Pour l’Europe, la normalisation du régime d’Assad serait un désastre politique et moral. Elle enverrait un message clair : les dictateurs peuvent commettre des crimes de guerre, déplacer la moitié de leur population et être malgré tout accueillis à leur retour, écrit Refik Hodžić.
En tant que témoin des conséquences tragiques du conflit, du génocide et des déplacements forcés dans les Balkans, chaque fois qu’une tentative est faite pour normaliser les relations avec un dictateur qui alimente une guerre qui dure depuis dix ans et qui est marquée par la répression, le nettoyage ethnique et des crimes de guerre majeurs, je me demande qui a pu penser que ce ne serait pas la pire idée possible.
Pourtant, le ministre italien des Affaires étrangères Antonio Tajani et son homologue autrichien Alexander Schallenberg viennent d’appeler à un changement de stratégie de l’Europe envers la Syrie — suggérant notamment la normalisation des relations avec le régime de Bachar al-Assad.
Leurs propos, publiés dans la presse italienne, font écho à un appel rejoint par six autres pays – Chypre, la République tchèque, la Grèce, la Slovaquie et la Slovénie – confrontés à des pressions politiques internes croissantes pour agir contre les flux croissants de réfugiés vers l’Europe.
Leurs revendications seront discutées lors d’une réunion des 27 États membres de l’UE le 13 septembre.
Fort de l’histoire douloureuse de la Bosnie et d’années de travail consacrées à l’étude de la crise syrienne, je dois avertir que la normalisation des relations avec Assad aurait des conséquences désastreuses, notamment en termes de retour des réfugiés et de stabilité de l’Europe.
Légitimer un régime qui a systématiquement détruit sa propre population et qui continue de représenter une menace pour le peuple syrien et la sécurité européenne aura pour conséquence que davantage de réfugiés atteindront les frontières européennes, et non moins.
Ce n’est pas une question d’économie
La position exprimée par les huit gouvernements européens semble suggérer que la normalisation des relations avec Assad pourrait faciliter le retour des réfugiés syriens, allégeant ainsi la pression sur l’Europe.
Cet argument est fondamentalement erroné. Les réfugiés syriens ne sont pas de simples migrants économiques que l’on peut convaincre de revenir en leur promettant de l’aide et des efforts de reconstruction. Ce sont des gens qui ont fui les violences, la torture et la répression indescriptibles du régime d’Assad.
Toute proposition de renvoi de réfugiés en Syrie sous le régime d’Assad ignore la réalité : beaucoup de ces personnes sont considérées comme des ennemis par le gouvernement même avec lequel l’Europe cherche à normaliser ses relations.
Le régime d’Assad a clairement fait savoir qu’il n’avait aucune intention d’accueillir à nouveau les réfugiés, en particulier ceux qui faisaient partie de l’opposition ou qui ont fui les zones contrôlées par le régime. Le régime a promulgué de nombreuses lois lui permettant de saisir les biens des Syriens déplacés, les qualifiant de « terroristes » ou de « traîtres ».
De plus, des décrets récents, comme celui publié en novembre 2023, permettent au régime de confisquer les biens de ceux qui s’opposent à lui, décourageant encore davantage tout retour potentiel.
Un rapport du HCR de 2023 a montré que moins de 1,1 % des réfugiés syriens se sont déclarés prêts à retourner en Syrie dans les conditions actuelles. Ils exigent la sécurité, la liberté de ne pas être détenus arbitrairement, l’accès aux moyens de subsistance et la résolution des problèmes liés aux détenus – autant de choses que le régime d’al-Assad n’a montré aucune volonté de fournir.
Toute tentative visant à forcer ou même à encourager les réfugiés à retourner dans les zones contrôlées par Assad ne fera que conduire à de nouveaux cycles de déplacement.
Selon des sondages répétés de l’Association syrienne pour la dignité des citoyens, plus de 70 % des Syriens déplacés préféreraient risquer leur vie en essayant d’atteindre l’Europe plutôt que d’accepter un retour dans la Syrie contrôlée par al-Assad.
