les taux d’inflation auraient dû être les mêmes. L’existence de niveaux structurels d’inflation différents entre les pays [6] implique soit le retour à la flexibilité des taux de change (des dévaluations régulières) soit des flux de transferts.

Mais il faut aussi tenir compte d’un troisième facteur. La compétitivité allemande n’est pas que le produit de gains de productivité et d’une faible inflation. C’est aussi un gain en qualité des produits, en capacité à « monter en gamme ». Ceci peut se mesurer par la comparaison des dépenses de Recherche et Développement (R&D) tant publiques que privée. Ici l’écart avec les pays du « sud » de la zone Euro est important, et régulier, sur longue période. 
 
 
 
Graphique 3

 
On voit bien que cet écart a des conséquences sur les gains de productivité. On peut aussi y inclure les écarts du point de vue de la formation de la main-d’œuvre et du niveau de scolarisation d’une classe d’age. En 2010, le nombre de jeunes n’ayant qu’un niveau d’éducation inférieur au 2ème cycle du secondaire était de 14% de la classe d’age en Allemagne, 29% en France, 45% en Italie en 47% en Espagne [7] . La dépense par étudiant à l’université était de 15 711 euros (en moyenne) pour l’Allemagne, de 14 642 euros en France, mais seulement de 9 562 euros en Italie [8]. Ceci indique bien la nature des efforts qu’il faudrait consentir dans un cadre fédéral pour que les différents pays du « sud » puissent combler leur écart avec l’Allemagne.


II. L’importance des transferts

Les transferts que l’on va ici calculer ne portent QUE sur quatre pays (Grèce, Portugal, Espagne et Italie), et ils n’incluent pas les aides communautaires déjà existantes. Le premier point consiste à calculer l’écart accumulé depuis 10 ans dans les dépenses de R&D. Cet écart se monte, en pourcentage du PIB de chaque pays, à :
Espagne 17,3%
Italie 17,2%
Portugal 18,8%
Grèce 24,0%

À cela il faut ajouter l’écart instantané (sur 2010) :
Espagne 1,43%
Italie 1,56%
Portugal 1,23%
Grèce 2,37%

Si l’on calcule un rattrapage sur 10 ans, cela implique un transfert annuel en provenance des pays du « nord » calculé en points de PIB de chaque pays pour rattraper l’écart accumulé en dépenses de R&D de :
Espagne 3,16%
Italie 3,28%
Portugal 3,11%
Grèce 4,77%

Le deuxième point important consiste à permettre à ces pays d’effectuer un rattrapage de leurs systèmes d’éducation. Les dépenses nécessaires, pour réduire le nombre de jeunes sortant avec un niveau inférieur au 2ème cycle du secondaire, sont estimées, toujours en points de PIB du pays, à :
Espagne 2,00%
Italie 2,00%
Portugal 3,00%
Grèce 3,50%

Le troisième point consiste à stabiliser la demande à l’intérieur de ces pays car, sinon, les efforts consentis dans le domaine des dépenses de R&D et dans le domaine de l’éducation ne serviront à rien. Cette stabilisation de la demande peut passer par la rénovation ou la construction d’infrastructures, mais aussi par un soutien à la demande de certaines catégories de la population. Calculées en points de PIB de chaque pays, ces dépenses se montent annuellement, et pour une période de dix ans à :
Espagne 3,00%
Italie 2,50%
Portugal 4,00%
Grèce 6,00%

Si l’on fait la somme de ces dépenses, qui devront être financées par des transferts budgétaires en provenance des pays du « nord » de la zone Euro, on aboutit au total suivant, dont on rappel qu’il est annuel et calculé sur la base d’un rattrapage en 10 ans des écarts de ces différents pays:
 
