L'OBSERVATOIRE DE L'EUROPE
Forum d'analyse et d'opinions pour un débat libre sur la construction européenne
Mercredi 19 Décembre 2012

Du Gouvernement à la gouvernance



La globalisation conduit à un ordre juridique où le Droit international de la concurrence, censé incarné l’intérêt commun des différentes nations, s’impose aux Etats. Ces derniers n’exprimeraient que des solidarités locales, admissibles seulement dans la mesure où elles n’entravent pas la libre circulation des marchandises et des capitaux. Fait ainsi retour la vieille dichotomie du global et du local, typique d’une pensée impériale encline à tirer un trait sur les Etats-nations. C’est fort logiquement en Droit communautaire que sont apparues les entorses les plus visibles à l’interprétation du principe démocratique selon lequel la souveraineté nationale est une et ne peut s’exprimer que par l’entremise des élus du Peuple. De ce principe, le Traité de Rome offrait dès l’origine une vue brouillée, avec la division du travail législatif entre une Autorité de marché mâtinée d’exécutif (la Commission européenne), une instance représentative des différents Etats (le Conseil), une assemblée d’élus au suffrage universel (le Parlement) et un juge habilité à rendre des arrêts de règlement (la Cour de Justice des communautés, qui « dit pour droit… »)

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"Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit", par Alain Supiot - Chapitre 5 : Du Gouvernement à la gouvernance, Extraits choisis (Seuil 2005)


NOTES DE LECTURE

Le pouvoir a besoin d’être reconnu pour s’exercer durablement, sinon il s’épuise dans la violence et le meurtre. Qu’est-ce-qui distingue un gouvernement d’une bande de voleur ? Derrière, il y a toujours l’idée de Référence. Nous ne reconnaissons le pouvoir que s’il se réfère à un sens auquel nous adhérons. Je n’obéis qu’à l’autorité légitime (policier, fisc etc). La technique juridique confère au pouvoir une raison et l’installe dans une légitimité. Inventé par l’Occident, l’Etat repose sur la croyance en un Être immortel et tout-puissant. Le pouvoir temporel a été placé chez nous sous l’égide de la souveraineté du Roi qui ne meurt jamais, puis du Peuple qui se régénère sans cesse. Bodin : « nous avons posé [le Prince]à l’image de Dieu », le Dieu de l’Ancien Testament dont la Loi s’impose à ceux qui croient en lui. Carl Schmitt : « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle ».

Le Droit est né bien avant l’Etat et il y a des raisons de penser qu’il lui survivra. Les Romains pensaient la chose publique sans recourir à la figure de l’Etat. La République romaine reposa sur le pouvoir, l’autorité et la liberté. Puis en France s’est imposée la figure du Monarque ou du Peuple souverain, effaçant la distinction entre pouvoir et l’autorité.

Retour de la distinction avec les Autorités indépendantes qui reçoivent un magistère techno-scientifique sur le pouvoir.

La raison du pouvoir n’est plus dans une instance souveraine transcendant la société, mais dans des règles de fonctionnement inhérentes à celle-ci. La question du pouvoir ne se pose plus alors en termes de gouvernement souverain, mais de gouvernance efficace. Une évolution inscrite dans les perspectives tracées après-guerre par les théoriciens de la cybernétique, qui associaient la gouvernance et la régulation dans une théorie globale des systèmes (mécaniques, biologiques et humains) censée nous prémunir du désordre entropique.

D’où la synthèse des deux figures de la Norme qui s’opposent :
  • La norme juridique qui tire sa force d’une foi partagée dans un devoir-être
  • La norme technique qui tire sa force de la connaissance scientifique d’un être qu’elle vise à utiliser.
Porter par l’ambition de substituer l’administration des choses au gouvernement des hommes, l’Occident moderne rapproche les deux figures :
  • en réduisant le Droit à l’état d’une technique vide de sens, qui n’aurait rien à dire sur les valeurs et doit être jugé comme la norme technique à l’aune de son efficacité
  • en plaçant la normalisation techno-scientifique de la « ressource humaine » au cœur de son système de valeurs.
Alors, les nouvelles techniques qui obligent chacun non seulement à participer activement à la définition et à la mise en œuvre des règles de bien commun, mais aussi de contribuer à leur révision constante. Mais la raison ne procède plus de la figure du souverain. Le déclin de la souveraineté des Etats ne se traduit pas par un accroissement des libertés, mais au contraire, par leur inféodation à la poursuite d’objectifs.

