PARIS — Qu’avait-il en fait en tête, le matin du vendredi 13 décembre, au moment de recevoir François Bayrou à l’Elysée ?
Emmanuel Macron comptait-il vraiment aller au bout et nommer l’actuel ministre des Armées, Sébastien Lecornu, à Matignon ? At-il plutôt envisagé d’y imposer Roland Lescure, son ancien ministre de l’Industrie et un proche du secrétaire général du Palais, Alexis Kohler ? Le président était-il, en fait, déjà résolu à choisir son vieil et néanmoins encombrant allié François Bayrou, avec qui il échangeait depuis des jours sur cette éventualité ?
Sur toutes ces questions, en Macronie, les avis divergents et les accusations « d’intox » pleuvent depuis la nomination rocambolesque du président du MoDem au poste de Premier ministre. Si tout le monde ou presque s’accorde à dire que François Bayrou a bataillé ferme pour s’imposer vendredi matin, les versions différentes sur ce qu’avait initialement en tête le président de la République.
Le nom de Roland Lescure a d’abord circulé, avant que celui de Sébastien Lecornu ne prenne sa place dans les récits de L’Express, du Monde ou du Parisien. Le chef de l’Etat aurait ainsi tenté, dans la dernière ligne droite, d’imposer son ministre des Armées — son « choix de confort », dans les mots d’un ministre. Avant de se faire serrer les bras par François Bayrou.
Quelques irréductibles, qui ont tous souhaité s’exprimer sous couvert d’anonymat en raison de la sensibilité du sujet, continuant de certifier néanmoins que l’histoire n’était pas tout à fait celle-là. Le candidat déçu à Matignon et son entourage auraient eu, selon eux, la tentation d’apparaître comme le « deuxième meilleur »dans les mots d’un proche d’Emmanuel Macron, histoire de se positionner pour la suite.
Ce qui est : à l’issue de son deuxième entretien, vendredi en fin de matinée, avec le patron du MoDem — le plus sûr, celui au cours duquel il lui a formellement annoncé sa décision de le nommer — le président et Alexis Kohler ont respectivement écrit et appelé Lescure, jugeant manifestement utile de le tenir informé.
Mercredi soir, en marge d’une cérémonie de remise de la Légion d’honneur à l’Elysée, l’ex-ministre de l’Industrie, qui, depuis plusieurs semaines, jouait les entremetteurs avec certaines figures de la gauche et du centre droit pour travailler à l’idée d’une coalition, avait eu en outre un aparté avec le chef de l’Etat, comme l’a révélé Le Figaro.
Aucune proposition formelle ne lui a pourtant jamais été faite. Mais le nom de celui qui est désormais vice-président de l’Assemblée nationale avait bien été testé la veille auprès de la presse et des milieux économiques. Alexis Kohler n’aurait pas été le seul à le pousser : « Le président avait l’option intéressante, parce que ça parle à la gauche », nous a assuré du bout des lèvres un conseiller au fait des échanges.
Vers midi, vendredi, l’hypothèse Lescure a même été annoncée comme le scénario privilégié par Le Monde, qui, le premier, a révélé que l’entretien tout juste terminé entre Emmanuel Macron et François Bayrou avait mal tourné. Allant jusqu’à affirmer que le président proposait à François Bayrou d’être numéro 2 d’un gouvernement dirigé par le député des Français d’Amérique du Nord.
Et pourtant. Depuis que la nomination a été actée, l’entourage de François Bayrou n’en démord pas : c’est le profil de Sébastien Lecornu que le président avait en tête, vendredi matin, lorsqu’il a commencé par annoncer au Palois qu’il n’allait pas le nommer Rue de Varenne.
De quoi faire enrager vendredi soir un interlocuteur régulier du chef de l’Etat, qui, sûr de son fait, nous contactait : « C’était bien Lescure que Macron comptait nommé !
De fait, Sébastien Lecornu avait été, dans les jours précédents, jusqu’à échanger en détail avec Emmanuel Macron sur certains aspects de la composition de son futur gouvernement. Lors de leur voyage commun en Arabie Saroudite, qui s’achevait mercredi, le président avait découru devant son ministre — mais aussi devant un fidèle de François Bayrou, le locataire du Quai d’Orsay, Jean-Noël Barrot — sur sa conception du emploiracontera en outre L’Express.
