La fin de l’exception française

Martin Goujon

La fin de l’exception française

PARIS – Ingouvernable est devenu le mot à la mode en France pour décrire le pays après ses élections anticipées chaotiques, qu’aucun parti n’a remportées.

Depuis plusieurs jours, les responsables politiques et les commentateurs s’inquiètent du fait qu’aucun des trois principaux blocs politiques du pays ne dispose d’une majorité absolue au parlement. Ils brandissent le spectre d’une impasse politique qui menace de paralyser l’administration du pays et de peser sur les marchés financiers.

Dans de nombreux autres pays de l’Union européenne, cette période d’incertitude post-électorale est tout à fait normale pour les responsables politiques de premier plan. La question est de savoir si les élites politiques françaises ont les qualités nécessaires pour les rejoindre.

Le président Emmanuel Macron a convoqué des élections législatives anticipées en juin pour tenter de stopper la montée en puissance du Rassemblement national d’extrême droite, qui a triomphé lors du vote sur l’UE.

Son pari risqué n’a pas été entièrement payant : si le parti de Marine Le Pen a perdu les élections et si un gouvernement d’extrême droite n’est pas envisageable à court terme, le bloc de gauche du Nouveau Front populaire, qui comprend le parti du vétéran de l’extrême gauche Jean-Luc Mélenchon, a remporté la plupart des sièges. Le camp d’Emmanuel Macron lui-même est arrivé en deuxième position.

Aucun des trois blocs politiques n’ayant remporté suffisamment de sièges pour former un gouvernement, les partis n’ont d’autre choix que de commencer à envisager des alliances. C’est un exercice rare dans la politique française, où les compromis avec les adversaires politiques sont généralement dénoncés comme une trahison.


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Groupe Des places Changement Votes

Nouveau Front Populaire (NFP)

188
+57
26,3 %

Ensemble (ENS)

161
-76
24,7 %

Alliance du Rassemblement National (RN)

142
+53
37,1 %

Les Républicains (LR)

48
-13
6,2 %

Autre

38
-21
5,6 %

Groupe Des places Votes

Ensemble (ENS)

237 37,7 %

Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale

131 30,8 %

Rassemblement National (RN)

89 17,3 %

Les Républicains (LR)

61 7,0 %

Autre

59 7,2 %

« Vous avez appelé à l’invention d’une nouvelle culture politique française », a écrit Macron dans une lettre adressée au public français, dans laquelle il appelle à une large coalition. « Comme tant de nos voisins européens, notre pays doit être capable de vivre dans l’esprit de dépassement (des intérêts personnels) que j’ai toujours appelé de mes vœux. »

En France, c’est une tâche difficile.

« L’élite politique française trouve cela très difficile parce qu’elle a désappris à partager le pouvoir, à faire des compromis et à former des coalitions », a déclaré Joseph de Weck, chercheur au sein du groupe de réflexion Foreign Policy Research Institute. « Pour la France, c’est un parlement ingouvernable, alors que dans d’autres pays européens, c’est un parlement normal comme n’importe quel autre », a-t-il ajouté.

Les derniers jours frénétiques de la campagne électorale ont été marqués par un niveau de coopération inhabituel.

Le Rassemblement national de Le Pen a remporté le premier tour et semblait bien parti pour le pouvoir s’il parvenait à reproduire le résultat du deuxième tour. Afin de vaincre Le Pen, le camp centriste de Macron et l’alliance de gauche ont décidé à contrecœur d’unir leurs forces au second tour : chaque camp a retiré ses candidats les plus faibles pour tenter d’unir le vote anti-Le Pen derrière un seul candidat. Cela a fonctionné.

Mais cette coopération tactique est strictement limitée dans le temps. Les centristes et les gauchistes du président sont déjà en pleine lutte, ce qui montre qu’un pacte de partage du pouvoir entre les deux partis ne sera pas facile à trouver.

Les libéraux centristes de Macron et le mouvement La France insoumise, qui est le plus grand parti de l’alliance de gauche du Nouveau Front populaire, ont des points de vue opposés sur toutes les grandes questions politiques, de l’économie à la guerre d’Israël contre le Hamas.

Les centristes et les gauchistes du président sont déjà à nouveau en lutte, montrant qu’un pacte de partage du pouvoir entre les deux camps ne sera pas facile à trouver. | Christophe Simon/AFP via Getty Images

Les négociations et les gouvernements de coalition sont le gagne-pain de la démocratie dans la plupart des pays de l’UE et la France pourrait devoir s’inspirer de ses voisins.

« Ce scrutin pourrait marquer la fin d’une exception française », a déclaré Gilles Gressani, du groupe de réflexion français Groupe d’études géopolitiques, notant que « la France est le seul pays de l’UE, avec Malte et la Hongrie, à ne pas avoir eu de gouvernement de coalition au cours des dix dernières années ».

