par Georges Bernanos
Entrée de la Commission européenne (photo : l'Observatoire de l'Europe)
Messieurs, la civilisation européenne s'écroule et on ne la remplace par rien, voilà la vérité.
A la place de ces immenses épargnes accumulées de civilisation, d'humanité, de spiritualité, de sainteté, on offre de déposer un chèque sans provision, signé d'un nom inconnu, puisqu'il est celui d'une créature encore à venir.
Nous refusons de rendre l'Europe. Et d'ailleurs, on ne nous demande pas de la rendre, on nous demande de la liquider. Nous refusons de liquider l'Europe. Le temps de liquider l'Europe n'est pas venu, s'il doit jamais venir.
Il est vrai que le déclin de l'Europe ne date pas d'hier, nous le savons. Nous savons aussi que le déclin de l'Europe a marqué le déclin de la civilisation universelle. L'Europe a décliné dans le moment où elle a douté d'elle-même, de sa vocation et de son droit.
On ne saurait nier que ce moment ait été aussi celui de l'avènement du capitalisme totalitaire. Je dis, une fois de plus, du capitalisme totalitaire, car le libéralisme n'a été pour celui-ci qu'une étape, un moyen de poser partout des problèmes que le dirigisme seul peut résoudre.
Le capitalisme et le totalitarisme ne sont que les deux aspects de la primauté de l'économique. L'état totalitaire ne s'oppose pas à l'argent, il se substitue à lui. En confisquant, à son profit toute la puissance de l'argent, il met la main du même coup sur toutes les organisations de la corruption, non pour les supprimer, mais pour s'en servir.
Le grand malheur, ou plutôt l'extrême misère de cette société dont on nous annonce qu'elle va mourir, comme si elle avait réellement, au sens exact du mot, jamais vécu, ce n'est pas que l'argent y ait été maître, c'est qu'il y ait été un maître légitime, non pas seulement puissant, mais honoré. L'argent y avait peu à peu gagné tout ce qu'y perdait l'honneur. L'argent, de ses millions de ventouses, a lentement pompé, jour après jour, tout ce qu'il y avait d'honneur dans le monde, et la pieuvre géante est maintenant gonflée au point que le moindre mouvement risque de la faire éclater.
En face du monstre, presque réduit à l'impuissance, l'Etat totalitaire distend sa gueule énorme afin d'engloutir, d'un seul coup, d'une seule bouchée, l'honneur et l'argent. Nous savons qu'il ne rendra ni l'un ni l'autre.
Messieurs, nous refusons de liquider l'Europe, l'Europe subit l'assaut de forces immenses, mais ces forces en méritent à peine le nom.
Elles doivent plutôt faire penser à des zones de dépression creusées à travers le monde par l'écroulement de vastes pans de civilisation, d'une civilisation que l'Europe lui a donnée.
L'Europe est moins ébranlée par des forces antagonistes qu'aspirée par le vide.
La civilisation européenne fléchit à mesure qu'augmente démesurément partout le nombre des hommes avilis, dégénérés, dévalués, pour lesquels la civilisation n'est pas un devoir vis-à-vis du passé, une charge envers l'avenir, mais seulement une source de jouissances et de profit.
La civilisation n'est pas responsable de ces hommes. Ils en ont renié, ils en haïssent la tradition et l'esprit. Leur multiplication est le signe d'une crise universelle, d'une crise de l'humanité tout entière, et cette crise a précisément coïncidé avec l'affaissement de ce que l'on pourrait appeler les assises intellectuelles et spirituelles de l'Europe.
Oh ! sans doute, le vaste édifice politique européen, ce monument illustre, devait subir le premier plus dangereusement qu'aucun autre, les conséquences d'une pareille dénivellation, parce qu'il était une œuvre d'art aux proportions heureuses, mais on ne construit pas pour résister à des cataclysmes dont la civilisation avait perdu le souvenir.
Je dis des cataclysmes, non catastrophes.
Il est clair que dans un monde organisé, la civilisation était la première condition de la puissance.