Le déclin de la souveraineté

Depuis la fin de la « guerre de trente ans » (1914-1945), début d’une remise en cause de l’idée même de pouvoir souverain. La guerre a montré où pouvait conduire le déchaînement meurtrier de pouvoirs perdant la raison. Dans l’entreprise comme dans la famille ou dans la sphère publique, les figures du pouvoir souverain ont été contestées, transformant profondément les relations de pouvoirs.
  • Recul du pouvoir discrétionnaire au profit du pouvoir fonctionnel : d’où accroissement des contrôles a priori (obligations de motivation ou de « transparence ») et a posteriori (juges, experts), dans la famille, l’entreprise, l’Etat
  • Recul de la centralisation du pouvoir au profit d’une distribution des pouvoirs. Le principe d’égalité et celui de subsidiarité conjugués remettent en cause toutes les formes d’organisation pyramidale du pouvoir.
Recul du pouvoir des Etats au profit de celui de l’argent, des juges, des experts ou des médias. Modèle fordiste de l’entreprise a décliné pour laisser la place à un « management participatif » qui aliène les esprits et plus seulement les corps. La dynamique de la libre concurrence a donné autorité à une quasi-magistrature économique - Commission européenne, COB, Banque centrale, Autorités de régulation - au détriment du pouvoir économique des Etats ou des entreprises monopolistiques, et conféré un pouvoir sans précédent aux marchés financiers. La généralisation du modèle de réseau dans l’organisation des entreprises se traduit par une redistribution des lieux du pouvoir et par une transformation profonde de ses formes d’exercice.
La déréglementation juridique s’accompagne ainsi d’une montée en puissance de normes techniques à prétention universelle. Normalisation technique (normes de qualité, procédures de certification par des agences privées) se substitue à la direction juridique.

On s’efforce d’associer les contractants à la définition et à la mise en œuvre d’un ordre rendu dès lors légitime, transparent et efficace.

Les métamorphoses de l’Etat

Invention de l’Occident médiéval, l’Etat n’est ni intemporel, ni universel. La puissance publique (Être tout puissant, immortel, transcendant les intérêts particuliers, V. théorie des deux corps du Roi) est remise en cause dans sa légitimité depuis la révolution industrielle. La déstabilisation des liens sociaux de proximité (familiale, territoriale ou professionnelle) est apparue comme la condition même de la modernité. Réponse totalitaire a fait de l’Etat un simple instrument aux mains d’un parti unique agissant au nom de lois « scientifiques » (lois de la race, lois de l’Histoire). La légitimité déniée à l’Etat est alors transportée sur d’autres symboles censés représenter la marche des sociétés : la race, la classe etc. Ce suicide de l’Etat a conduit au Goulag et à la Shoah. Lorsqu’il perd la raison institutionnelle, le pouvoir sombre dans un délire meurtrier et rien ne distingue plus le gouvernement d’une bande de voleurs et d’assassins. La tentation contemporaine de faire des Etats les instruments dociles des lois de l’économie nous situe sur une pente semblable. Dès lors en effet qu’elle croit incarner les forces impersonnelles du marché et prétend y soumettre le Droit positif, la référence économique porte en elle tous les germes de la conception totalitaire qui réduit le Droit à un simple instrument de mise en œuvre de lois surhumaines censées s’imposer à tous.