La tâche principale du nouveau système politique fragmenté de la France est d’identifier un individu qui pourrait occuper le poste de Premier ministre et constituer un gouvernement fonctionnel qui sera en mesure de voter des lois à l’Assemblée nationale.

Le Nouveau Front populaire (NFP), parti de gauche, revendique le droit de proposer le prochain Premier ministre car il a remporté le plus de sièges lors du scrutin. Si certains, dans le camp de Macron, misent sur les divisions au sein du camp de gauche pour former une alliance avec ses représentants plus centristes, d’autres poids lourds comme le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin préféreraient une alliance avec les Républicains (droite).

Ces négociations constituent un territoire quasiment inexploré pour la France, où la Constitution et le système électoral majoritaire à deux tours garantissent généralement que les élections parlementaires aboutissent à une majorité claire, généralement alignée sur le programme du président.

Mais ce scrutin a montré les limites du système. « C’est la première fois qu’on a une telle fragmentation de l’Assemblée nationale, une telle incertitude sur le nom du Premier ministre », a déclaré Julien Bonnet, président de l’Association française de droit constitutionnel.

Soi-disant cohabitationoù un président et un gouvernement sont issus de camps politiques rivaux, est une exception qui ne s’est pas produite au cours des 20 dernières années.

En 2022, alors que Macron a perdu pour la première fois la majorité absolue au Parlement, il a tout de même réussi à nommer un Premier ministre issu de son camp politique. Mais dimanche dernier, son bloc est arrivé deuxième aux élections, ce qui signifie qu’il lui sera difficile de nommer un Premier ministre qui lui soit favorable.

Si c’est au président de nommer le Premier ministre, Macron devra choisir quelqu’un qui pourra compter sur le soutien du Parlement et donc tenir compte du résultat des négociations et des compromis entre les partis.

« Juridiquement parlant, il n’y a pas de consignes » sur le rôle du président dans ces négociations, a expliqué le professeur de droit constitutionnel Bonnet. En pratique, Macron « ne jouera probablement pas un rôle de médiateur » car il « a peu de marge de manœuvre politique » après avoir perdu l’élection, a-t-il ajouté.

En Allemagne, c’est le chancelier lui-même qui mène les négociations avec les autres partis. Dans certains pays, comme en Italie, le président organise des consultations avec les chefs de partis pour déterminer quel Premier ministre pourrait obtenir la majorité au parlement.

François Bayrou, allié de Macron, estime que quelque chose de similaire devrait se produire en France : le président, et non les partis, devrait sortir de l’impasse en choisissant un Premier ministre de compromis, a-t-il déclaré.

En pratique, Emmanuel Macron « ne jouera probablement pas un rôle de médiateur » car il « a peu de marge de manœuvre politique » après avoir perdu l’élection, a-t-il ajouté. | Ludovic Marin/AFP via Getty Images

Le problème est que Macron lui-même n’est peut-être pas le médiateur idéal. Il est arrivé à l’Élysée en tant qu’outsider, soutenu par son propre mouvement politique, et a souvent été critiqué pour son attitude distante.

Dans sa lettre aux Français la semaine dernière, Macron a clairement indiqué qu’il ne nommerait qu’un Premier ministre soutenu par une coalition « solide, nécessairement plurielle », tout en appelant à des efforts « calmes et respectueux » pour rechercher un compromis.

« Cela signifie donner un peu de temps aux forces politiques », a-t-il déclaré.

Mélenchon n’a pas tardé à fustiger le message de Macron, le qualifiant de « veto royal » visant à empêcher la gauche de diriger la France.

Pour certains, la fragmentation de l’Assemblée nationale montre que le système électoral français n’est plus adapté à ses objectifs.

Dans le système électoral actuel à deux tours, le candidat qui obtient le plus de voix au second tour dans une circonscription donnée remporte le siège parlementaire.

Ce système tend à polariser le débat politique en demandant aux électeurs de choisir entre des candidats au second tour qui n’étaient pas nécessairement leur premier choix. L’objectif de ce système de scrutin majoritaire uninominal à un tour est de garantir que les forces politiques bénéficiant du plus grand nombre de voix puissent remporter la majorité parlementaire nécessaire pour gouverner.

Cette fois-ci, les choses ne se sont pas passées comme ça, ce qui a rouvert le débat sur la question de savoir si la France devrait plutôt adopter un système de vote proportionnel, où les petits partis sont mieux représentés, comme c’est le cas aux élections du Parlement européen et dans des pays comme les Pays-Bas, par exemple.

La réforme du système électoral a déjà été inscrite à l’ordre du jour du Parlement français, mais elle n’a jamais été adoptée. Si l’on en croit les négociations en cours, qui sont tendues, le jour où la France adoptera l’art européen du compromis de coalition semble encore loin.

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