Les hauts fonctionnaires français sont-ils prêts à servir le Rassemblement national ?

Martin Goujon

Les hauts fonctionnaires français sont-ils prêts à servir le Rassemblement national ?

PARIS — Combien de hauts fonctionnaires partagent le dilemme de Pierre Moscovici ? Depuis plusieurs mois, le premier président de la Cour des comptes fait savoir à ses visiteurs qu’il pourrait quitter ses fonctions plus tôt, afin que son successeur puisse être désigné avant l’élection présidentielle de 2027. Le but? Empêcher Marine Le Pen, dans le cas où elle deviendrait présidente française, de procéder à cette nomination.

Ce cas de conscience, qui n’avait que vaguement inquiété les hiérarques de l’appareil d’Etat, est dans toutes les têtes depuis dimanche soir. Face à la perspective d’un gouvernement attaché aux idées du Rassemblement national (RN), en fonction du résultat des prochaines élections législatives, trois attitudes se dessinent parmi les hauts fonctionnaires : capituler, servir sans broncher ou espérer résister de l’intérieur. .

La principale inconnue de cette équation réside dans les véritables intentions du RN et du programme qu’elle appliquerait.

« Si nous avons un projet Trump ou Milei, peu de gens nous apporteront leur soutien », théorise un responsable de la direction générale du Trésor, qui a bénéficié de l’anonymat pour s’exprimer franchement comme d’autres interviewés pour cet article. Mais « si c’est le scénario de Meloni, certains sortiront du bois et apporteront leur aide ».

Les quelques hauts responsables qui ont rallié le parti à la flamme tentent cependant de rassurer. L’ancien préfet Christophe Bay, candidat RN aux législatives en Eure-et-Loir, écarte l’idée d’un « système de gâchis », dans lequel l’arrivée d’un nouveau pouvoir change les chefs d’administration.

« Nous ne procéderons absolument pas à une chasse aux sorcières dans la haute fonction publique », a déclaré à Acteurs publics l’ancien directeur de campagne de la campagne présidentielle 2022 de Marine Le Pen.

Si les hauts fonctionnaires étaient tentés de démissionner, tout le monde ne serait pas logé à la même enseigne. Les membres du Conseil d’Etat et de la Cour des comptes, particulièrement protégés, pourraient réintégrer sans difficulté leurs corps d’origine, puisque la réintégration se fait par la loi.

« Il y aura une séparation entre ceux qui ont un corps dans lequel ils peuvent rapatrier rapidement et les autres », prédit un conseiller d’Etat. « Il est beaucoup plus facile d’avoir une position de principe quand on a un corps d’accueil comme corde de rappel. »

Des démissions « alimenteraient encore davantage la haine de l’électorat RN envers les élites », estime un autre conseiller d’Etat, qui imagine que d’éventuels départs resteront marginaux.

Pour ces hauts fonctionnaires, être sous l’autorité directe du ministre sera l’un des principaux paramètres, le risque de perdre son salaire entrant en ligne de compte au moment de faire un choix.

A Bercy, plusieurs directeurs de l’administration centrale pourraient être tentés de chercher un poste dans le privé. Les agents du Trésor voudront-ils trouver « des solutions pour faire fonctionner un programme défectueux ? » » demande l’un de ses dirigeants.

Ceux du département du budget « ne vont pas tellement rire », affirme un ancien directeur de l’administration du ministère de l’Économie, même si le programme économique des lépénistes reste flou.

Pour les titulaires de postes moins exposés à la politique, comme ceux de directeurs adjoints ou de chefs de bureau, un dilemme inverse pourrait se poser.

En cas de départ, « n’abandonnons-nous pas les personnes que nous sommes censés servir ? » demande un jeune ouvrier en poste à Bercy. Sans savoir d’ailleurs par qui ils seront remplacés.

Les préfets seront particulièrement mis sous pression, car c’est à eux de mettre en œuvre les décisions politiques sur le terrain.

« Ils pourraient être extrêmement fermes de la part du RN, qui devra montrer qu’il y a un avant et un après, et y ira très fort », craint un ancien ouvrier de Beauvau.

Même si Christophe Bay jure que le RN « ne fera pas la même bêtise que celle commise par les socialistes et les communistes en 1981, lorsqu’ils décapitèrent dogmatiquement la haute fonction publique », Marine Le Pen résistera-t-elle à la tentation de placer les siens ? Par exemple, à la tête de la très sensible direction générale des étrangers en France ou de la police nationale.

En cas de bouleversement majeur au sommet de l’Etat, un bras de fer pourrait surgir entre l’Elysée et Matignon pour les nominations les plus cruciales.

Directeurs généraux, directeurs de l’administration centrale, préfets, ambassadeurs, environ 500 postes clés sont des emplois laissés à la discrétion du gouvernement. Pour ces « GDE », comme on dit dans le jargon, Emmanuel Macron aurait un pouvoir de blocage en signant des décrets de nomination.

C’est un pouvoir qui serait inévitablement contraint. « En cas de cohabitation, il y a des négociations, car il y a pratiquement une compétence concurrente en matière de nominations », qui sont validées en Conseil des ministres, explique le chercheur Luc Rouban, professeur à Sciences Po.

Quant à la théorie de la résistance de l’intérieur, peu y croient parmi les hauts responsables interrogés par L’Observatoire de l’Europe.

Certes, l’administration peut traîner les pieds, se livrer à des micro-sabotages, mal rédiger des textes et freiner l’élan politique, mais elle ne peut pas mettre éternellement des obstacles sur le chemin.

« Un directeur de l’administration qui voit son projet de loi ou son décret annulé par le Conseil constitutionnel ne fera pas long feu », estime un ancien directeur de cabinet.

Les hauts fonctionnaires préfèrent se rassurer en invoquant la loi, ce qui limitera forcément les marges de manœuvre du futur gouvernement.

Selon un magistrat, « la réglementation des aides d’État ou le code de l’environnement ne vont pas disparaître demain et les fonctionnaires appliquent la hiérarchie des normes ».

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