Eurovues.  Combien de fois pouvons-nous dire « plus jamais ça » ?

Jean Delaunay

Eurovues. Combien de fois pouvons-nous dire « plus jamais ça » ?

Une comparaison de nos réponses aux conflits récents ne devrait pas suggérer qu’il existe une hiérarchie des victimes. Bien au contraire, l’histoire de l’UE a montré à maintes reprises que la protection des droits de l’homme profite à tous : elle ne constitue pas un jeu à somme nulle, écrit Holger Loewendorf.

Le peuple soudanais doit se demander ce qui doit encore se passer avant que l’Europe ne prête à nouveau attention à son sort.

Plus tôt ce mois-ci, les Forces de soutien rapide (RSF) paramilitaires et les milices arabes affiliées ont attaqué la ville d’Ardamata, dans l’ouest du Darfour.

L’Agence des Nations Unies pour les réfugiés a rapporté que plus de 800 personnes ont été tuées, tandis que 8 000 autres – probablement un chiffre sous-estimé – ont fui vers le Tchad voisin en trois jours.

Après avoir pris le contrôle de la base militaire locale, les RSF et leurs alliés ont ciblé les membres de la communauté non arabe Masalit à l’intérieur de leurs maisons – tirant sur des hommes et des garçons, agressant sexuellement des femmes et des filles et incendiant des abris abritant des personnes déplacées.

Ces atrocités pourraient constituer le massacre le plus important depuis le début de la guerre civile en avril et faire planer le spectre d’un nouveau génocide, après une vague de violence à grande échelle en juin.

Laissons-nous le Soudan de côté ?

Les Nations Unies, l’Union européenne et d’autres gouvernements occidentaux ont condamné le massacre et le déplacement systématiques des Masalit de leurs terres depuis le début de la guerre civile au Soudan, mais leurs critiques n’ont pas dissuadé les RSF de commettre davantage d’atrocités.

Tout aussi frappante est l’absence d’engagement du public et des médias sur cette question, surtout si on la compare à la couverture médiatique intense et aux rassemblements de masse (avec des messages antisémites de plus en plus inquiétants) après que la branche militante du Hamas a lancé une attaque terroriste contre Israël le 7 octobre de cette année. , tuant plus de 1 200 personnes.

Nous avons constaté une réaction tout aussi passionnée au sein de la société civile lorsque la Russie a envahi l’Ukraine en 2022. Alors, qu’est-ce qui explique l’apparente indifférence à l’égard des victimes du Darfour occidental ?

Si l’Europe veut s’imposer comme un partenaire fiable et digne de confiance pour les nations africaines, elle ne peut pas s’engager de manière sélective et laisser le Soudan de côté.

Des personnes montent à bord d’un camion alors qu’elles quittent Khartoum, juin 2023
Des personnes montent à bord d’un camion alors qu’elles quittent Khartoum, juin 2023

Est-ce que cela nous importe peu parce que cela se produit en Afrique, où les nouvelles de conflits, de famine et de pauvreté confirment nos idées préconçues sur ce à quoi ressemble ce continent ? Mais nous devons nous rappeler que nos préjugés et nos sentiments ne sont pas des faits.

S’il n’y avait rien d’autre qu’un cercle vicieux de désespoir, pourquoi participons-nous à un processus que certains observateurs ont paternalistement qualifié de « nouvelle ruée vers l’Afrique » ?

Les délégations européennes parcourent le continent à la recherche d’alliés, d’influence et d’opportunités économiques, en grande partie parce que nos appareils électroniques dépendent de matières premières qui ne peuvent pas être obtenues localement.

Nos concurrents dans cette course sont les États-Unis, la Chine, la Russie et d’autres. Nos motivations – et les leurs – sont rarement pures, mais si l’Europe veut s’imposer comme un partenaire fiable et digne de confiance pour les nations africaines, elle ne peut pas s’engager de manière sélective et laisser le Soudan de côté.

Notre inaction pousse les autres à risquer leur vie à plusieurs reprises

Ou bien, y prêtons-nous moins attention parce que les tirs de roquettes au Moyen-Orient et en Ukraine sont physiquement plus proches de nous que les balles tirées au Darfour ?

Croyons-nous que les crimes de guerre commis à 4 500 km au sud-est de Bruxelles n’affecteront pas nos vies ?

Si tel est le cas, sachez que selon l’Organisation internationale pour les migrations, la guerre civile soudanaise a déplacé plus de 4,8 millions de personnes depuis la mi-avril.

1,3 million de personnes supplémentaires ont fui vers les pays voisins, dont plus d’un demi-million vers le seul Tchad. Au moins 31 % de la population déplacée a moins de 18 ans et près de 90 % d’entre eux n’ont pas accès à l’éducation.

