People walk past the European Commission headquarters in Brussels, May 2012

Jean Delaunay

Eurovues. La Commission européenne a besoin d’un entrepreneur en chef politique

La compétitivité est déjà devenue le nouveau mantra de la prochaine Commission européenne, mais le thème de la compétitivité de la Commission européenne en tant qu’institution est absent, écrit Leonardo Quattruci.

En 1952, cinq ans avant le Traité de Rome et la fondation de la Communauté économique européenne, Jan Tinbergen, un économiste néerlandais lauréat du prix Nobel, a inventé une règle simple mais souvent négligée par les décideurs politiques : le nombre d’objectifs politiques réalisables ne peut pas dépasser le nombre d’instruments politiques.

Autrement dit, les compétences et les ressources d’une organisation doivent être proportionnées à ses objectifs. Soixante-dix ans plus tard, cette règle est enfreinte au sein des institutions de l’Union européenne.

Certains calculs institutionnels de base révèlent une inadéquation impossible entre les aspirations et les capacités. Selon des sources officielles, la Commission européenne compte aujourd’hui environ 32 000 employés. C’est le même nombre qu’en 2016. Pourtant, la portée et la complexité des portefeuilles ont augmenté.

Cette tendance n’est pas exclusive aux institutions européennes. Une enquête mondiale auprès des fonctionnaires révèle que la majorité des fonctionnaires estiment que le changement climatique a un impact sur leur travail. Pourtant, ils n’ont pas reçu de formation spécialisée pour gérer la complexité et les exigences supplémentaires qui en découlent.

Cela n’est nulle part plus évident que dans la politique numérique. Au cours de la dernière décennie, Bruxelles s’est fait un nom à l’échelle mondiale en adoptant plusieurs réglementations complètes sur la protection des données, les plateformes en ligne, l’IA et l’interopérabilité.

Cependant, le recrutement de talents spécialisés ne s’est pas accompagné de cette explosion d’activités législatives dans des domaines souvent incroyablement techniques.

Tant de politique technologique, mais pas de technologues

Toute cette politique technologique n’a pas abouti à l’augmentation du nombre de technologues parmi les fonctionnaires. En fait, la part du personnel dans les directions responsables a, de manière choquante, diminué entre 2016 et 2024.

L’Office européen de l’IA était censé inverser cette tendance. Pourtant, jusqu’à présent, il s’est limité à une refonte de l’organigramme existant plutôt qu’à un renforcement indispensable des ressources et de l’autorité.

Le bureau a lancé des appels à recrutement de « spécialistes en technologie », mais ces postes ne seront qu’une minorité. Avec les développements exponentiels de l’IA générative, l’écart entre les compétences et les besoins va probablement se creuser.

Rationaliser les ressources en réponse aux appels à réduire les formalités administratives ne devrait pas signifier les disperser. En ce sens, la fonction publique européenne a joué dans la cour des grands, en faisant basculer un nombre croissant d’objectifs politiques entre les mêmes mains.

Rationaliser la fonction publique signifie répartir le bon personnel pour le bon travail. Cela signifie embaucher des technologues et faire passer les responsables de la mise en œuvre de l’ère industrielle à l’ère de l’IA. Et cela nécessite d’aligner les moyens institutionnels sur les objectifs politiques.

Un ouvrier dans un ascenseur ajuste les drapeaux de l'UE devant le siège de l'UE à Bruxelles, juin 2016.
Un ouvrier dans un ascenseur ajuste les drapeaux de l’UE devant le siège de l’UE à Bruxelles, juin 2016.

Mais l’adoption de politiques est loin d’être la fin du processus – comme le disent mes collègues de l’ICFG, « leur véritable valeur réside dans leur mise en œuvre complète et leur application efficace ».

Rationaliser la fonction publique signifie répartir le bon personnel pour le bon travail. Cela signifie embaucher des technologues et faire passer les responsables de la mise en œuvre de l’ère industrielle à l’ère de l’IA. Et cela nécessite d’aligner les moyens institutionnels sur les objectifs politiques.

Nous avons besoin d’un commissaire dédié à la création de capacités étatiques afin d’accomplir ces tâches. Le renforcement de ces capacités au sein des institutions doit devenir une priorité politique plutôt qu’une exigence technique. Et la réalisation de la mission nécessitera un changement dans les incitations et l’acquisition de nouvelles compétences, plutôt qu’un simple remix des organogrammes.

Le bon talent pour le bon poste, embauché de manière flexible

Renforcer la « capacité de l’État » n’est pas une résurgence de débats séculaires sur la réduction du fardeau administratif et la « réduction des formalités administratives ». La capacité de l’État est la capacité d’une institution à faire respecter sa mission.

Selon les mots de Jennifer Pahlka, ancienne directrice adjointe de la technologie sous l’administration Obama : « Lorsque des systèmes ou des organisations ne fonctionnent pas comme vous le pensez, ce n’est généralement pas parce que les gens qui les composent sont stupides ou méchants. C’est parce qu’ils fonctionnent selon des structures et des incitations qui ne sont pas évidentes de l’extérieur.»

