Dans les cabinets ministériels, la tendance naissante des déports préventifs

Martin Goujon

Dans les cabinets ministériels, la tendance naissante des déports préventifs

Mieux vaut prévenir que guérir. Dans les cabinets ministériels, l’expression pourrait devenir le nouveau credo de ceux qui découvrent, dans les règles imposées pour prévenir les conflits d’intérêts, un frein à leurs carrières construites entre secteur privé et secteur public.

Pour éviter un futur refus de la Haute autorité de la transparence de la vie publique (HATVP), certains conseillers prennent désormais leurs précautions avant même de rejoindre l’équipe d’un ministre : ils se déportent des entreprises — ou des secteurs entiers — qu ‘ils pourraient être amenés à rejoindre à leur départ, selon plusieurs témoignages anonymes glanés par L’Observatoire de l’Europe.

« N’insultons pas l’avenir », résumé un ancien membre de cabinet d’un ministre chargé du Numérique, qui s’est déporté sur tous les sujets liés à l’intelligence artificielle dès son arrivée.

«Je savais que j’allais faire un an en cabinet et que l’intelligence artificielle allait être le sujet des dix prochaines années», explique-t-il, ajoutant qu’il y avait à l’époque quelqu’un au cabinet qui travaillé sur ces sujets.

Le contrôle de la HATVP sur la reconversion des conseillers, ministres et autres directeurs d’administration court pendant trois ans, et chaque changement de poste, est susceptible de provoquer le veto de l’autorité indépendante — 7,2% des départs vers le privé ont été retoqués en 2023.

Plusieurs conseillers se plaignent que ces déports préventifs dégradent le fonctionnement de l’Etat.

«Les conseillers ne s’occupent plus que de petits bouts de ce que le ministre leur confie comme portefeuille, et ça crée des inefficacités très lourdes à gérer pour les cabinets», déplore un conseiller en poste à Bercy, qui affirme avoir eu affaire à plusieurs cas parmi ses collègues.

Il regrette des « déports de complaisance » qui créent de l’inefficacité dans l’État, pour servir « avant tout » la carrière privée de chacun.

«C’est contreproductif, confirme un ancien directeur adjoint de cabinet d’un important ministère. Ça rend les échanges moins fluides et ça dégrade la compréhension des politiques publiques.

Au ministère de la Transition écologique, un conseiller confirme que lui et ses collègues peuvent se déporter pour les entreprises qu’ils « pourraient rejoindre à l’avenir ». Il concède que cela peut avoir un impact sur leur mission, quand le déport entre dans le périmètre de leur fonction.

Il est toutefois difficile de connaître l’ampleur du phénomène. Malgré les recommandations du Groupe d’Etats contre la corruption (Greco), les registres consignant les déports des conseillers ministériels ne sont pas publics ; le gouvernement refuse la transparence au nom de la protection de la vie privée.

Plusieurs demandes de L’Observatoire de l’Europe ont à chaque fois été refusées sur ce motif. Seule la présidence de la République a communiqué une liste des conseillers s’étant déportés, mais les entreprises sur lesquelles ils refusaient de travailler avaient été masquées.

Une porte-parole de la HATVP confirme que des conseillers ministériels ont prévu de tels déports préventifs : « Nous savons que cette pratique existe dans certaines administrations et nous avons eu connaissance de quelques cas concernant des conseillers ministériels. »

Dans plusieurs autres cabinets, on assure ne pas avoir constaté de tels cas depuis la nomination du gouvernement de Michel Barnier. «Je n’ai vu que de lettres de déport qui concernaient les anciens employeurs de conseillers», témoigne un conseiller ministériel.

Programmer ainsi son parcours n’est pas donné à tout le monde, et la prévention des risques de conflits d’intérêts est encore mal comprise. « Les gens sont laissés très seuls face à ces procédures compliquées », souligne l’ancien dircab adjoint déjà cité.

« Écrire une lettre de déport quand on arrive en cabinet, ça demande un niveau d’organisation important », constate le conseiller du ministre du Numérique.

Il a bien retenu la mise en garde formulée par l’un de ses professeurs quand il était étudiant : « Souvenez-vous que c’est compliqué si vous avez surveillé ou donné des aides à une entreprise. S’il ya un secteur qui vous plaît dans le privé, ne faites pas vos postes dans le public dessus.

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