La globalisation conduit à un ordre juridique où le Droit international de la concurrence, censé incarné l’intérêt commun des différentes nations, s’impose aux Etats. Ces derniers n’exprimeraient que des solidarités locales, admissibles seulement dans la mesure où elles n’entravent pas la libre circulation des marchandises et des capitaux. Fait ainsi retour la vieille dichotomie du global et du local, typique d’une pensée impériale encline à tirer un trait sur les Etats-nations. Dans cette perspective néolibérale, le Droit de la concurrence occupe la place d’un Droit constitutionnel à l’échelle planétaire, et les institutions internationales du commerce disputent aux Etats le rôle de Tiers garant des échanges. Le malheur est qu’un Droit de la concurrence est impuissant à fonder un ordre juridique, car il ne connait que la circulation des produits et ignore le sort des hommes et de la nature sans lesquels aucune production n’est possible. L’ordre économique international fait ainsi naître de graves problèmes sociaux et environnementaux, qui pèsent finalement sur les Etats, dont on réduit par ailleurs la capacité d’action. Au plan interne, les Etats doivent faire face à une demande de sécurité, de solidarité et de décentralisation, qui croît à proportion des effets déstabilisateurs de la globalisation. Ils y répondent par la négociation ou la concertation avec les représentants d’intérêts catégoriels. Dans ces pratiques, qu’on a pu dire néocorporatistes, la définition de l’intérêt général n’est plus l’apanage de l’Etat, mais devient le produit des rapports de force entre intérêts particuliers. L’Etat n’est plus alors un Tiers mais une partie prenante du « dialogue social ».

Les « lois de l’économie » présument l’existence d’un monde où chacun est assuré de son identité. Mais le mythe occidental d’une société réduite à une poussière d’individus rationnels maximisant leur intérêt méconnait les données de base de l’anthropologie. La raison humaine n’est jamais une donnée immédiate de la conscience : elle est le produit des institutions qui permettent à chaque homme de donner sens à son existence… Dès lors que cette identité n’est plus garantie par l’Etat, les hommes s’efforcent de la fonder sur autre chose : sur une Référence religieuse, ethnique, régionale, tribale, sectaire, etc. Sanglants conflits de Références.
 
La séparation du pouvoir et de l’autorité

La régulation conduit à distinguer les fonctions d’ « opérateur » (qui a le pouvoir d’agir) et de « régulateur » (qui a autorité sur ce pouvoir) : l’Etat providence a hérité de la fonction de grand Régulateur mais il est aussi un opérateur économique susceptible d’enfreindre impunément les lois du Marché ou les tourner à son profit ; D’où la création d’Autorités indépendantes à qui est confiée cette fonction de régulation, dans tous les domaines : électricité, télécommunications, télévision, bourse, médicament, santé, hospitalisation, informatique, information, comité d’éthique…mais aussi pour réguler le Marché : Commission européenne, OMC.

La légitimité de ces autorités de régulation est à la fois technocratique – fondée sur l’expertise et non sur la représentation collective –  et religieux (comités d’éthique) ; Elles doivent inspirer la loi et sont présumées ne dépendre de personne, ni des Etats ni des opérateurs privés. L’ombre des Etats est toujours présente (nominations) et les lobbies privés très présents. Leur mission déborde toujours la simple expertise technique, ce qui les oblige à porter des jugements de valeur et à trancher des cas litigieux à la manière d’une magistrature scientifique, technique ou économique. Pour ces raisons, tendance à soumettre le fonctionnement de ces Autorités au respect des grands principes de la procédure, tels qu’ils résultent de la CEDH. Déséquilibre entre une sphère économique, siège d’Autorités, et une sphère sociale dénuée d’Autorités, qui fait produire à l’opposition de l’économique et du social tous ses effets pervers. Les Etats ne sont pas autorisés à exciper de considérations sociales pour limiter le jeu du Droit de la concurrence. Le Conseil constitutionnel a servi de modèle à la composition des premières autorités de régulation.

Le démembrement du pouvoir législatif

Tocqueville : « la notion de gouvernement se simplifie : le nombre seul fait la loi et le Droit. Toute la politique se réduit à une question d’arithmétique. » On passe de la délibération (recherche de l’intérêt général) à la négociation (transaction entre intérêts particuliers). Phénomène de la loi négociée qui a gagné en importance depuis trente ans.