Dans son livre Recoding America, Pahlka, qui est surtout connue pour avoir sauvé le déploiement de Healthcare.gov après son crash initial, soutient qu’une mise en œuvre efficace nécessite un passage de la gestion de projet à la gestion de produit :

« La gestion de produit est l’art de décider quoi faire en premier lieu. Et si nous ne le faisons pas, alors les chefs de projet se retrouvent submergés par un fouillis d’exigences indifférenciées et sans priorité qu’ils doivent remplir. »

Ce dont la Commission a besoin, c’est d’un entrepreneur en chef doté du mandat politique le plus élevé. Le travail de cette personne sera de faire de la transformation numérique de l’institution une priorité pangouvernementale, comme tenté avec Fit for 55.

La vice-présidente exécutive européenne Margrethe Vestager et le commissaire européen chargé du marché intérieur Thierry Breton s'adressent aux médias à Bruxelles, en mars 2021.
La vice-présidente exécutive européenne Margrethe Vestager et le commissaire européen chargé du marché intérieur Thierry Breton s’adressent aux médias à Bruxelles, en mars 2021.

La Commission a besoin de nouveaux moyens pour recruter de manière flexible les bons talents pour le bon poste, de la même manière que la Maison Blanche pourrait recruter des ingénieurs vedettes des grandes technologies pour renforcer les services gouvernementaux. Ces talents ne doivent pas être concentrés dans un service numérique mais répartis dans toute la fonction publique pour permettre au nombre croissant de départements nécessaires de relever des défis de plus en plus complexes.

Il existe des précédents. Le président Obama a par exemple lancé les bourses présidentielles d’innovation. Singapour et l’Estonie emploient des systèmes similaires. Ils atténuent le problème des portes tournantes avec des clauses qui empêchent une personne de travailler dans un domaine où il y aurait des conflits d’intérêts – et des organismes de surveillance pour les faire respecter.

En 2016, le gouvernement italien a nommé un vice-président principal d’Amazon commissaire extraordinaire à la transformation numérique. Il lui a confié la liberté d’embaucher les bonnes personnes pour moderniser le gouvernement. Le permis de construire a porté ses fruits : le nombre d’utilisateurs de l’administration électronique en Italie a connu une croissance exponentielle au cours des cinq dernières années, dépassant la moyenne de l’UE.

Un commissaire chargé des capacités institutionnelles donnerait aux projets de transformation et à leurs missionnaires le parrainage politique dont ils ont besoin pour réussir.

« Médecin, guéris-toi toi-même »

Des précédents existent même au sein des institutions. La DG Concurrence dispose d’un directeur de la technologie dont le mandat est de soutenir l’élaboration des politiques en matière de produits. Mais ce dont la Commission a besoin, c’est d’un entrepreneur en chef doté du mandat politique le plus élevé. Le travail de cette personne sera de faire de la transformation numérique de l’institution une priorité pangouvernementale, comme tenté avec Fit for 55.

La DG DIGIT est devenue la Direction des « Services numériques », une reconnaissance de son rôle dans la transformation des utilisateurs, plutôt que de simplement acheter des ordinateurs portables ou rendre les formulaires sans papier. La DG DIGIT est en effet devenue une référence internationale en matière d’innovation dans la manière dont elle propose des services cloud à grande échelle.

Dernièrement, elle a été le moteur de la stratégie numérique de la Commission européenne, qui a conduit à la loi européenne sur l’interopérabilité : une réglementation unique en son genre qui vise à permettre à l’innovation de circuler librement entre les États membres.

Ces faits sont peu célébrés au sein des institutions, ce qui témoigne du peu de considération accordée aux exécutants. Ces exécutants auraient le plus grand poids et les salaires les plus élevés parmi les grandes entreprises technologiques. Le manque d’excellence opérationnelle signifie une innovation plus lente, ce qui rend les clients insatisfaits et les concurrents plus satisfaits. Les défis des gouvernements sont évidemment plus complexes, mais le besoin de responsables de la mise en œuvre demeure.

Le sous-investissement dans les capacités institutionnelles est quelque peu surprenant, à la lumière de l’ascension de la Direction générale de la réforme comme l’une des branches les plus importantes de la Commission européenne, chargée d’aider les États membres à accroître leurs capacités dans des domaines stratégiques.

L’année dernière, la Commission a publié une communication visant à soutenir une administration publique moderne et efficace. Cette mission devrait s’appliquer également à la Commission européenne, avec la même appropriation et la même orientation qui font le succès de certaines directions.

La prise de conscience que la transformation n’est pas réservée aux geeks semble se répandre. Le 21 mai, le Conseil européen a souligné « la nécessité d’un gouvernement numérique, porté par la transformation du secteur public centrée sur l’humain, fondée sur les données et basée sur l’IA ».

Il a même appelé « la Commission à mettre en pratique l’élaboration de politiques adaptées au numérique au moyen de lignes directrices, d’outils et de formations dans le but de combler le fossé entre la conception et la mise en œuvre des politiques ».

La compétitivité est déjà devenue le nouveau mantra de la prochaine Commission européenne, mais le thème de la compétitivité de la Commission européenne en tant qu’institution est absent.

Voici un message simple adressé à la nouvelle présidence : médecin, guérissez-vous.

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