Georges Bernanos
Extrait de « L'esprit européen et le monde des machines »
Conférence de Genève, 12 septembre 1946
www.observatoiredeleurope.com
A la place de ces immenses épargnes accumulées de civilisation, d'humanité, de spiritualité, de sainteté, on offre de déposer un chèque sans provision, signé d'un nom inconnu, puisqu'il est celui d'une créature encore à venir.
Nous refusons de rendre l'Europe. Et d'ailleurs, on ne nous demande pas de la rendre, on nous demande de la liquider. Nous refusons de liquider l'Europe. Le temps de liquider l'Europe n'est pas venu, s'il doit jamais venir.
Il est vrai que le déclin de l'Europe ne date pas d'hier, nous le savons. Nous savons aussi que le déclin de l'Europe a marqué le déclin de la civilisation universelle. L'Europe a décliné dans le moment où elle a douté d'elle-même, de sa vocation et de son droit.
On ne saurait nier que ce moment ait été aussi celui de l'avènement du capitalisme totalitaire. Je dis, une fois de plus, du capitalisme totalitaire, car le libéralisme n'a été pour celui-ci qu'une étape, un moyen de poser partout des problèmes que le dirigisme seul peut résoudre.
Le capitalisme et le totalitarisme ne sont que les deux aspects de la primauté de l'économique. L'état totalitaire ne s'oppose pas à l'argent, il se substitue à lui. En confisquant, à son profit toute la puissance de l'argent, il met la main du même coup sur toutes les organisations de la corruption, non pour les supprimer, mais pour s'en servir.
Le grand malheur, ou plutôt l'extrême misère de cette société dont on nous annonce qu'elle va mourir, comme si elle avait réellement, au sens exact du mot, jamais vécu, ce n'est pas que l'argent y ait été maître, c'est qu'il y ait été un maître légitime, non pas seulement puissant, mais honoré. L'argent y avait peu à peu gagné tout ce qu'y perdait l'honneur. L'argent, de ses millions de ventouses, a lentement pompé, jour après jour, tout ce qu'il y avait d'honneur dans le monde, et la pieuvre géante est maintenant gonflée au point que le moindre mouvement risque de la faire éclater.
En face du monstre, presque réduit à l'impuissance, l'Etat totalitaire distend sa gueule énorme afin d'engloutir, d'un seul coup, d'une seule bouchée, l'honneur et l'argent. Nous savons qu'il ne rendra ni l'un ni l'autre.
Messieurs, nous refusons de liquider l'Europe, l'Europe subit l'assaut de forces immenses, mais ces forces en méritent à peine le nom.
Elles doivent plutôt faire penser à des zones de dépression creusées à travers le monde par l'écroulement de vastes pans de civilisation, d'une civilisation que l'Europe lui a donnée.
L'Europe est moins ébranlée par des forces antagonistes qu'aspirée par le vide.
La civilisation européenne fléchit à mesure qu'augmente démesurément partout le nombre des hommes avilis, dégénérés, dévalués, pour lesquels la civilisation n'est pas un devoir vis-à-vis du passé, une charge envers l'avenir, mais seulement une source de jouissances et de profit.
La civilisation n'est pas responsable de ces hommes. Ils en ont renié, ils en haïssent la tradition et l'esprit. Leur multiplication est le signe d'une crise universelle, d'une crise de l'humanité tout entière, et cette crise a précisément coïncidé avec l'affaissement de ce que l'on pourrait appeler les assises intellectuelles et spirituelles de l'Europe.
Oh ! sans doute, le vaste édifice politique européen, ce monument illustre, devait subir le premier plus dangereusement qu'aucun autre, les conséquences d'une pareille dénivellation, parce qu'il était une œuvre d'art aux proportions heureuses, mais on ne construit pas pour résister à des cataclysmes dont la civilisation avait perdu le souvenir.
Je dis des cataclysmes, non catastrophes.
Il est clair que dans un monde organisé, la civilisation était la première condition de la puissance.
Georges Bernanos
Extrait de « L'esprit européen et le monde des machines »
Conférence de Genève, 12 septembre 1946
www.observatoiredeleurope.com