C’est fort logiquement en Droit communautaire que sont apparues les entorses les plus visibles à l’interprétation du principe démocratique selon lequel la souveraineté nationale est une et ne peut s’exprimer que par l’entremise des élus du Peuple. De ce principe, le Traité de Rome offrait dès l’origine une vue brouillée, avec la division du travail législatif entre une Autorité de marché mâtinée d’exécutif (la Commission européenne), une instance représentative des différents Etats (le Conseil), une assemblée d’élus au suffrage universel (le Parlement) et un juge habilité à rendre des arrêts de règlement (la Cour de Justice des communautés, qui « dit pour droit… ») Bien sûr, le Conseil étant lui-même composé de représentants de gouvernements démocratiquement élus, le principe était sauf qui fait de l’élection la base du pouvoir législatif en régime démocratique. Mais à l’évidence, l’ensemble de cette construction institutionnelle dégageait déjà un fort parfum d’Ancien Régime : avec la Commission, c’est un nouveau clergé de technocrates, docteurs de la loi du Marché unique, qui y fait autorité ; le Conseil y joue le rôle d’Etats généraux, chargés d’assurer une représentation plus qualitative (pondération entre les Etats) que quantitative (suffrage universel) des peuples d’Europe[[i]] ; le figure du juge légiférant , qu’on croyait à jamais bannie depuis 1789, a connu une nouvelle épiphanie avec le juge communautaire ; on y trouve enfin une assemblée d’élus au suffrage universel dans les différentes nations, réduite à jouer les utilités et ne disposant pas de la réalité du pouvoir. Un pas de plus a été franchi pour les pays de la zone euro, avec la création d’une Autorité supranationale qui bat monnaie (Banque européenne) et dont le fonctionnement échappe à tout pouvoir politique, formule inédite depuis la période médiévale.

L’inféodation des libertés

On serait tenté de penser que le déclin de la souveraineté des Etats conduit à un accroissement mécanique de la liberté des individus. Ce serait oublier que la liberté ne peut se déployer pleinement que si la loi prend en charge tout ce qui n’est pas réductible à un échange de biens et services, c’est-à-dire tout ce qui excède la négociation de valeurs mesurables…. Au lieu de servir à échanger des quantités, le contrat se « publicise » en participant à la définition du bien commun….La liberté des parties est inféodée à la réalisation de ces objectifs


Extraits tirés de Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, par Alain Supiot


[i] Anecdote instructive : le projet de préambule du Traité constitutionnel européen contenait une citation de Thucydide définissant la démocratie comme le pouvoir du plus grand nombre. Cette définition a été jugée contraire au principe d’égalité entre les Etats et supprimée du texte adopté par la conférence intergouvernementale de juin 2004.
 


Spécialiste du droit du travail, Alain Supiot livre dans cet essai une stimulante et ambitieuse réflexion sur la fonction du droit. S'inspirant des travaux de Pierre Legendre, la thèse d'A. Supiot est que la fonction du droit est d'abord anthropologique et qu'il faut prendre acte de la nature dogmatique du droit. Notre société repose toujours sur un corps de croyances partagées et indémontrables qui fondent le socle de notre identité : « L'oeuvre juridique répond au besoin, vital pour toute société, de partager un même devoir-être qui la prémunisse de la guerre civile. Les conceptions de la justice changent évidemment d'une époque à une autre et d'un pays à l'autre, mais le besoin d'une représentation commune de la justice dans un pays et à une époque donnés, lui ne change pas. Le Droit est le lieu de cette représentation, qui peut être démentie par les faits, mais donne un sens commun à l'action des hommes. » Le droit n'émane pas de Dieu. Il n'émane pas plus de la science, dont deux modèles sont souvent utilisés pour fonder le droit : la biologie et l'économie. A. Supiot n'est en particulier guère tendre avec le courant Law and Economics. Très influent en France, ce dernier considère le sujet de droit à la manière d'un agent économique rationnel se livrant à un incessant calcul d'utilité. Cette approche mène à ne considérer les droits que comme des droits individuels et subjectifs. « On distribue les droits comme on distribuerait des armes, et que le meilleur gagne ! Ainsi débité en droits individuels, le Droit disparaît comme droit commun. » Penser le Droit sur le modèle de la dogmatique permet d'éviter le travers de l'universalisme anthropocentrique : nos catégories de pensée juridique ne sont guère partagées par tous et il n'y a pas un Droit naturel. Mais le Droit n'est pas non plus une simple technique vide de sens, un ensemble de procédures mécaniques : le Droit « est une Parole qui s'impose à tous et s'interpose entre chaque homme et sa représentation du monde. (...) C'est une technique de l'Interdit, qui interpose dans les rapports de chacun à autrui et au monde, un sens comme qui le dépasse et l'oblige, et fait de lui un simple maillon de la chaîne humaine. »

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