Une génération entière (a) le potentiel de reconstruire le Soudan… Au lieu de cela, notre inaction poussera nombre d’entre eux à risquer leur vie à plusieurs reprises à la recherche d’un avenir meilleur, qui pourrait les attendre de l’autre côté de la mer Méditerranée.

Des migrants d'Érythrée, de Libye et du Soudan se pressent sur le pont d'un bateau en bois dans la mer Méditerranée, à environ 30 milles au nord de la Libye, juin 2023.
Des migrants d’Érythrée, de Libye et du Soudan se pressent sur le pont d’un bateau en bois dans la mer Méditerranée, à environ 30 milles au nord de la Libye, juin 2023.

Une génération entière ne peut pas profiter des mêmes opportunités que la plupart des Européens tiennent pour acquises. Ces jeunes ont le potentiel de reconstruire le Soudan, mais pour ce faire, ils ont besoin de paix et de stabilité.

Au lieu de cela, notre inaction poussera nombre d’entre eux à risquer leur vie à plusieurs reprises à la recherche d’un avenir meilleur, qui pourrait les attendre de l’autre côté de la mer Méditerranée.

Si les États membres de l’UE préfèrent rester en Afrique, il faudra peut-être jouer un rôle plus actif dans la prévention de ces massacres, sans parler du génocide.

Autrement, nous avons déjà vu que les hommes politiques de toute l’Europe exploiteraient cyniquement leur arrivée et notre incapacité à les accueillir. Ils remportent de plus en plus les élections en diabolisant massivement les réfugiés et les migrants.

En attendant, nous avons les moyens, ainsi que nos obligations historiques, morales et juridiques – sans parler des besoins démographiques – de leur assurer sécurité et espoir.

Si tout est crise, rien n’est crise

Enfin, notre capacité d’attention est-elle surmenée par l’embrasement d’événements que l’on résume souvent sous le nom de « polycrise » ?

Au cours des trois dernières années, nous avons dû faire face à une pandémie mondiale, accélérant le changement climatique, ainsi qu’à une crise de l’énergie et du coût de la vie – ces deux dernières étant causées par la guerre susmentionnée en Ukraine.

En limitant la portée au mois dernier, on peut ajouter à la liste les conflits militaires en Israël et à Gaza, au Haut-Karabakh et dans la zone du Sahel (y compris le Soudan).

Alors oui, il est difficile de suivre chaque calamité, et notre perception sélective des mauvaises nouvelles peut même nous aider à rester sain d’esprit.

Si tout est une crise, rien ne l’est, donc je ne peux ni ne dois rien faire pour y remédier. La conséquence de cette spirale catastrophique est un retrait des affaires publiques et, en fin de compte, un abandon des valeurs universelles.

Un couple passe devant les drapeaux de l’UE devant le siège de l’UE à Bruxelles, octobre 2021
Un couple passe devant les drapeaux de l’UE devant le siège de l’UE à Bruxelles, octobre 2021

Mais il convient également de noter que le terme « polycrise », bien que séduisant dans sa fonction descriptive, est analytiquement assez limitatif. Il aplatit des moments discrets, bien que fréquemment connectés, en un tout amorphe qui peut créer l’impression d’une prophétie auto-réalisatrice.

Si tout est une crise, rien ne l’est, donc je ne peux ni ne dois rien faire pour y remédier.

La conséquence de cette spirale catastrophique est un retrait des affaires publiques et, en fin de compte, un abandon des valeurs universelles.

L’Union européenne et la plupart de ses États membres ont jusqu’à présent résisté à cette tentation. Au lieu de cela, la réponse aux défis géopolitiques actuels a été le désir de « faire partie des gardiens du droit international et humanitaire », comme l’a récemment déclaré Josep Borrell, haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité.

« Nous vous voyons, nous pouvons vous aider et nous le ferons »

Le Soudan est un test de l’engagement européen en faveur des droits de l’homme. Nous avons déjà laissé tomber le pays et révélé que nos nobles principes ne valent rien s’ils ne sont pas accompagnés d’actions.

L’écart entre la rhétorique et la réalité se creusera aussi longtemps que les dirigeants européens ne prendront pas de bonne foi des mesures significatives pour résoudre également cette crise.

Une comparaison entre nos réponses à l’invasion de l’Ukraine et à la guerre entre Israël et le Hamas, d’une part, et la terreur au Darfour, d’autre part, ne devrait pas suggérer l’existence d’une hiérarchie des victimes.

Bien au contraire, l’histoire de l’Union européenne a montré à maintes reprises que la protection des droits de l’homme profite à tous : elle ne constitue pas un jeu à somme nulle.

Il est désormais grand temps de faire une promesse crédible au peuple soudanais : nous vous voyons, nous pouvons vous aider et nous le ferons.

_Holger Loewendorf est conseiller principal à la Fondation européenne pour la démocratie (EFD), un centre politique basé à Bruxelles.
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