L’exécutif européen s’est aventuré plus loin dans le domaine de la sécurité nationale avec de nouvelles règles pour superviser, examiner et éventuellement interdire les investissements étrangers dans des secteurs stratégiques, comme l’IA, les puces électroniques et la biotechnologie.
La Commission européenne a dévoilé mercredi une nouvelle proposition qui lui fournirait, ainsi qu’aux États membres, une image plus détaillée des investissements directs étrangers (IDE) qui comportent des risques élevés pour la sécurité et l’ordre public.
La technologie quantique, le cloud computing, les robots, les drones, la réalité virtuelle, les capteurs avancés, les réseaux 6G, la fusion nucléaire, l’hydrogène, les batteries et la surveillance spatiale, ainsi que les équipements militaires, tomberaient également sous le coup de la législation.
Le niveau de risque serait déterminé en examinant les effets que l’investissement, quelles que soient sa taille et son origine, pourrait avoir sur les infrastructures critiques, les chaînes d’approvisionnement, les informations sensibles et le pluralisme des médias. Les flux d’argent provenant de régimes autoritaires, comme la Chine, la Russie et la Biélorussie, et de personnes soumises aux sanctions de l’UE seraient immédiatement considérés comme un motif d’inspection.
La vigilance accrue s’appliquerait également aux investissements qui ont lieu à l’intérieur du bloc mais qui sont en fin de compte contrôlés par une personne ou une entreprise non européenne.
Selon les nouvelles règles, le filtrage des IDE dans les secteurs à haut risque deviendrait obligatoire pour tous les États membres. À l’heure actuelle, quatre pays ne disposent pas d’un système adéquat – la Croatie, la Bulgarie, la Grèce et Chypre – tandis que les efforts de l’Irlande se poursuivent.
Une fois qu’un pays commence à examiner un investissement suspect, la Commission et les autres capitales seraient autorisées à formuler des commentaires et à exprimer leurs préoccupations, transformant ainsi le processus interne en un dialogue à l’échelle de l’UE. Cependant, la décision finale d’interdire les IDE serait prise par les autorités nationales, jamais par Bruxelles.
La proposition de mercredi est le premier texte législatif issu de la stratégie de sécurité économique présentée en juin par Ursula von der Leyen, un document pionnier qui proposait un changement significatif dans le mantra de plusieurs décennies de marchés libres et ouverts.
La Commission a depuis lors été accusée de protectionnisme et dirigisme, conformément aux intérêts français, mais l’exécutif insiste sur le fait que l’accent mis sur la « réduction des risques » est une réaction logique au climat politique tendu et conflictuel qui règne dans le monde, en particulier à la suite de la pandémie de COVID-19, de l’invasion de l’Ukraine par la Russie et de la crise. L’affirmation de soi accrue de la Chine. L’année dernière, Pékin a provoqué la colère de l’Occident en limitant les exportations de gallium et de germanium, deux métaux des terres rares utilisés dans les composants électroniques.
Bruxelles craint que sa dépendance de longue date à l’égard des produits nécessaires à la modernisation du bloc, notamment les puces électroniques et les batteries, ne se retourne un jour contre elle et ne provoque des ravages économiques d’une ampleur incalculable. De la même manière, on pense qu’ouvrir la porte aux investisseurs étrangers sans examen plus approfondi pourrait permettre le rachat d’entreprises de valeur, entraîner la perte d’un savoir-faire exclusif et, à long terme, affaiblir la compétitivité de l’Europe.
La proposition de mise à jour des règles intervient à peine un mois après que le gouvernement espagnol a été contraint d’acquérir une participation de 10 % dans Telefonica, la société de télécommunications du pays, pour rivaliser avec la participation de 9,9 % acquise par Saudi Telecom Company (STC). Cette décision, qui aurait fait de l’entreprise saoudienne le principal actionnaire de la marque emblématique, a surpris Madrid et déclenché un débat sur l’ingérence étrangère et l’autonomie stratégique.
« Il existe une concurrence féroce à l’échelle mondiale pour les technologies dont nous avons le plus besoin », a déclaré Margrethe Vestager, vice-présidente exécutive de la Commission chargée de l’agenda numérique. « Et dans cette compétition, l’Europe ne peut pas se contenter d’être le terrain de jeu de grands joueurs. Nous devons être capables de jouer nous-mêmes. »
Vestager a souligné que l’UE resterait « aussi ouverte que possible, aussi proche que nécessaire » et a dissipé l’idée d’une conversion protectionniste. Depuis que le bloc a introduit ses premières règles de filtrage des IDE en 2020, plus de 1 200 transactions ont été examinées, Bruxelles émettant un avis dans moins de 3 % des cas.
La législation mise à jour fera désormais l’objet de négociations entre le Conseil et le Parlement, un processus qui devrait être ralenti par les prochaines élections européennes.
Entrant vs sortant
La stratégie de sécurité économique présentait l’investissement direct étranger comme une seule pièce à deux faces : entrante – les flux venant d’autres pays vers l’UE – et sortante – les flux allant de l’UE vers d’autres pays.
Mais si Bruxelles a fait des progrès considérables en matière de contrôle des investissements entrants et de contrôle des subventions étrangères, le contrôle des investissements sortants est négligeable, bien que le bloc soit le plus grand financier du monde. En 2022, les IDE détenus dans le reste du monde par les investisseurs résidant dans l’UE se sont élevés à 9 382 milliards d’euros.
La Commission craint que ce manque massif de connaissances ne pose des risques pour la sécurité lorsque les entreprises de l’UE s’engagent dans des transactions à l’étranger impliquant des technologies sensibles susceptibles d’être utilisées pour renforcer les capacités militaires et de renseignement de régimes autoritaires dont les actions mettent en danger la sécurité mondiale.
Par exemple, un fabricant allemand investit dans une usine de puces électroniques dans la banlieue de Shanghai, transférant ainsi des recherches et une expertise auxquelles le Parti communiste pourrait ensuite accéder en obligeant l’usine à divulguer les informations.
Lorsque von der Leyen a présenté la stratégie de sécurité économique en juin, elle a promis que son exécutif développerait bientôt le tout premier mécanisme de contrôle des investissements à l’étranger. Cette initiative a toutefois suscité des réserves de la part de certains États membres et du secteur privé, qui estiment qu’un tel système porterait atteinte à la liberté des entreprises.
La réaction a semblé porter ses fruits mercredi : au lieu d’une proposition à part entière, la Commission a dévoilé un « livre blanc », un document totalement dépourvu de pouvoir juridique et destiné à lancer une réflexion entre les pays.
Bruxelles envisage une longue feuille de route de consultation publique et de collecte de preuves qui durera jusqu’à l’été 2025. La Commission examinera ensuite les faits et, si la nécessité d’atténuer les risques persiste, élaborera une législation pour le contrôle des marchandises sortantes. La loi ferait ensuite l’objet de négociations d’au moins deux ans, ce qui signifie que le mécanisme ne serait applicable qu’au plus tôt fin 2027.
« Le calendrier a en effet un peu reculé », a reconnu Valdis Dombrovskis, vice-président chargé des relations commerciales, lors de la conférence de presse avec Vestager.
« Dès le début, il était clair qu’il s’agissait d’un domaine dans lequel nous devions également respecter les prérogatives institutionnelles, pour ainsi dire, et le fait que la sécurité nationale relève des compétences des États membres », a-t-il poursuivi, « quelque chose que nous devons aborder soigneusement. »