Il ne peut y avoir de « zones sûres » si la violence ne cesse jamais
En tant que Bosniaque, cela me fait frémir d’entendre des initiés bien informés avertir que l’une des propositions centrales défendues par un certain nombre d’États européens et certains États non européens et organisations internationales est la création de « zones de sécurité » au sein de la Syrie contrôlée par al-Assad, où les réfugiés syriens seraient renvoyés.
Sur le papier, cela peut sembler être une solution pratique aux préoccupations de l’Europe concernant l’immigration. Mais en réalité, le concept de zones de sécurité dans les régions contrôlées par al-Assad est une illusion dangereuse.
En Bosnie, nous avons pu constater de visu à quel point le concept de zones de sécurité peut échouer de manière catastrophique. La communauté internationale a déclaré Srebrenica zone de sécurité, mais elle a assisté avec horreur au massacre de 8 000 hommes et garçons par les forces serbes de Bosnie.
L’échec de la communauté internationale à protéger ceux qui y ont cherché refuge devrait servir de leçon permanente sur les limites de ces zones, en particulier lorsqu’elles sont établies dans des régions contrôlées par les forces mêmes responsables des crimes de guerre.
En Syrie, la situation est encore plus complexe. Le régime d’Assad contrôle certes de vastes pans du pays, mais des zones clés sont en réalité sous l’influence des milices soutenues par l’Iran et du Hezbollah, ainsi que des forces russes. Il ne s’agit pas de régions stables ou sûres, mais de zones militarisées où les civils continuent de vivre dans la peur.
La violence, les arrestations arbitraires et les détentions demeurent monnaie courante dans les zones contrôlées par Assad, ce qui rend l’idée d’établir des zones de sécurité dans ces territoires non seulement irréaliste mais également contraire à l’éthique. Toute tentative de pousser les réfugiés vers ces zones les placerait directement entre les mains d’un régime qui les considère comme des traîtres et des ennemis.
En outre, dans des zones comme Deraa, qui se sont prétendument « réconciliées » avec le régime, la violence n’a jamais cessé, elle est même en hausse. Les habitants continuent de faire face aux menaces, à la répression et à de nouvelles vagues de déplacements.
Les réfugiés qui retournent dans ces régions ne reviennent pas en sécurité, mais dans un contexte d’insécurité, d’intimidation et de risque de nouvelles violences. Cette montée de la violence se propage aujourd’hui à d’autres régions, notamment à Homs et à Soudaya.
L’expérience de Deraa, où le chef de la branche de la sécurité militaire des forces du régime a menacé la semaine dernière de transformer la ville en une « situation semblable à celle de Gaza », devrait servir d’avertissement sévère à l’Europe sur les dangers de compter sur al-Assad pour assurer la sécurité des réfugiés de retour.
Le retour forcé des réfugiés dans les zones contrôlées par Assad sous couvert de « zones de sécurité » constituerait non seulement une violation de leurs droits fondamentaux, mais entraînerait également de nouvelles vagues de déplacement. De nombreux Syriens choisiraient de fuir à nouveau plutôt que de vivre sous le régime brutal d’Assad.
L’Europe pourrait alors être confrontée à de nouveaux flux de réfugiés, cette fois-ci de la part de Syriens refoulés vers un pays dangereux. Ce scénario ne ferait qu’aggraver la crise des réfugiés que les dirigeants européens sont si désireux de résoudre.
Les dangers de la normalisation d’Assad
La normalisation des relations avec Assad aurait des conséquences considérables, non seulement pour la Syrie mais aussi pour l’Europe elle-même. Assad n’a montré aucun intérêt pour une réforme politique significative, pour la responsabilité des crimes de guerre ou pour le respect des droits de l’homme. Au lieu de cela, il s’est appuyé sur le soutien de l’Iran et de la Russie pour maintenir son emprise sur le pouvoir tout en continuant d’opprimer son peuple.
La volonté de normaliser les relations avec Assad n’est pas seulement malavisée, elle est aussi dangereuse. Ses partisans affirment que la normalisation apporterait de la stabilité à la Syrie et permettrait une reprise économique. Mais cet argument ignore la nature fondamentale du régime d’Assad.