 
  Contribution en % du PIB pour récupérer le retard en R&D Contribution en % du PIB pour récupérer le retard en éducation Contribution en % du PIB pour relancer la demande Total (en % du PIB de chaque pays) PIB 2011 pour chaque pays en Mlrd Euros Montant de l’aide annuelle en Mlrd d’euros en cas de transferts fédéraux
Espagne 3,16% 2,00% 3,00% 8,16% 1063,36 86,76
Italie 3,28% 2,00% 2,50% 7,78% 1580,22 122,99
Portugal 3,11% 3,00% 4,00% 10,11% 170,93 17,27
Grèce 4,77% 3,50% 6,00% 14,27% 215,09 30,69
 
Le total se monte donc à 257,71 milliards d’euros par an. Ce total n’est pas le total de tous les transferts (d’autres pays ont des besoins), et il n’inclut pas la contribution communautaire (qui est un coût net pour des pays comme l’Allemagne et la France), mais il couvre les besoins nécessaires pour que puisse survivre la zone Euro hors les besoins financiers immédiats, qui impliquent déjà une contribution non négligeable de l’Allemagne et de la France.
 
Quels en seraient les contributeurs ?

La France ne pourrait pas apporter sa contribution, car elle devrait elle aussi financer un effort de rattrapage, de l’ordre de 1,5 % à 2 % de son PIB. Le financement des transferts reposerait donc sur l’Allemagne, la Finlande, l’Autriche et les Pays-Bas. On peut donc penser que l’Allemagne supporterait 90% du financement de la somme de ces transferts nets, soit entre 220 et 232 milliards d’euros par an (équivalent à un total de 2200 à 2320 milliards sur dix ans), soit entre 8% et 9% de son PIB. D’autres estimations donnent des niveaux encore plus élevés, atteignent même 12,7% du PIB[[9]]url:http://russeurope.hypotheses.org/453#_ftn9#_ftn9 . Nous considérons que notre estimation est cependant la plus réaliste. Elle n’en reste pas moins à un niveau impossible à financer pour l’Allemagne, que celle-ci en ait ou non la volonté. Dès lors, on peut comprendre la stratégie de Mme Merkel qui cherche à obtenir un droit de contrôle sur les budgets des autres pays mais qui se refuse à envisager une « union de transferts » qui serait cependant la forme logique que prendrait une structure fédérale pour la zone Euro.

Il convient donc de tirer toutes les conséquences de ceci : le fédéralisme n’est pas possible et il est sans objet de disserter sur le fait de savoir s’il serait une bonne ou une mauvaise solution. Il ne reste donc que deux possibilités : soit l’appauvrissement rapide des pays du « sud » de la zone Euro, avec les conséquences politiques extrêmement déplaisantes que l’on devine et qui pourraient bien aboutir à une remise en cause de l’Union Européenne elle-même, soit la dissolution de la zone euro pour permettre les réajustements nécessaires sans recourir à des transferts massifs.
 

[1] Patrick Artus, Trois possibilités seulement pour la zone euro, NATIXIS, Flash-Économie, n°729, 25 octobre 2012.
[2] Michel Aglietta, Zone Euro : éclatement ou fédération, Michalon, Paris, 2012.
[3] Voir la déclaration faites par Mme Merkel le 7 novembre, les Echos
[4] Jacques Sapir, “La diplomatie russe, entre Asie et Euro(pe)”, billet publié sur le carnet Russeurope le 27/10/2012
[5] Ce qui apporte le démenti le plus cinglant à tous les imbéciles qui croient que les Grecs ne sont que des « cueilleurs d’olives »…
[6] Jacques Sapir, Inflation monétaire ou inflation structurelle ? Un modèle hétérodoxe bisectoriel, Working paper, juin 2012
[7] OCDE, Regards sur l’éducation, Paris, 2012.
[8] Idem, chiffre pour 2009.
[9] Patrick Artus, « La solidarité avec les autres pays de la zone euro est-elle incompatible avec la stratégie fondamentale de l’Allemagne : rester compétitive au niveau mondial ? La réponse est oui », NATIXIS, Flash-Économie, n°508, 17 juillet 2012.

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