L’intensification des vagues de chaleur pose d’importantes questions à la société, affirme Mathilde Pascale, experte en santé publique.
En août 2003, une tragédie majeure frappe la France : la chaleur. 14 802 personnes sont tuées par l’air chaud et sec qui étouffe le pays pendant quinze jours, la plupart d’entre elles étant âgées, beaucoup mourant seules.
« Pour moi, 2003, c’est vraiment comme quelque chose qui vient du futur et qui dit qu’il faut se préparer parce que je vais revenir », explique Mathilde Pascale, chargée de projet scientifique à Santé Publique France.
A l’époque, la France était prise au dépourvu, peu habituée à percevoir la chaleur comme un fléau. Alors que le mercure grimpait jusqu’à 37°C, les journaux décrivaient la situation comme un plaisir au soleil, tandis que le ministre de la Santé prononçait un discours télévisé rassurant depuis sa maison de vacances sur la Côte d’Azur.
Deux semaines plus tard, la nation était sous le choc de ce qui s’était passé à leurs portes. Les morgues étaient pleines à craquer. Lorsque les citadins rentraient de vacances à la fin du mois d’août, certains retrouvaient leurs plafonds tachés par les fluides corporels de leurs voisins âgés morts dans la solitude. « 2003 a été un électrochoc », comme le dit Pascale.
La crise sanitaire est rapidement devenue politique et sociale, rappelle-t-elle. Une enquête parlementaire publiée en février 2004 a identifié de multiples défaillances et, cet été-là, la France a lancé son premier plan national canicule.
Plus de vingt ans après, les événements de l’été 2003 sont encore très présents dans la mémoire des gouvernants. « Au moins en termes de prise de décision, d’analyse des risques et de communication, je pense que les progrès réalisés entre 2003 et aujourd’hui sont énormes », estime Pascale.
Dans le cadre du plan national canicule, un système d’alerte classe chaque été la menace du vert au rouge – avec des mesures très strictes à l’extrémité du danger. Météo France, Santé Publique France et le ministère de la Santé surveillent les températures et discutent quotidiennement de la situation.
Quelles leçons la France a-t-elle tirées de la canicule de 2003 ?
Selon les statistiques, 82 % des victimes de 2003 avaient 75 ans ou plus. Parmi les personnes décédées à Paris à leur domicile, 92 % vivaient seules.
Ces scènes horribles ont imprégné la conscience nationale et ont accéléré l’action. Mais 20 ans, c’est long dans la mémoire collective, et Pascale pense que la sensibilisation des Français aux chaleurs extrêmes est désormais largement due aux événements annuels et aux efforts.
Les affiches dans le métro, les publicités télévisées et les annonces radiophoniques tiennent les gens attentifs au danger et les informent des dernières consignes.
Dans le cadre du système national d’alerte aux vagues de chaleur, chaque couleur active un plan particulier, les départements étant en état d’urgence à partir du niveau orange (qui signifie vague de chaleur).
Le confinement varie selon les régions, mais il est généralement décrété lorsque les températures dépassent un certain degré pendant trois jours consécutifs. À ce stade, par exemple, les villes ouvrent des espaces de rafraîchissement désignés et renforcent les contrôles sur les personnes qui dorment dans la rue.
En cas de forte canicule, le gouvernement national intervient également. Les autorités locales disposent de pouvoirs spéciaux pour interdire les événements et les installations publiques si nécessaire.
À l’été 2019, la France a connu des températures record : 46 °C près de Nîmes, dans le sud du pays, et près de 43 °C à Paris.
Une alerte rouge a été émise pendant quelques jours, ce qui est rare. L’examen national pour les élèves entrant au lycée – un événement « symboliquement important » en France – a été reporté et les Français ont été invités à ne pas aller travailler ni à utiliser les transports en commun.
« C’était comme si toute la vie quotidienne était paralysée à cause de la chaleur », dit-elle.
Le plan canicule français a-t-il sauvé des vies ?
Étant donné la relation complexe entre la chaleur et la mortalité, il est difficile de quantifier exactement combien de vies ont été sauvées grâce aux politiques françaises de lutte contre la chaleur.
Une étude estime qu’environ 4 000 personnes supplémentaires auraient pu mourir lors de la vague de chaleur de juillet 2006, qui a fait 2 000 morts, sans le plan national de lutte contre la canicule.
Une autre étude comprend un chiffre sur les décès liés à la chaleur entre 2015 et 2019, le sud de la France semblant moins vulnérable par rapport à des endroits comparables dans le nord de l’Espagne et de l’Italie.
Joan Ballester, auteur principal de l’étude à l’Institut de santé mondiale de Barcelone (ISGlobal), estime que « la manière dont la France fait les choses » atténue l’impact de la chaleur extrême. Il cite le système de santé, les circonstances socioéconomiques et la longue ombre de 2003 comme facteurs possibles.