Al-Assad n’a pas survécu parce qu’il est un dirigeant compétent et engagé pour le bien-être de son peuple. Il a survécu parce qu’il a écrasé sans pitié toute opposition, affamé son peuple jusqu’à la soumission, basé son économie sur la fabrication et la contrebande de Captagon et s’est appuyé sur des acteurs extérieurs – à savoir la Russie et l’Iran – pour soutenir son régime.
La normalisation des relations avec Assad n’apporterait pas de stabilité ; elle consoliderait une dictature corrompue et brutale. Le régime d’Assad a systématiquement instrumentalisé l’aide humanitaire, la détournant vers ses loyalistes et l’utilisant pour atteindre ses objectifs militaires. Le régime n’a aucun intérêt pour les réformes politiques ou la réconciliation nationale.
Treize années d’engagement international, des « Quatre corbeilles » au Comité constitutionnel en passant par le « Pas à pas » et la normalisation arabe, ont toutes abouti au même résultat : Assad refuse de faire la moindre concession. Il n’a aucune raison de changer de cap maintenant.
Pour l’Europe, la normalisation de la politique d’Assad serait un désastre politique et moral. Elle enverrait un message clair : les dictateurs peuvent commettre des crimes de guerre, déplacer la moitié de leur population et être malgré tout accueillis au sein de la communauté internationale. Cela ne ferait pas qu’enhardir Assad, mais créerait également un précédent dangereux pour d’autres régimes autoritaires.
Que doit faire l’Europe ?
Quelle devrait donc être la stratégie de l’Europe à l’égard de la Syrie ? Premièrement, l’Europe doit maintenir son engagement en faveur des sanctions et de l’isolement diplomatique du régime d’Assad jusqu’à ce que des changements réels et vérifiables se produisent sur le terrain.
Ces changements devraient inclure la libération des prisonniers politiques, la fin des arrestations arbitraires et de la torture, et la création de conditions pour un retour sûr, volontaire et digne des réfugiés. Toute discussion sur l’aide à la reconstruction devrait être liée aux progrès réalisés en matière de droits de l’homme et de responsabilité pour les crimes de guerre.
Deuxièmement, l’Europe doit continuer à soutenir le travail des organisations internationales qui documentent les crimes de guerre et préparent les dossiers en vue de poursuites judiciaires futures. Tout comme le TPIY a joué un rôle essentiel pour faire rendre des comptes aux auteurs de crimes dans les Balkans, les futurs mécanismes de justice seront cruciaux pour la Syrie. La question des détenus et de la responsabilité des crimes commis reste la condition la plus importante du retour de la grande majorité des Syriens déplacés.
Enfin, l’Europe doit rejeter l’idée de créer des « zones de sécurité » dans les régions contrôlées par Assad et se concentrer plutôt sur l’aide aux réfugiés là où ils se trouvent. Cela signifie qu’elle doit accroître son soutien aux pays d’accueil comme la Turquie, le Liban et la Jordanie, tout en utilisant son poids politique pour placer la création d’un environnement véritablement sûr pour tous les Syriens au premier plan du processus politique à Genève.
Il y a un point sur lequel Tajani, Schallenberg et moi sommes d’accord : l’Europe est en effet confrontée à un choix crucial dans son approche à l’égard de la Syrie.
Elle peut soit opter pour la normalisation du régime syrien et la création de « zones de sécurité » dans la Syrie d’al-Assad et commencer à se préparer à accueillir de nouvelles vagues de réfugiés syriens qui viendront chercher la sécurité en Europe, soit rester ferme dans son engagement en faveur des droits de l’homme, de la justice et de la responsabilité, et commencer le travail difficile de convocation d’un véritable processus politique qui fera avancer la Syrie vers l’établissement d’un environnement véritablement sûr pour tous les Syriens.
Seule l’une de ces deux voies constitue non seulement une obligation morale envers les millions de Syriens déplacés, mais aussi l’intérêt de l’Europe.