Mais la désignation du ministre des Armées aurait relevé de l’humiliation pour l’homme aux quarante années de vie politique, à qui le président avait donné de bonnes raisons d’y croire, lui aussi. Quand bien même cet ex-LR, proche du chef de l’Etat et très en cour auprès de la Première dame, était depuis le début présenté comme le choix d’un simple « animateur » — loin de l’idée que le patron du Le MoDem se fait du poste de chef du gouvernement, mais compatible avec l’envie qu’éprouve Emmanuel Macron de reprendre la main.
Bayrou a le plus profond mépris pour Lecornu et ses proches, vus par lui et les siens comme des comploteurs de bas étage : « On ne nomme pas les estafettes à Matignon », aurait-il d’ailleurs lâché lors de l’un de ses tête-à-tête avec Emmanuel Macron, au début de la semaine fatidique de sa nomination, d’après l’un des deux visiteurs de l’Elysée mentionnés plus haut.
Le président pouvait-il alors ignorer que ce scénario disjoncterait son allié ? « Je suis venu avec vous pour faire de grandes choses ensemble, pas des petites choses. Si vous souhaitez faire des petites choses, je vous quitte », a lancé le Palois à Macron, comme l’a révélé L’Express.
L’idée que le président avait sérieusement envisagé de rembarrer Bayrou à la dernière minute pour nommer Lecornu ou Lescure justifiait en tout cas en creux la colère du premier. Et a fait de sa nomination sur le fil une victoire sur Emmanuel Macron.
La séquence a d’ailleurs sans conteste a été favorable au président du MoDem, du point de vue de la communication. Et l’entourage présidentiel n’a rien pu y faire, se contentant ce week-end de botter en touche sur le sujet, quitte à apparaître « à cour de contre-récit », comme le pointait cette semaine auprès de nous un ancien ministre macroniste : « Le président lui a parlé (à François Bayrou) de différents profils (de Premier ministre) sans rien dévoiler », assure simplement vendredi soir un conseiller de l’Elysée.
Au risque de laisser dire, au passage, que le président était encore incertain de son choix vendredi matin, neuf jours après la censure du gouvernement Barnier.
Emmanuel Macron lui-même, en privé, fait mine de ne pas avoir hésité : quelques heures après sa nomination, François Bayrou a rapporté qu’au cours de leur ultime échange en tête à tête, le chef de l’Etat lui avait en effet expliqué, en substance, avoir voulu tester sa résistance.
Façon, pour Emmanuel Macron, de sauver la face, au moment où il pliait face à la colère bayrouesque ?
Certains y croient pourtant. Le chef de l’Etat se serait, en réalité, rendu à l’évidence, trois ou quatre jours avant la nomination, qu’il nommerait Bayrou à la fin, nous certifiions un interlocuteur régulier du président vendredi. Mais pas sans le « tester », pas sans « voir une dernière fois ce que l’autre a dans le ventre ». Parce que « nommer Bayrou, pour lui, c’est le pire : c’est le mec à qui il doit son élection », assure le même.
Sceptique, l’entourage du triple candidat à la tâche présidentielle de pousser son avantage : cité dans Le Monde, samedi, un « intime » affirme qu' »il est désormais de notoriété publique que le président ne voulait pas (de François Bayrou) » .
Un « récit tactique », aux yeux du même ancien ministre macroniste cité plus haut, qui voit là surtout une façon pour le patron du MoDem de faire penser qu’il s’est bel et bien imposé à Matignon… et au président.
Et le même de décrire ainsi le processus décisionnel d’Emmanuel Macron : « Quand ça traîne, le ‘PR’ refait les hypothèses, il entre dans une sorte de cercle vicieux. Et plus il a de temps, plus il change d’avis. Mais soyons sérieux : il n’aurait jamais nommé Bayrou comme ça s’il n’avait pas sérieusement envisagé l’option au départ. Je dirais qu’il est revenu, certes sous pression, à son choix initial, son choix de raison. Celui qui ouvre les conditions d’un accord de gouvernement.