Pascale souligne que cette période reste étroite, et qu’il se pourrait que les températures aient été moins intenses en France au cours de ces quatre années. Comparer les pays est un autre domaine compliqué.
Dans une étude contrôlée, la France serait touchée chaque année par la même vague de chaleur et les chercheurs pourraient évaluer l’impact de différentes mesures de prévention. Mais les vagues de chaleur varient naturellement et elles sont devenues de plus en plus intenses avec le changement climatique.
« C’est comme si l’ennemi auquel nous sommes confrontés devenait de plus en plus fort chaque année », explique Pascale. « Et je ne suis pas sûre que nous devenions également plus forts chaque année. »
Au cours de l’été 2022, deuxième saison la plus chaude de l’histoire de la France et année la plus chaude jamais enregistrée, les décès liés à la chaleur ont été estimés à environ 4 800. Deux alertes rouges ont été déclarées cette année-là, et des vies vulnérables ont sans aucun doute été sauvées. Mais le bilan montre les limites de l’adaptation.
Jusqu’où peuvent aller les mesures d’urgence contre la chaleur ?
Tout comme les confinements liés à la COVID-19, les vagues de chaleur soulèvent d’importantes questions sur ce que les citoyens sont prêts à faire pour se protéger les uns les autres.
« Il faut aussi se demander si nous sommes prêts en tant que société à prendre ce genre de mesures (rouges) chaque été – peut-être pas pour une journée, mais pour deux semaines », dit Pascale.
« Parce que les épisodes de chaleur extrême exceptionnels – je ne sais même pas quel type d’adjectifs il faut utiliser aujourd’hui – se répètent très fréquemment. »
La réduction du risque de mortalité due à la chaleur est une partie de l’équation, dit-elle. « La deuxième partie est de savoir à quel prix pouvons-nous limiter le risque et l’impact ? Et ce coût sera-t-il soutenable et acceptable ? »
« Et bien sûr, la réponse est non. La réponse est que nous devons vraiment atténuer le changement climatique. »
Du soulagement à court terme à l’adaptation à la chaleur à long terme
En France, le seuil rouge est maintenu élevé pour le rendre efficace. Parallèlement aux mesures d’urgence, il a toujours été prévu de développer des stratégies d’adaptation à long terme.
Au départ, l’objectif était de former les gens à prendre soin les uns des autres pendant les vagues de chaleur. Depuis 2004, toutes les maisons de retraite doivent disposer d’une pièce climatisée pour protéger les résidents. Les conseils locaux encouragent les personnes de plus de 65 ans et les personnes vulnérables à s’inscrire pour des contrôles téléphoniques en cas de fortes chaleurs.
Ces dernières années, l’adaptation s’est étendue à d’autres directions – en s’attaquant par exemple à l’effet d’îlot de chaleur urbain, au moyen de programmes de plantation d’arbres.
En 2023, la France a dévoilé son premier plan de gestion de la canicule, intégrant des solutions plus structurelles. Et – fait marquant pour Pascale – les plans canicule sont désormais partagés par le ministère de l’Environnement et celui de la Santé, avec l’« adaptation » en première ligne.
L’année 2024 a apporté des directives plus spécifiques, notamment sur les sports de plein air, sous le slogan « vivre avec la chaleur ». « C’est vraiment un nouveau paradigme », explique Pascale. Au lieu de dire aux gens de ne pas faire d’exercice, on leur donne des options comme courir à des heures différentes ou essayer des activités différentes.
Comment la France pourrait-elle mieux gérer la chaleur ?
Un autre point d’attention pour Santé Publique France concerne les températures intérieures, les experts de la santé commençant à discuter avec les professionnels du bâtiment sur la manière de rendre les maisons plus fraîches et plus sûres pour les gens.
« Je pense qu’il serait utile d’avoir une discussion collective et un consensus sur ce qu’est une utilisation durable et équitable de la climatisation », dit Pascale, même si cela n’est pas spécifique à la France.
Après avoir analysé les données, elle estime que le plan de prévention de la chaleur du pays a été efficace pour réduire les décès, mais il n’évite pas tous les impacts – et il y a encore place à l’amélioration.
Certaines actions sont obligatoires et d’autres fonctionnent comme une « boîte à outils » dans laquelle les collectivités locales peuvent puiser. Pascale envisage un réseau plus étroit, où les habitants pourraient partager leurs expériences et leurs bonnes pratiques.
« Je pense que la seule chose qui nous manque encore aujourd’hui est la compréhension de la gravité des événements auxquels nous serons confrontés si nous n’agissons pas face au changement climatique », ajoute-t-elle.
« Parce que je pense qu’il y a cette idée reçue selon laquelle l’extrême est un gros problème, mais nous trouverons un moyen de nous adapter et de nous en sortir. Et il y a une limite à l’adaptation. »
Si l’on ne s’attaque pas à la source du changement climatique provoqué par les énergies fossiles, la vague de chaleur meurtrière de 2003 sera bien moins violente que celle que les Européens connaîtront à l’avenir.